Le site Astronaut.io diffuse ces vidéos sans vues avec en toile de fond des images de l’espace. Capture d'écran
« Sur Internet, tout est très balisé »
Outre ces projets collaboratifs, plusieurs sites proposent de se perdre hors des sentiers algorithmiques. Default Filename TV, YouHole.tv, Underviewed… La palme de l’expérience métaphysique revient néanmoins à Astronaut.io, créé en 2017 par Andrew Wang et James Thompson, qui fait défiler ces vidéos sur le Clair de lune de Claude Debussy. Féerique.
Il y a aussi un projet français, Petit Tube, créé en 2011 par un artiste numérique de 33 ans, Yann « Morusque » van der Cruyssen. Il fonctionne « en cherchant des suites de lettres au hasard, avec quelques contraintes : que ce ne soit pas trop long, pas trop récent, et qu’il n’y ait pas trop de vues. Comme lorsque je vais dans une ville que je ne connais pas », explique-t-il au Monde.
« Je préfère marcher au hasard dans les rues plutôt que d’aller voir le bâtiment qu’on me dit d’aller voir. Sur Internet, tout est très balisé. [Le système de recommandation] a vraiment changé, c’est désormais plus racoleur, ça redirige vers des contenus qui font des millions de vues. »
Et regarder ces vidéos tend, justement, à lutter contre ce chemin fléché par les algorithmes de recommandation. Visionner arbitrairement permet, privilège rare, de déboussoler les systèmes de traque automatisés. Voire d’éclater la bulle de filtres dans laquelle YouTube et les autres plates-formes calfeutrent les internautes.
Anti-influenceurs
Reliques de l’Internet pré-Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) où YouTube n’était que la solution la plus pratique pour diffuser ses vidéos à ses proches, les créations du Web solitaire, qui ne cherchent pas à maximiser leurs viralités, en deviennent presque subversives. Pourtant, ils sont des millions d’« anti-influenceurs » à le faire chaque jour, parfois à l’extrême : le 22 juillet, le magazine The Outline rencontraît Monsieur Niiyama, un Japonais de 52 ans auteur de 20 000 vidéos de chats – soit six vidéos par jour, pendant huit ans – sans aucune autre ambition que « d’observer la vie d’un chat ».
Ironiquement, depuis son exposition médiatique, la fréquentation de sa chaîne YouTube a explosé, passant de 200 à 12 000 abonnés. Des chiffres qui rendent sa chaîne éligible au Programme Partenaire YouTube, cénacle des créateurs rémunérés – le droit d’entrée est désormais d’au moins 1 000 abonnés et quatre mille heures de visionnage dans les douze derniers mois. Sourd aux sirènes du profit, Monsieur Niiyama n’a rien changé à ses vidéos de chats, garanties sans publicité.
Chaque minute, cinq cents heures d’images sont déversées sur la plate-forme. Seule une minuscule portion d’entre elles connaîtra la gloire. Mais parmi celles-ci, certaines sont issues de ce Web invisible et sont devenues, malgré elles, d’immenses succès. Chocolate Rain, « Charlie Bit My Finger », Jonathan… Avant de devenir de lucratifs monuments de la culture Internet, tous ont été, un court moment, des vidéos d’une banalité totale.