Ceci est le texte d'un article que j'ai récemment publié dans la rubrique Rebonds du journal Libération, sur les bénéfices psychiques et identitaires de la consommation.
Qu'on le veuille ou non, la société de consommation change. L'envie
de consommer est toujours là, mais les moteurs du désir ne sont plus
les mêmes que ceux qui ont marqué les décennies précédentes.
Les années 60 ont marqué le premier âge de la société de consommation,
celui où les produits correspondaient à des besoins tangibles. On les
achetait avant tout pour leur valeur d'usage, la fonction qu'ils
accomplissaient et qui améliorait souvent le cadre de vie. Ainsi du
réfrigérateur (10 % de la population équipée en 1958, 75 % en 1969), de
la machine à laver (10 % en 1958, 66 % en 1974), de la télévision, de
l'automobile, des couches-culottes, de la lessive et de bien d'autres
encore. Par l'acquisition de biens matériels de plus en plus nombreux,
la consommation a permis la transformation des modes de vie et s'est
associée à la notion de progrès. En 1963, Edgar Morin écrivait dans le
Monde l'entrée dans une nouvelle civilisation, «du bien-être, du
confort, de la consommation, de la rationalisation».
Les années 80 ont incarné l'apogée du deuxième âge de la consommation,
celui où la valeur d'image se substitue à la valeur d'usage. A l'âge de
la dynamique individualiste, les objets ne répondent plus à des besoins
collectifs mais se personnalisent. Ils visent essentiellement à
différencier leurs utilisateurs. La consommation s'organise selon une
logique de signes. Signes de réussite ou d'appartenance à un groupe
social. Une voiture, des vêtements de marque, une maison bien équipée
agissent avant tout comme des marqueurs sociaux. Ils ne répondent plus
simplement à un besoin, mais sont choisis pour leur immatériel,
l'imaginaire qu'ils incarnent, souvent construit par la publicité.
Trop souvent, les analystes comme les critiques en restent là.
Pourtant, nous sommes entrés dans une nouvelle étape de la société de
consommation. Les objets ne répondent plus simplement à des besoins :
on n'a généralement pas besoin de changer de voiture ou de
lave-vaisselle. Aux logiques d'arbitrage de prix ou de marquage social,
s'ajoute un nouveau moteur, d'ordre psychologique. Nous choisissons de
plus en plus les marques ou les produits pour le bénéfice psychique
qu'ils nous apportent. Et celui-ci est souvent inconscient. Comment
faire un choix rationnel quand, dans un hypermarché, on doit arbitrer
entre 22 000 produits ?
La logique du désir s'est toujours articulée autour de la notion de
manque. Mais ce manque est devenu psychologique. Les objets et les
marques comblent des vides affectifs. Avec son fameux «Parce que je le
vaux bien», la marque L'Oréal joue sur la satisfaction narcissique et
aide les femmes à se sentir plus belles. Elle stimule leur confiance en
elles et les aide à se sentir désirables, tout en véhiculant l'idée de
contrôle, de maîtrise de soi et de son image. Le succès actuel des
marques de luxe repose sur une mécanique similaire, celle du luxe «pour
soi» plutôt que du symbole de statut.
Par la multiplication des objets, et des messages, la consommation
protège de la panne de jouissance. Il n'y a plus de temps morts,
ceux-ci sont comblés par des objets, qui ont une nouvelle fonction,
celle de béquille identitaire. En identifiant le modèle de la
«consommation compensatoire», les chercheurs anglo-saxons soulignent
combien les objets du quotidien compensent des déficits identitaires.
Ils deviennent une partie de nous-mêmes, traduisent qui nous sommes, ou
qui nous rêverions d'être. Le choix paradoxal d'un 4x4, alors qu'on
conduit en milieu urbain, vise avant tout à exprimer sa personnalité, à
s'identifier à un style de vie rêvée. Dans une société de cols blancs,
on se sent plus libre en Levi's, plus viril en Harley Davidson ! On se
sent une meilleure mère en utilisant des couches de marque. On maîtrise
son corps et son image en utilisant un nouveau shampooing à forte
composante technologique. De même qu'on est plus féminine en Chanel.
Les marques cultes développent une valeur ajoutée affective.
Dans une société vieillissante, en panne de repères et de projet
collectif, la consommation devient une véritable thérapie. Le discours
santé des marques alimentaires, les arguments sécurité des marques
automobiles rassurent une société anxieuse et peu sûre d'elle. Les
objets nous consolent, nous confirment dans notre existence, ou
meublent le vide de sens auquel nous sommes confrontés. Il faut
désormais aborder la société de consommation avec une nouvelle clé de
lecture, où leur valeur affective l'emporte sur leur fonction.
Auteur de : Peur sur la pub (Eyrolles).