Comment changer nos comportements pour nous engager dans la transition écologique et régénérer le vivant ? Voilà la question que nous avons explorée avec Jérémy Dumont dans cet épisode. Son parcours et ses expériences vous aideront à trouver vos propres réponses, pour vous et les organisations et collectifs dans lesquels vous êtes engagés. Son parcours en détail.
Jeremy Dumont a transformé les entreprises en lançant des produits et services innovants, il s’est engagé en politique et a co organisé les marches climat en France. Récemment, il a créé l’association Nous Sommes Vivants qui rassemble les acteurs de l'écologie dans les organisations.
Pour transformer les entreprises de l’intérieur, dit Jérémy, il faut agir d’une part sur la transformation des modèles mentaux pour basculer de la prédation à la régénération et sur les business models permettant de concevoir des produits et services éco innovants. L’un ne va pas sans l’autre.
En effet, impossible de renverser la tendance de la surexploitation des ressources naturelles et des ressources humaines, sans une motivation suffisamment forte et collectivement partagée qui ne naît pas dans la peur et la contrainte.
Alors, comment rendre désirable cette transition écologique pour motiver au sein des entreprises et des organisations ? Réponses dans ce 14éme épisode dEntrelacs ! Merci Jeremy dumont
Cet épisode est accessible gratuitement sur toutes les plateformes de podcast, sur Spotify Deezer Applepodcast et Youtube et sur https://lnkd.in/ehKWn-8S
Nous sommes vivants a développé plusieurs ateliers pour accompagner la transition écologique dans les entreprises et les collectivités locales en réponse au dépassement des limites planétaires et en particulier la prédation du vivant. Notre approche c'est la régénération du vivant dont les humains. La régénération est la capacité du vivant à atteindre sa pleine capacité dans un écosystème. www.noussommesvivants.co
L’échelle de la permanence (Scale of Permanence – SoP) a été décrite pour la première fois par l’australien P.A. Yeomans en 1954, dans son livre The Keyline Plan et décrit plus en détail par la suite dans son livre The City Forest: The Keyline plan for Human Environment Revolution (La Forêt Urbaine : La stratégie de bordure pour la révolution de l’environnement humain) en 1971.
Yeomans a concu l’échelle de la permanence comme un système de gestion de l’eau sur place, qui allait au-delà de la gestion de l’eau, pour à terme augmenter la fertilité du sol. Dans cette méthode, il prend en considération plusieurs aspects du territoire, pour aider à créer une liste au moment de commencer à observer un territoire afin de développer un design cohérent avec le terrain et sa région pour favoriser la régénération du vivant.
Plus tard, Bill Mollison a ajouté quelques couches supplémentaires à l’échelle, et enfin Dave Jacke a créé la version qu’on utilise le plus souvent aujourd’hui (source) Elle intègre :
1. Climat 2. Relief 3. Approvisionnement en eau 4. Aspect juridique 5. Accès & circulation 6. Faune & flore 7. Microclimats 8. Bâtiments & infrastructures 9. Zones d’utilisation 10. Fertilité & gestion du sol 11. Esthétique & ressentis liés au lieu
Notre décennie devra être une décennie de reconfiguration et de transformation pour les entreprises, les gouvernements, et même la civilisation humaine dans son ensemble.
Comme nous le disent les scientifiques du monde entier, sans ces changements, nous risquons de ne pas pouvoir atteindre une bonne qualité de vie dans les décennies qui suivront.
La multitude de crises auxquelles nous sommes confrontés – pandémie, climat, eau, biodiversité, inégalités, migrations, des cyberattaques, désinformation, pour n’en citer que quelques-unes – sont non seulement réelles, mais aussi fortement interconnectées. C’est ce qu’illustre la Carte 2020 des interconnections des risques mondiaux du Forum Économique Mondial. […]
Les entreprises régénératives apparaissent donc comme une voie à explorer.
Qu’est-ce que la régénération ? Et pourquoi maintenant ?
La régénération naturelle est la faculté d’un écosystème à se reconstituer spontanément, après sa destruction totale ou partielle. On l’observe couramment pour une forêt ou du corail au sein d’un écosystème et on part alors de résilience écologique selon des cycles réitérés.
La régénération consiste donc à renouveler toute activité cyclique comme une entreprise afin qu’elle soit résiliente et qu’elle produise à nouveau les résultats souhaités. Il s’agit également d’améliorer la capacité du système à se restaurer efficacement. En d’autres termes, la régénération consiste à laisser la nature et la société en meilleure santé, en meilleure posture et plus résistante que ce que nous avons trouvé. C’est l’avenir de la durabilité. […]
Voici 5 mythes sur la régénération qu’il est important de dissiper.
Mythe 1 : La régénération est un luxe. Nous devons avant tout nous concentrer sur la durabilité.
Pourquoi opter pour la régénération ?
[…] Si nous avons, en moyenne, plus ou moins bien vécu ces dernières décennies, cela a eu un coût énorme. […] Au cours des derniers siècles, nous avons largement fonctionné sur la base de systèmes dégénératifs – c’est-à-dire de systèmes qui peuvent produire des résultats bénéfiques à court terme, mais qui dégradent la nature et la société à long terme. Nous ne pouvons donc pas nous contenter de maintenir le statu quo qui n’est pas viable. Nous devons d’abord régénérer, puis maintenir le nouveau statu quo régénéré.
Pour utiliser une analogie pratique, nous devons d’abord guérir pour retrouver la santé, avant de pouvoir parler de rester en forme.
Mythe 2 : La régénération concerne uniquement l’agriculture et les forêts.
Bien qu’il y ait beaucoup d’effervescence autour de l’agriculture régénératrice, le sujet va bien au-delà. […]
La régénération comporte d’autres dimensions essentielles, notamment :
La restauration de la vitalité et de l’abondance des océans et des rivières ;
Le renouvellement des relations des entreprises avec leurs employés, leurs fournisseurs, leurs clients, les communautés locales et d’autres parties prenantes clés,
La ré-imagination d’un équilibre plus sain entre les activités et les valeurs matérielles et non-matérielles ;
Et l’abandon de la priorité accordée aux valeurs d’extraction, d’exploitation et de séparation – pour n’en citer que quelques-unes.
C’est le genre de reconfiguration et de transformation systémiques qui implique toutes les industries.
Mythe 3 : Les activités de régénération sont trop complexes à expliquer et à communiquer.
C’est faux.
Il suffit de penser aux principaux concepts :
Restauration,
Rajeunissement,
Renouvellement,
Réapprovisionnement,
[…] Revitalisation,
Ré-énergie… !
Et aussi :
Communauté,
Collaboration,
Cercle vertueux,
Harmonie,
Équilibre,
Confiance,
Connexion, […]
Ce langage positif et stimulant est plein d’espoir, d’aspiration et très intuitif. Il facilite la communication de la régénération.
Mythe 4 : Seules les marques durables peuvent pratiquer la régénération.
Faux. Ce mythe est basé sur une perception commune selon laquelle il est plus difficile de pratiquer la régénération que la durabilité.
Comme la plupart des entreprises ne maîtrisent pas le développement durable, il semble que seuls les leaders du domaine, comme Patagonia, Unilever, Danone et IKEA, peuvent se lancer dans la régénération. […] Non, toute entreprise peut commencer à suivre des principes de régénération, quel que soit le stade où elle se trouve sur le « chemin de la durabilité ».
La régénération est un type de durabilité qui cherche, non seulement à maintenir, mais aussi à restaurer, renouveler et entretenir. De ce point de vue, même les actions de durabilité de base peuvent être transformées en actions régénératrices avec une bonne compréhension des résultats souhaités, et à partir de là, les bons ajustements.
Par exemple, si votre entreprise envisage de modifier ses produits pour qu’ils deviennent circulaires, pensez à choisir le type de flux de matériaux qui entraîne à la fois la circularité et la restauration + le renouvellement + la résilience pour le plus grand nombre possible de systèmes. Ou, si votre entreprise passe aux énergies renouvelables, pensez à toutes les parties prenantes qui seront touchées dans le processus et si la restauration + le renouvellement + la résilience figureront dans les résultats. Le test « restauration + renouvellement + résilience » peut s’avérer très utile.
Mythe 5 : Le retour sur investissement de la régénération n’a pas été bien étudié et documenté.
Si, le retour sur investissement de la régénération est au moins aussi bon que celui de la durabilité – et il a déjà été démontré que le retour sur investissement de la durabilité est constamment positif et durable. Pourquoi la régénération est-elle au moins aussi bonne, demandez-vous ? Parce qu’elle investit à long terme de manière encore plus solide et qu’elle élimine encore plus d’externalités et de risques.
Il n’y aura pas d’agriculture durable ni de bonne santé nutritionnelle sans changement des régimes alimentaires ; et ceci constitue un défi d’ampleur. Or la stratégie mobilisée jusque-là en France pour mener cette transition alimentaire, et qui repose sur le pari du consommateur responsable, ou « consom’acteur », ne produit pas les résultats escomptés. Dans une Étude (Brocard & Saujot, 2023) publiée en parallèle de ce billet de blog et consacrée à la future Stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat (SNANC), l’Iddri insiste sur la nécessité d’une action publique beaucoup plus forte pour être à la hauteur des enjeux. Celle-ci ne viendrait pas peser davantage sur les citoyens en restreignant leurs libertés individuelles1 ou en leur demandant plus d’efforts, mais s’exercerait à l’inverse sur les principaux acteurs qui façonnent les pratiques alimentaires.
Une transition dans les esprits, pas dans les actes
La consommation de viande par habitant ne baisse plus depuis quelques années et nous sommes loin d’une trajectoire compatible avec nos objectifs environnementaux qui suppose de réduire la part des produits animaux dans nos consommations (Rogissart, 2023), alors même que son impact sur le climat est de plus en plus publicisé. Le bio reste un marché de niche (6 % des achats) et la question du bien-être animal n’est pas devenue un réel critère d’acte d’achat. L’attrait pour le local n’a pas modifié les grandes masses de la consommation alimentaire et des circuits de distribution (61 % des achats se font en grandes surfaces). Par ailleurs, les recommandations nutritionnelles ne sont pas suffisamment mises en œuvre par les Français, notamment concernant la hausse de la consommation de fibres et de fruits et légumes, et la baisse de la consommation de charcuterie et, dans une moindre mesure, de viande (hors volaille) (Santé Publique France, 2019). Les inégalités sociales liées à l’alimentation (eg. obésité, consommation de fruits et légumes, consommation de bio, etc.) demeurent, tandis que les situations de précarité alimentaire se multiplient (Brocard & Saujot, 2023).
Les habitudes alimentaires ne progressent donc pas, ou trop peu, vers une durabilité qui allierait objectifs environnementaux et santé humaine, alors que les sondages d’opinion semblent indiquer l’inverse2 . Un écart existe par exemple entre ce que déclarent les citoyens quant à leur réduction de consommation de viande et leur volonté de la réduire encore3 , ou entre leur identification en tant que « flexitarien »4 et la réalité de la consommation de viande (Rogissart, 2023) ; c’est ce que certains appellent un “consumer-citizen gap” c’est-à-dire un écart entre ce que les citoyens déclarent attendre de leur alimentation, et leur comportement de consommation (de Bakker et Dagevos, 2012)
Le récit dominant du consommateur responsable ne fonctionne pas
Pour comprendre comment sortir de cette situation, il faut revenir au récit dominant de ces 20 dernières années. Nous pouvons le résumer ainsi : les préoccupations croissantes d'une partie de la population, relayées et diffusées par les médias et sondages d'opinion, allaient amplifier et diffuser graduellement au sein de l’ensemble de la population des tendances encore minoritaires dans les habitudes alimentaires (être prêt à payer plus cher pour son alimentation, consommer moins mais mieux de viande, plus de bio, en circuit court, etc.) et presser les acteurs de l'industrie agroalimentaire à modifier leur offre. La figure du « consom’acteur » résume cette vision : par ses choix individuels accompagnés par la puissance publique (information, labels, etc.), le consommateur engagé et responsable allait traduire la transition en actes.
Or ce récit repose sur une vision trop simplifiée de la société et des changements de modes de vie.
Compter sur la traduction automatique des préoccupations en actions fait fi de la rigidité des environnements alimentaires, c’est-à-dire les conditions physiques, économiques, socio-culturelles et cognitives qui influencent nos habitudes alimentaires, et sur lesquelles l’action publique n’a pas été suffisante (Brocard & Saujot, 2023).
Imaginer une diffusion de cette consommation « engagée » dans une société pensée comme uniforme ignore les effets de segmentation ou de différenciation entre groupes sociaux (Dubuisson-Quellier et Gojard, 2016). Cette forme de consommation, perçue comme militante, est « profondément associée à un groupe social dans lequel le plus grand nombre ne se reconnaît pas nécessairement », ce qui limite automatiquement sa diffusion (Dubuisson-Quellier,2018, conclusion).
La logique d'entraînement, par l’action d’un consommateur « arbitre », des acteurs privés de l’offre (Dubuisson-Quellier, 2016, chap 5) sous-estime les asymétries de pouvoir, d’information (multiplicité et complexité des labels) et d’influence (moyens alloués au marketing) au sein des systèmes alimentaires (SAPEA, 2020) et bien souvent en défaveur du consommateur.
Les limites théoriques de ce récit se prolongent, dans la réalité, dans des motifs de frustration tangibles pour le consommateur-citoyen. Pris dans des injonctions contradictoires, portant la responsabilité de mener la transition dans une société où l’environnement alimentaire (voir schéma ci-dessous) reste inchangé, les consommateurs font face soit à une difficulté pratique à mettre leurs actions en adéquation avec leurs convictions (et notamment les citoyens les plus contraints), soit au décalage entre l’évolution de leur propre comportement et l’inertie de la société (« je change mais rien ne change »). En outre, ce décalage entre les attentes autour de l’alimentation telles qu’elles sont perçues par les filières agricoles et la réalité des pratiques des consommateurs peut également nourrir pour ces acteurs un ressentiment à l’égard d’un consommateur qui ne voudrait pas payer pour la transition qu’il demande (ex. label qualité, valorisation du bien-être animal et de l’environnement lors des actes d’achat). L’ensemble de ces frustrations est fortement contre-productif pour la transition.
Le récit du consommateur responsable ignore-t-il ce “consumer-citizen gap” ? Non, mais en raison de la vision simplifiée sur laquelle ce récit repose parfois, il a tendance à réduire ce décalage à une forme d’irrationalité ou à des biais comportementaux, auxquels il s’agirait de remédier uniquement à l’échelle individuelle via de l’information, de la persuasion ou des « nudges » par exemple (Bergeron et al., 2018 ; De Bakker & Dagevos, 2012).
Changer de récit de transition : d’une responsabilité individuelle à une responsabilité de la puissance publique
Notre interprétation de ce décalage est tout autre: il s’agit plutôt de la conséquence d’un manque important d’action collective à la hauteur des enjeux, c’est-à-dire des politiques publiques et des stratégies privées, et permettant d’agir sur les trois limites identifiées : i) l’environnement alimentaire qui détermine notre consommation, incluant notamment ii) les représentations socio-culturelles de l’alimentation ; et iii) l’offre disponible et mise en avant. Or la stratégie du consommateur responsable ne conduit pas véritablement à mobiliser ce type d’intervention publique, et pas avec le bon niveau d’intensité.
Il est donc temps de changer de stratégie : la transition passe par une action beaucoup plus forte sur les environnements alimentaires et l’action que les pouvoirs publics pourraient mener dans ce sens dispose d’une légitimité forte dans la mesure où ceux-ci agissent au nom de la nécessaire préservation de nos écosystèmes et de notre santé. Les pouvoirs publics doivent assumer leur responsabilité et orchestrer des changements, qui non seulement répondront à des préoccupations actuellement portées, on l’a vu, par une partie de la société, mais qui, surtout, seront à la hauteur des enjeux. L’action sur les environnements alimentaires est en effet susceptible d’entraîner « plus largement », c’est-à-dire de concerner aussi des catégories sociales éloignées de ces préoccupations. De façon liée, une action publique de cette ampleur conduirait à réduire le phénomène d’une alimentation à deux vitesses - avec certains pans de la population en capacité d’avoir accès à une alimentation durable « engagée » et d’autres qui en sont privés. Par ailleurs, l’action sur l’environnement alimentaire ne revient pas à dicter de nouvelles habitudes alimentaires, mais au contraire à agir sur les acteurs intermédiaires (industriels, distributeurs) afin de redonner des marges d’action aux consommateurs et faciliter l’adoption de pratiques alimentaires durables et saines. Il s’agit donc de changer fondamentalement le discours sur la transition alimentaire, comme la stratégie employée pour la faire advenir.
Illustration de propositions pour agir sur l’environnement alimentaire, issues de l’étude « Environnement, inégalités, santé : quelle stratégie pour les politiques alimentaires françaises ? » (Brocard & Saujot, 2023).
1 Voir également l’article « 10 idées reçues sur la sobriété des modes de vie », qui tente d’apporter des éléments pour un débat plus fertile sur ces questions. Saujot, M. et Thiriot, S. (2022). https://bonpote.com/10-idees-recues-sur-la-sobriete-des-modes-de-vie/
2 Par exemple, en 2022, selon le Baromètre de l’Agence Bio, 74 % des Français se déclaraient sensibles à la naturalité de la matière première s’agissant de leur alimentation, mais ils étaient seulement 13 % à consommer des produits issus de l’agriculture biologique tous les jours ; de même, en 2019, selon un sondage IFOP, 92 % des Français déclaraient penser que le respect du bien-être animal est important – ce qui aurait pu les conduire à interroger leurs pratiques de consommation de produits d’origine animal. https://www.agencebio.org/wp-content/uploads/2022/03/Barometre-de-consommation-et-de-perception-des-produits-bio-Edition-2022_VF.pdf ; https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2019/03/Infographie-BIEN-ETRE-ANIMAL-IFOP-e1574676620326.png
3 Respectivement près de la moitié des Français et entre 1/3 et 3/4 des Français (Harris interactive 2021 pour Réseau Action Climat; Ifop 2021), tandis que les derniers bilans d’approvisionnement de FranceAgriMer observent une stagnation des quantités moyennes de viande disponibles à la consommation.
4 Dans l’étude FranceAgrimer-Ifop sur les régimes des français.e.s, une part significative des flexitariens déclarés sont en fait omnivores (Végétariens et flexitariens en France en 2020, Enquête IFOP pour FranceAgriMer, 2021), Verain et al. (2022 : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S095032932100327X) pointent dans le cas des Pays-Bas le décalage entre la hausse du nombre de flexitariens déclarés et la stabilité de la consommation de viande.
Malgré les preuves scientifiques, les discours dominants ont tendance à minorer les conséquences de l'activité humaine sur le climat et la biodiversité, ou à imaginer pouvoir les inverser.
Le réchauffement climatique est une épopée, celle de la mainmise de l'humanité sur la biosphère, d'une coupe réglée de la nature pour certains, de progrès technologiques majeurs pour d'autres. Nous sommes désormais dans l'ère de l'anthropocène. L'équilibre du « système Terre » a été durablement influencé, perturbé, déréglé par l'activité humaine. Une seule espèce, l'homme, met en péril l'ensemble de l'écosystème. L'universitaire Nathanaël Wallenhorst met à nu six discours sur le dépassement des limites planétaires (climat, biodiversité, ressources naturelles…) : le récit mensonger, celui des climatosceptiques ; le récit chinois, celui des autocrates ; le récit californien, celui des technophiles, libertariens ou pas ; le récit bisounours-mais-pas-que, celui des volontaristes ; le récit pervers, celui des politiques ; le récit alternatif, celui des écologistes activistes.
En 1976, le chimiste américain William Sheehan propose une nouvelle vision du tableau périodique des éléments de Mendeleïev, en représentant chaque élément en fonction de son abondance ou de sa rareté. Science History Institute (Philadelphia)
La sobriété interroge notre rapport à la matérialité. Elle est souvent conçue comme la masse et la composition physico-chimique des choses extraites, produites et échangées ou des investissements réalisés qui s’oppose à leurs valeurs.
Mais une telle approche minimise le stock disponible, c’est-à-dire la quantité physiquement existante pour permettre que ces dynamiques de flux et d’échange puissent se mettre en place et se développer. Concevoir une matérialité dans une vision évolutive (comme l’extension du contrôle efficace des échanges) revient à maintenir une certaine vision de l’abondance de la ressource – ou tout au moins de l’extension de ses potentialités d’exploitation. Or, nous assistons plutôt à une raréfaction programmée de cette matérialité. Cette programmation résulte du prolongement des politiques de développement qui, inévitablement, conduiront à l’assèchement des ressources.
De nombreuses analyses mettant en évidence ce paradoxe ont déjà été réalisées. Une abondante littérature porte sur la disparition programmée des ressources fossiles et de ses conséquences catastrophiques sur nos « sociétés carbones ». Nous souhaitons insister sur le déploiement de mécanismes plus invisibles encore, qui rend plus compliqué le fait de saisir la relation de dépendance qui nous relie à eux, et montrer combien le « pic » concerne la quasi-totalité des matières avec lesquelles nous entretenons un rapport d’extraction.
En 1863, le chimiste Dmitri Mendeleev a classé 63 éléments chimiques naturels, connus à l’époque, qui composent tout ce qui nous entoure, et a publié, en 1869, le fameux « tableau périodique ». Depuis la classification s’est étoffée et il y a maintenant 118 éléments répertoriés, dont 90 sont présents dans la nature. Les autres sont pour la plupart des éléments super lourds qui ont été créés dans les laboratoires au cours des dernières décennies par des réactions nucléaires et qui se désintègrent rapidement en un ou plusieurs des éléments naturels.
En 1976, le chimiste américain William Sheehan offre une nouvelle vision de ce tableau. Il représente chaque élément en fonction de son abondance ou de sa rareté, ce qui permet d’échapper à la présentation traditionnelle, où chacun d’entre eux est soigneusement rangé dans des petits carrés équivalents18.
On peut ainsi voir l’abondance de l’hydrogène (H), du carbone (C), de l’oxygène (O), d’une moindre profusion du phosphore (P) ou du calcium (Ca), et d’une très faible présence du lithium (Li) ou de l’argon (Ar), ou bien plus encore, de l’extrême pénurie du prométhium (Pm). Avec cette figuration, il souhaite signifier les possibilités d’exploitation de ces éléments, en fonction de leur profusion naturelle ou de leur création artificielle. Ce croquis, repris puis diffusé sur les réseaux numériques, connaît une amélioration graphique ; ainsi, le tableau a été codé par couleur pour indiquer la vulnérabilité plus ou moins grande des éléments.
Ce qui est ainsi mis en scène, c’est l’extension de la pression sur certains éléments non renouvelables. Bien sûr, cette présentation synthétique a fait l’objet de certaines critiques, dont l’une qui fait état de l’absence de connaissances globales sur l’état des ressources qui empêcheraient de mesurer avec précision le degré de disparition. Mais, elles ne remettent pas en cause l’inégale pression sur les ressources, ni l’intensification des tensions.
The European Chemical Society (EuChemS) s’inspire de ce travail et publie, en 2021, une nouvelle version de son « Element Scarcity – EuChemS Periodic Table ». Dans la plupart des cas, les éléments n’ont pas disparu. Mais, au fur et à mesure que nous les utilisons, ils se dispersent et sont beaucoup plus difficiles à récupérer. La dispersion rendra certains éléments beaucoup moins facilement disponibles dans cent ans ou moins – c’est le cas pour l’hélium (He), l’argent (Ag), le tellure (Te), le gallium (Ga), le germanium (Ge), le strontium (Sr), l’yttrium (Y), le zinc (Zn), l’indium (In), l’arsenic (As), l’hafnium (Hf) et le tantale (Ta). L’hélium est utilisé pour refroidir les aimants des scanners IRM et pour diluer l’oxygène pour la plongée sous-marine. 26 éléments du tableau de Mendeleïev, tels que l’or, le cuivre, le platine, l’uranium, le zinc ou le phosphore seraient en voie d’épuisement. 6 autres ont une durée de vie utile prévue est inférieure à cent ans. Sur les 90 éléments, 31 portent un symbole de smartphone – reflétant le fait qu’ils sont tous contenus dans ces appareils.
Le tableau des éléments revu par The European Chemical Society pour souligner les aspects de raréfaction des ressources naturelles. Ici dans son édition pour 2023.European Chemical Society, CC BY-NC-ND
À partir de ce simple constat matériel, on voit combien le dépassement technologique est rendu illusoire à cause de la disparition progressive des ressources non renouvelables. Leur rareté devrait conduire à une modération dans leur usage. On retrouve ainsi le « stock de sable » : une quantité limitée, des possibilités d’innovations limitées en raison de la disparition programmée de certains éléments, ainsi que des combinaisons limitées… Et il faudra encore que les générations futures gèrent durablement ces pénuries.
Malgré cet état de fait, la transition écologique, notamment dans son volet énergétique, continue à promouvoir le développement de technologies vertes nécessitant l’utilisation intensive de ces ressources limitées. Il faut, quoi qu’il en coûte, maintenir la croissance, désormais flanquée du qualificatif « verte ». Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), cette croissance consiste « à favoriser la croissance économique et le développement tout en veillant à ce que les actifs naturels continuent de fournir les ressources et les services environnementaux sur lesquels repose notre bien-être. Pour ce faire, elle doit catalyser l’investissement et l’innovation qui étaieront une croissance durable et créeront de nouvelles opportunités économiques ».
Une approche régénérative permet aux humains de co-évoluer avec les systèmes naturels qui les entourent et d’inverser les systèmes dégénératifs (Mang & Reed, 2013). En effet sa finalité c'est de permettre à un collectif de contribuer à un service écosystémique pour assister la nature dans sa capacité à se régénèrer. Ainsi l'économie régénérative va plus loin que l'économie de la fonctionnalité et l'économie circulaire qui ne régénèrent pas les ressources essentielles à la bonne santé des écosystèmes. D’après Guilbert del Marmol (2014a), « le futur de l’économie circulaire sera vivant, reconnecté avec la nature certes ; mais avant tout, il sera humain » (comprendre : les humains ne seront plus exclus de la nature et intégrés aux écosystèmes en tant qu'êtres vivants comme les autres).