Avec Les Ephémères, Ariane Mnouchkine
et sa compagnie quittent les fresques épiques et le récit du vacarme du
monde pour feuilleter un grand livre, façon album-photo de famille,
intime... et pourtant universel. Le tout, via des saynètes faussement
anecdotiques et une scénographie éblouissante.
Chronique + entretien.
Tout a changé au Théâtre du Soleil. La salle de spectacle est devenue salle d'accueil et chaleureux café-resto. L'ancien hangar à décors accueille désormais le théâtre. De part et d'autre, des gradins pentus parsemés de loupiotes à la lumière ténue. Au centre, une aire de jeu de bois peint. C'est là que les acteurs et leurs mini-décors vont aller et venir, pour jouer sous nos yeux le grand théâtre de l'existence. Bribes de rien, tranches de vie, de bonheur et de souffrance. Les éphémères ? Des moments, et des êtres qui ne font que passer.
«
Nous faisons un spectacle qui parle d'instants. Un spectacle fait des
instants qui nous ont faits. Nous espérons, nous sommes sûrs que les
instants qui nous ont faits sont très proches des instants qui vous ont
faits », écrit . Ariane Mnouchkine dans ses notes de répétition.
Ces instants, apparemment banals, tout le monde les a vécus, ou
presque. Une femme qui vient de perdre sa mère a mis en vente sa maison
d'enfance, aussitôt prise d'assaut par un homme dont la femme vient
d'accoucher. Le soir de Noël, un couple se déchire, la femme veut
rejoindre son amant en emmenant avec elle la plus jeune de ses filles.
Une femme battue tente de mettre sa fille à l'abri, un couple de Juifs
cache sa fille dans un hôtel de Bretagne. Une vieille dame, douce
dingue, rêve de montrer les jardins suspendus de Mésopotamie, à
l'enfant qu'elle croit porter. Une rupture, un deuil, l'acceptation de
la différence, les pages sombres de l'Histoire. Et puis des scènes du
quotidien, des jeux d'enfants, une mère qui prépare des coquillettes à
sa fille, un môme qui apprend la corrida sur une plage du sud-ouest,
sous l'œil ému de son grand-père...
La famille est au cœur de ce spectacle-là, la transmission aussi. Le temps qui passe enfin.

29 épisodes sur 50
450 séquences sont nées d'improvisations collectives de l'équipe du
Soleil, à partir « du concret », entendez des vies des générations
précédentes. 50 séquences ont été retenues, dont 29 sont aujourd'hui
dévoilées, en attendant les suivantes. Ces épisodes vécus, rêvés,
invoqués par les membres du Soleil forment, au total, deux fois 3h15 de
spectacle, - chacun entrecoupé d'une petite pause verre d'eau-petits
gâteaux ! - à voir séparément, ou à la suite. La vision de l'intégrale
offre une dimension particulière à ce patchwork, et chacune des
saynètes, cousue à l'autre, prend une résonance très forte.
Ces mini-mondes, familiers, nous parlent du grand monde et, sous
l'apparente banalité de l'intime affleure l'universel, offrant des
moments bouleversants.
Il y a aussi une incroyable esthétique dans le dispositif mis en œuvre. Chacun des épisodes prend place sur un plateau à roulettes, cercle ou rectangle. Les décors sont minutieux, chaque détail pensé, depuis les dessins d'enfants sur les murs de la cuisine jusqu'au panier à linge débordant. Les plateaux sont actionnés à vue par des acteurs en civil qu'on retrouvera costumés dans un autre épisode, avant, ou après. Les pousseurs avancent à grandes enjambées ou à petits pas, mais toujours synchronisés, en miroir presque, et insufflant au plateau un rythme lent ou rapide, au gré de leurs propres mouvements, quasi-chorégraphiés.

Nous
voilà spectateurs d'une fresque presque cinématographique, où gros
plans et travellings se succèdent. Même les flash-backs sont présents
dans des chassés-croisés subtils entre plateaux d'hier et
d'aujourd'hui. Où le présent regarde le passé, pour apprendre et mieux
préparer le futur.
En hauteur, sur un petit balcon, le musicien Jean-Jacques Lemêtre
rythme le spectacle, de ses mille et un instruments, cordes, piano,
corne de brume, de sa voix même, quand il imite des oiseaux pour
figurer l'ambiance paisible d'un jardin. Musique aérienne, évanescente.
C'est de toute beauté.
Foisonnement des langues et des âges
Les acteurs aussi sont en état de grâce. Grimés, perruqués ou pas, ils
traversent différents épisodes. Deux, trois, plus parfois. Ainsi
Juliana Carneiro da Cunha, magnifique dans ses huit peaux, ses huit
vies, de la grand-mère gateau au médecin attentif, de l'instit' plongée
dans une profonde dépression à la mère de famille bourgeoise. Delphine
Cottu aussi, nous touche à chacune de ses apparitions. Et puis
Shaghayesh Beheshti, Olivia Corsini, Jeremy James... Ils sont 37 sur
scène (25 adultes et 12 enfants), impossible de les citer tous.
Enfin, ce qu'il y a de beau dans ce projet-là, fraternel, humaniste,
généreux, c'est le foisonnement des langues et des âges sur le plateau.
Comme toujours, les comédiens - en grande partie ceux qui figuraient
déjà dans Le Dernier Caravansérail
- sont issus des quatre coins du monde. Ils ont, à peu de choses près,
de 7 à 77 ans. Et quand tous viennent, en courant et souriant, saluer
le public euphorique, l'émotion culmine.
Les Ephémères , jusqu'au 8 avril au Théâtre du Soleil, Cartoucherie, Vincennes.
Création collective autour d'Ariane Mnouchkine
Du 30 avril au 12 mai au Pavillon de Quimper.
Renseignements 01 43 74 87 63. Réservations 01 43 74 24 08.
Reprise du spectacle du 1er mars au 20 avril 2008 au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes.

[illustrations : photos Michele Laurent]