Sur Instagram, la poésie se déclame au format carré. Compilation de SMS romantiques, citations glanées dans la rue, aphorismes et poèmes en prose… le lyrisme et la célébration du quotidien apportent un peu de douceur (et de trash) à nos flux.
#instapoet, #instacitation, #poesie… sur Instagram, hashtags lyriques et jeunes plumes foisonnent. Mais ne vous méprenez pas. On ne vous parle pas de mantras faisant l’apologie du développement personnel ou de poncifs douteux utilisés pour draguer (*ton père est un voleur : il a volé toutes les étoiles pour les mettre dans tes yeux*). On vous parle ici d’une nouvelle génération de poètes, à contre-courant des codes de la plateforme. Plus ou moins talentueux, ils ont le hashtag et la métaphore faciles et privilégient volontiers le verbe à l’image. Que l’on se rassure donc, si l’on craignait la disparition de la lecture et de l’écriture : l’avant-garde de la poésie numérique est bien en place et son succès se mesure en nombre de lecteurs followers.
Aux États-Unis, les influenceuses poètes fleurissent
Relayée par le magazine Quartzy, une étude américaine confirme ce regain de popularité pour le genre. Et Instagram n'y serait pas étranger... En 2017, 11,7% d’Américains ont déclaré avoir lu de la poésie au cours des 12 derniers mois contre 6,7% en 2012. Sans surprise, ce sont aussi les plus jeunes (18-24 ans) qui en lisent le plus. 17,5% d’entre eux déclarent avoir lu des poèmes en 2017, contre 8,2 en 2012.
Pour mieux comprendre cet engouement, il faut se tourner vers des personnalités comme Rupi Kaur (plus de 3,6 millions d’abonnés), r.h Sin (plus d’1,5 millions) et Yrsa Daley-Ward (plus de 155 000), rapporte l’article. Pensées jetées sur une page Word, looks léchés, selfies épurés mais stylisés… Sur Instagram, nos jeunes poètes soignent aussi bien leur prose que leur self-branding. On y parle de féminisme, de confiance en soi, d’amour et de destins singuliers. Et force est de constater que la recette fonctionne puisque certains sont déjà passés du format carré à la publication papier.
Initialement auto-publié, le recueil Milk and Honey de Rupi Kaur s’est par exemple vendu à plus de 3,5 millions d’exemplaires. « En France, plus de 13 000 exemplaires ont été écoulés », souligne Claire Do-Serro, directrice de la maison d’édition Nil aux Échos START. Peu de temps après, la poète publiait un second ouvrage, The Sun and her Flowers. Et le succès est aussi au rendez-vous. Au total, ses deux premiers recueils ont passé 145 semaines sur la liste des best-sellers du New York Times. Pas mal pour une poète venue du Net.
En France, les instapoètes nous comptent aussi fleurette
En France, la plume se fait plus acide, plus malicieuse, plus condensée. Sexe, vie amoureuse et sens de la vie sont questionnés sous la forme d’aphorismes et de jeux de mots, du plus doux au plus trash. En témoignent les comptes Instagram de Benjamin Isidore Juveneton, peut-être le pionnier du genre avec 10 ans de pratique derrière lui, Violente Viande, qui s’en est inspiré pour se lancer ou encore Indécence et Déraison, Carnet Noir et Exégèse Risible.
Formé à l’architecture et à l’art contemporain, Benjamin Isidore Juveneton est à l’origine du projet épistolaire « Adieu et à demain », projet qu’il initie alors qu’il entretient une relation à distance. « J’écrivais, chaque jour, une lettre de rupture pour y mettre fin et mieux la recommencer le lendemain, nous explique le poète, aujourd’hui designer et plasticien. J’envoyais ces lettres via Facebook, sans attendre de réponse. Je pense que j’y associais un certain sentiment de libération. Finalement, ces lettres sont devenues publiques sur Tumblr. De fil en aiguille, j’ai rapidement associé mon projet d’art contemporain à l’écriture ».
Aujourd’hui très actif sur Instagram, Benjamin admet avoir vu son travail changer au gré des plateformes. « Mon travail suit et s’adapte au medium. J’écris des choses assez universelles. J’aime jongler avec les mots et il y a souvent plusieurs sens de lecture à ce que je fais ». Twitter est d’ailleurs l’une des seules plateformes qu’il ait décidé d’exclure de sa pratique. « Sous couvert de légèreté, Twitter rend parano et agressif. C’est tout le contraire de ce que j’essaye de faire. J’essaye plutôt de créer des choses qui rendent les gens… disons, plus doux », admet-il.
La vie par (pro)curation
Dans cet élan mêlant libération de la parole et émotions, une autre tendance attise la curiosité des lecteurs : celle de la curation de messages intimes. Surfant sur le flot de nos échanges instantanés, quelques preuves d’amour subsistent sous la forme de SMS et de captures d’écran soigneusement compilés. Véritable ode à la sensibilité, Amours Solitaires est sûrement le compte référent du registre et collectionne les déclarations d’amour (textuelles) de centaines d’anonymes. Forte de ce premier succès, Morgane Ortin a même lancé Amours Familières, « testament de la famille moderne » et compte dédié aux échanges familiaux 2.0.
D’autres encore, c’est le cas de Bam la Rencontre ou d’Ivresse Jetable, vont jusqu’à documenter la vie de leurs contemporains « in real life ». Entendus ça-et-là, citations et fragments de vie sont retranscrits en ligne et se dégustent à coups de scroll.
L’écriture n’est pas morte, elle a changé de peau
Quand on dit qu’une image vaut mille mots, l’inverse peut être aussi vrai, en particulier sur Instagram. « Le fait d’écrire ou de lire permet de prendre un temps de pause, d’évacuer le trop-plein, commente Benjamin Isidore Juveneton. Pour moi, l’écriture est une illustration sans image ».
Invoquant une inquiétude plus mélancolique lors d’une interview avec les Inrocks, Morgane Ortin met le doigt sur un sentiment inhérent à notre époque numérique. « J’ai toujours rangé mes lettres d’amour dans des boîtes, à l’heure du 2.0 ce n’est pas possible. Si le Cloud explose demain, si on me vole mon téléphone, où vont aller tous ces messages qui comptent énormément pour moi ? (…) Amours Solitaires est né d’une volonté de proposer un geste de sauvegarde et de pouvoir offrir l’opportunité de ne jamais oublier les mots qui ont compté ».
Mais comme toute tendance sur Instagram, la quantité et le copier-coller finissent par altérer l’originalité des bonnes idées. « Lorsque j’ai commencé à écrire pour la plateforme, il n’y avait personne. Aujourd’hui, les "comptes à phrases" se sont multipliés, se désole Benjamin. Je trouve qu’on tombe dans les travers de la facilité. Il faut sans cesse se renouveler, changer de repère et surtout, trouver de nouvelles idées ».