L’art dit « écologique »
Commençons par l’élément de contexte suivant : l'humain, en entrant dans l’ère de l’anthropocène, accuse le coup : le GIEC reconnait son influence majeure sur les rythmes de son écosystème, la Terre. Ainsi l’humain accusé d’être un prédateur de la nature, dans une logique d’abord dépolitisée — mais ce n’est ici pas le centre du propos — et qui surtout reconstitue un dualisme que les sciences sociales déconstruisent depuis plus de 50 ans aujourd'hui. Nous nous interrogeons ici sur le terme de prédation : que signifie-t-il ? Est-ce le bon terme pour évoquer la complexité des relations humaines à ses écosystèmes ?
Remarquant sans évoquer plus en profondeur la construction socio-culturelle de ces relations, nous pouvons d’abord nous en remettre à deux sources pour démarrer notre propos.
En termes sémantiques, le terme de prédation nous viendrait du latin praedatio, selon le CNRTL. Ce mot signifie « pillage, brigandage » et consiste donc en l’appropriation illégitime de quelque chose, généralement de richesses. Comment ici ne pas penser à la « gestion » des « ressources » naturelles et à l’extraction des matières premières dont ont besoin nos sociétés, notamment occidentales, pour maintenir leurs niveaux de vie actuels. Il y a donc bien un prédateur, ici l’humain exploitant, et une exploitée, la planète. Une autre source, le dictionnaire critique de l’anthropocène, nous apprend que la relation de prédation est d’abord utilisée pour qualifier des rapports entre des espèces de vivants : entre chat et souris, tigre et bétail, oiseaux et insectes. Evidemment, certaines espèces peuvent être proie et prédateur de différentes espèces, selon leur place dans la chaîne alimentaire. Ces rapports sont donc a-moraux : aucune relation de moralité ne nous viendrait à l’esprit pour qualifier l’attaque d’un tigre sur un troupeau, par exemple.
Cela fait deux premières différences d’avec l’étymologie précédemment évoquée : primo, le pillage de la nature par l’homme est, d’abord, un abus de langage, puisque la nature n’est pas une espèce à proprement parler ; deuxio, dans la désignation d’un humain comme prédateur de son écosystème il faut donc comprendre non seulement un rapport de pillage mais un rapport également moralisé : si l’on décrit l’humain ainsi, c’est pour rétablir un certain équilibre qui voudrait qu’on la respecte.
Mais surtout : la prédation peut-elle être un autre mot désignant une certaine forme de cannibalisme ? C’est-à-dire : imaginons que le tigre précédemment évoqué n’attaque plus le bétail mais le village des humains. On le considérera donc comme prédateur. Que faire lorsque c’est le système économico-industriel qui à son tour fait man-basse sur le village — pour un forage pétrolier, pour le rejet de déchets chimiques, pour l’emploi de la main d’œuvre à bas coût et dans des conditions dégradées de travail ? Peut-on parler dès lors d’une prédation si l’espèce qui attaque, l’humain, est la même que celle qui se voit « prédatée » ? Allons plus loin encore : l’humain en devenant majoritaire sur terre et en développant les moyens de « se défendre » (on n’évoquera pas ici la chasse de loisir) des prédateurs animaux naturels, en est venu à faire disparaître, progressivement jusqu’à parfois la totalité, certaines espèces. Si l’homme a renversé les rapports de pouvoir de la chaîne animale jusqu’à la menacer d’extinction, comment qualifier les humains qui renversent eux-aussi les rapports de pouvoir ? Comment qualifier la statistique selon laquelle la majorité des habitants de notre planète se voit dominée économiquement par une élite financière ?
Prenons garde ici à ne pas attribuer négligemment la dimension de prédation à l’animal et à préserver la nature bonne de l’humain comme l’ont fait notamment le dualisme cartésien et certains courants chrétiens. Nous pouvons cependant poser cette question : le rapport de l’humain à la nature en anthropocène, peut-il être comparé au rapport que l’humain entretient avec ses semblables et avec lui-même ?
Après cette longue contextualisation, gageons que plusieurs niveaux de rapports inter-individus se recoupent ici : les niveaux sociétal, inter-relationnel, et psychologique. Voici une proposition d’analyse. Le philosophe du vivant contemporain Baptiste Morizot établit dans Manières d’être vivant un lien entre notre rapport à nous-même, en tant qu’individu, et notre rapport aux autres vivants, humains comme non-humains. Son intuition est qu’il existerait un parallélisme selon lui entre le rapport de domination, que l’on exerce tantôt sur autrui, et parfois justifiés de différentes façons (hiérarchie, genre, âge…), et notre rapport à nous-même. Se retrouver maître et possesseur de la nature, c’est en un sens se retrouver également maître et possesseur de soi, de son comportement. C’est une sorte de maîtrise et de contrôle paradoxalement déchainé où l’on tente de réduire le vivant à ce que l’on veut en faire.
Cette approche par la maîtrise et la domination de la nature se retrouve également dans le travail du théologien étasunien Alan Watts et de l’historien des religions et des sciences, étasunien lui-aussi, Lynn White Jr. Avec le premier, nous entrevoyons dans Man, Nature and Woman une confusion fondamentale : celle que la science a semblé promettre, c’est-à-dire de ne plus souffrir grâce à elle. D’où le mythe du progrès scientifique délivrant l’humain de tout problème… Celui-ci utilise les outils de la mesure, de la technique, de l’analyse rationnelle, afin d’augmenter nos niveaux de compréhension notamment ; ce qui a permis une augmentation de notre confort matériel. Cependant, le second nous apprend dans son article, à l’époque publié dans le magazine Science et aujourd’hui devenu référence de l’éthique environnementale, The Historical Roots of our Ecological Crisis, que les origines chrétiennes de la science créèrent un fantasme tout à fait unique : celui que ce progrès, justement, pourrait avoir une fin — l’accès à un monde paradisiaque, en un sens. D’où une course en avant d’intensité tout à fait unique dans notre rapport contemporain à la science et à la vie : plus nous semblons maîtriser, plus nous pensons que cela nous enrichit, tout en détruisant notre environnement. On reconnaît ici l’approche solutionniste contre laquelle s’inscrit Lynn White.
Descendons d’un niveau encore et tentons de comprendre ce qui se joue en gageant cette hypothèse : notre rapport de maîtrise au monde provient d’une insécurité fondamentale présente en chacun de nous. Nous aspirons toutes et tous à marquer le monde, à développer nos liens, à ne pas être exploités et à être protégés (de la nature, de l’exploitation), à développer notre individualité et à l’exprimer… ces dimensions de l’être correspondent à des besoins en un sens existentiels, car nous pouvons nous accorder sur le fait qu’une vie qui mérite d’être vécue contient ces potentiels et en réalise certains. Cependant, nous vivons dans une société qui a construit des moyens, parfois viciés, d’assouvir ces besoins. Le philosophe et économiste suisse Christian Arnsperger évoque à ce propos les axiomes collectifs et individuels à travers lesquels nous vivons dans une société donnée. Ces axiomes ont certes été développé pour répondre à des besoins, mais ils empêchent parfois leur réalisation : le développement de la personnalité, dans notre système, passe parfois par l’achat de biens et l’appropriation — qui se rapproche du pillage — de certaines choses. De la même façon, le besoin fondamental des êtres d’être libres de la peur passe parfois par la domination voire l’élimination de l’autre.
Comment dès lors retrouver le progrès humain et l’avènement d’une société et de rapports plus sains et le dépassement d’une société actuelle ? Nous avons bien esquissé les limites de l’approche rationnelle et scientifique, en montrant son lien au progrès. Sans savoir si le terme de prédation s’adapte véritablement à nos cas d’études, gageons que c’est en tout cas la sortie de ce type de rapport qui permettra une coopération véritable. A l’inverse, les rapports de prédation ou de domination semblent répondre à l’hyper concurrence dans laquelle vit l’homo-capitalisticus (pour reprendre le vocabulaire de C. Arnsperger). Pour cela, nous avons aujourd’hui des outils et des connaissances, je pense ici notamment aux sciences cognitives, qui nous permettent d’en apprendre plus sur notre rapport au vivant, aux autres et à nous-mêmes. C’est tout le travail des sciences cognitives et du Gieco. Ils nous permettent notamment de nous interroger : le besoin d’être libre doit-il passer par la domination ou par l’organisation d’un collectif laissant la place à chacun de s’exprimer ? C’est-à-dire, comment créer un rapport à l’humanité qui soit celui d’une aventure collective et donc politique, plutôt qu’un rapport de maîtrise de son environnement, qui valorise donc les positions de force et renie celles de vulnérabilité ? A l’inverse, une certaine tendresse inconditionnelle vis-à-vis de soi et d’autrui semble nécessaire pour avancer ensemble.
Terminons par une petite anecdote : aujourd’hui, certains des prédateurs comme les tigres, certaines espèces d’ours, le loup, sont des espèces considérées comme étant en voie de disparition, suite aux actions humaines finalement elles-mêmes prédatrices. Or, de nos jours, ce sont beaucoup de comportements humains qui semblent menacer également d’autres humains. Considérer cela, n’est-ce pas déjà se poser la question de la sauvegarde de l’humain… par l’humain ? Nous pouvons considérer que les apports récents des sciences peuvent nous aider ; cependant il s’agit de permettre à chacun de nous de parvenir à se les approprier.
Et si nous formulions le vœu d’accorder, pour 2022, nos vies aux principes de confiance et de tendresse inconditionnelle, comme le mentionne Jacques Fradin du GIECO IPBC ? Et si nous créions un avenir de paix en allant notre plus grande intelligence à notre amour ?