Dans “Don’t Look Up”, les scientifiques échouent-ils à convaincre dans leur prise de parole médiatique en étant trop alarmistes sur la fin du monde qui approche ? Pour persuader de changer d’avis sur un sujet majeur, nous savons que ce qui est dit est aussi important que la manière dont le discours est énoncé. Les astronomes Randall Mindy et Kate Dibiasky, joués par Leonardo DiCaprio et Jennifer Lawrence, sont déconcertés de constater que personne n’est vraiment alarmé par la comète “tueuse de planètes” qu’ils ont découverte, et ce malgré la simplicité de leur message : “tout le monde va mourir dans 6 mois”. Cette inaction peut entre autres s’expliquer par le fait que les informations reçues ne sont pas traitées de manière équitable : certaines sont privilégiées par rapport à d’autres, en fonction de la signification émotionnelle de l’information pour l’individu. Or une décision perçue par l’émotion comme néfaste est automatiquement associée à une sensation déplaisante au niveau du corps (soma), puis rejetée immédiatement afin de laisser place à un plus petit nombre d’alternatives.
De plus, peut-être que les scientifiques négligent leurs propres biais cognitifs en adoptant une position de haute supériorité lorsqu’ils énoncent leur scénario comme l’évidence même : une telle position peut conduire à la défiance. Dès lors, peut-on expliquer le déni cosmique des politiques et leur assurance démesurée par l’effet Dunning-Kruger, un biais de jugement qui correspond à la tendance qu’ont les personnes les moins compétentes dans un domaine donné à surestimer leurs compétences ? L’effet Dunning-Kruger peut se rencontrer lorsqu’un homme ou une femme politique, à l’ego surdimensionné, s’avance rempli de certitudes sur un terrain qu’il ne maîtrise pas, et entend en remontrer à des personnes plus compétentes.
C’est pour expliquer ces phénomènes que la fresque du facteur humain a été conçue. Le facteur humain concourt à l’obtention d’un certain résultat, selon des degrés différents. Il peut par exemple être considéré comme responsable à la fois de mon inaction et de mon action. C’est parce que je suis un être humain que j’ai parfois des difficultés à agir selon mes propres prescriptions.
En effet, nous pouvons parfois avoir l’impression de ne pas être entièrement aux commandes de nos actions, comme si quelque chose nous échappait pour faire évoluer nos comportements. J’ai envie de changer, mais je n’y arrive pas. Je sais que je dois changer, mais je n’arrive pas à sauter le pas. D’autant que le collectif n’est pas toujours enclin à bousculer ses manières d’être et de faire, ce qui ne nous incite pas mutuellement à changer. Sommes-nous par essence incapable de vivre en adéquation avec nos convictions, ou pouvons-nous agir différemment ?
L’émotion au fondement de la décision
Nous ne sommes en effet pas des êtres absolument rationnels : nos actions ne sont pas toujours guidées par une réflexion approfondie et mesurée. Le choix libre et éclairé exige du temps et de l’énergie. Or, si nous prenions le temps nécessaire à une prise de décision rationnelle, nous prendrions peu de décisions. C’est pourquoi nos actions sont la plupart du temps guidées par nos émotions (Damasio, 1991) : nous sommes des êtres davantage émotionnels que rationnels, et cette caractéristique a un impact sur notre pouvoir de décision et sur notre capacité d’agir.
L’émotion n’étant pas absolument rationnelle, elle ancre dans notre mémoire des associations opérées entre un stimulus et ce que ce stimulus a provoqué en nous. Si j’ai par exemple vécu une expérience désagréable au contact d’un aliment, je vais me souvenir de l’émotion ressentie lorsque je serai à nouveau confronté à lui. Ma mémoire conservera en elle le souvenir de cette association, car elle aura été durablement marquée par les réactions physiologiques ressenties durant l’expérience avec le stimulus. Dès lors, les émotions sont des marqueurs somatiques qui guident rationnellement nos comportements : face au stimulus déjà rencontré, s’il était désagréable, je vais l’éviter pour ne plus vivre à nouveau la même expérience, ou au contraire le retrouver pour revivre l’émotion agréable vécue (Damasio, 1991). Aussi, l’émotion permet de me protéger contre certaines menaces et d’opérer un choix moins dangereux. C’est pourquoi nous pouvons parfois “sentir” que nous avons pris la mauvaise décision : c’est que cette décision est issue de nos émotions et qu’elle n’est pas le produit de notre seule réflexion.
Les biais cognitifs
Si l’émotion nous permet de nous prémunir contre certains dangers, il en va de même des biais cognitifs. Ces derniers sont en quelque sorte des formes de pensée altérée, qui analysent les informations triées par le sujet d’une certaine manière. Ce sont des façons rapides et intuitives de porter des jugements ou de prendre des décisions : elles sont en ce sens moins laborieuses qu’un raisonnement analytique qui tiendrait compte de toutes les informations pertinentes. C’est ce qui fait que parfois nous tendons à embellir les choses, ou au contraire à les empirer, que nous nous mentons à nous-même, que nous nous attribuons à tort certaines qualités ou certains défauts, que nous sommes trop optimistes ou trop pessimistes…
En outre, la constitution même de notre organe cérébral nous amène à faire des erreurs de jugement. Notre cerveau fabrique des récits et traite les informations qu’il reçoit sans que nous en ayons conscience. Il travaille en quelque sorte à notre insu et anticipe nos décisions en fonction de processus dont nous n’avons pas conscience, et ces processus peuvent être orientés par nos affects. Cette caractéristique cérébrale alimente nos biais cognitifs, par lesquels nous émettons des erreurs de jugement et manquons parfois de rationalité. Il s’agit d’une limite interne propre à notre cognition et qui nous fait voir le monde selon une certaine grille de lecture.
Aussi, c’est l’automatisation, notamment induite par ce que nous ressentons, et non la rationalité absolue, qui semble être l’une des causes de nos décisions. La rationalité ne serait qu’un idéal vers lequel nous pouvons aspirer à tendre en activant les leviers cognitifs susceptibles de faire évoluer durablement nos comportements. Insistons tout de même sur le fait que les émotions et les biais cognitifs peuvent conduire à des raisonnements logiques et rationnels : d’une certaine manière, c’est l’expérience vécue qui forge les décisions à venir, ce qui permet d’assurer notre survie. C’est lorsque nos émotions et nos biais cognitifs entravent notre capacité d’agir qu’ils deviennent problématiques.
La métacognition
Le facteur humain n’est pas une fatalité. Nous pouvons apprendre à connaître le fonctionnement de notre cognition et des facteurs susceptibles de l’influencer. Un tel apprentissage permet de prendre du recul sur les actions accomplies, mais aussi sur les actions inachevées, voire avortées. Pour cela, un pas de côté est nécessaire : je dois apprendre à me regarder faire.
En d’autres termes, c’est en apprenant de manière générale le fonctionnement de la cognition, et de manière particulière le fonctionnement de ma cognition, que je vais pouvoir amorcer l’évolution de mes comportements. C’est pourquoi la fresque du facteur humain se situe au croisement des connaissances issues des sciences cognitives et de l’ingénierie pédagogico-cognitive conçue par Humans Matter. C’est par un parcours expérientiel que la connaissance peut être saisie et devenir une pratique.
Une expérience apprenante et collective
La fresque se présente comme un outil de diagnostic commun permettant l’éveil des participants à la métacognition en approfondissant une problématique choisie collectivement. L’objectif est d’analyser une transition (professionnelle, affective, sociale, environnementale, comportementale…) en cours ou à venir, afin de comprendre pourquoi cette transition est encore une transition, et non une évolution achevée, ayant permis d’aboutir à de nouveaux comportements.
La fresque permet de créer un espace attentionnel au sein duquel les participants peuvent partager et confronter leurs points de vue, leurs perceptions, et leurs représentations concernant le thème choisi. Cette mise en commun permet d’effectuer une évaluation de nos comportements et de ce qui les influence : qu’est-ce-qui me motive à agir, et au contraire, qu’est-ce-qui m’en empêche ?
Les leviers cognitifs
Si la connaissance n’agit pas mécaniquement sur nous pour influencer directement nos comportements, nous pouvons néanmoins activer certains leviers cognitifs pour amorcer l’évolution souhaitée et renforcer nos capacités d’agir. C’est ce que la fresque du facteur humain propose en permettant notamment aux participants de se pencher sur le sens des mots utilisés : lorsque nous parlons des émotions, parlons-nous des mêmes phénomènes ? Le langage structure en effet notre façon de voir le monde, et donc notre façon d’agir. Pourtant, bien que le langage soit un outil commun, la signification des mots n’est pas toujours partagée. La fresque est l’occasion de construire un vocabulaire commun, afin de clarifier pour tous la portée des concepts convoqués.
Ce travail sur le sens nous permet de créer une empreinte mémorielle forte, ce qui est une piste essentielle pour faire évoluer les comportements. Car si la mémoire cristallise les associations automatisées par nos émotions, elle est aussi un outil de projection. L’objectif de la fresque est en effet d’impulser en nous une nouvelle charge émotionnelle pour faire évoluer nos manières d’être, en bouleversant nos représentations, et en marquant ainsi positivement notre mémoire. Si ma mémoire est touchée par l’expérience de la fresque, alors de nouvelles émotions et de nouveaux automatismes vont progressivement me transformer.
La fresque constitue de fait une expérience mémorielle, car elle produit un impact sur nous en nous permettant de tisser de nouvelles interactions. C’est un outil innovant susceptible de déclencher de nouveaux comportements, en nous permettant de prendre conscience du fonctionnement de notre cognition, et de focaliser nos attentions sur ce qui nous motive à la fois intrinsèquement, mais aussi collectivement.
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