https://www.fpa2.org/fr/telechargements/magazine/_FPA2_IMPACT-4_WEB.pdf
Forêts en flammes, intensification des tempêtes, fonte des glaciers et des calottes polaires, effritement des populations animales… Ne sont-ce pas là des signes qui conduisent à repenser nos relations au vivant, sans détours ? Et si cette crise bioclimatique forçait à élargir nos enclos humains, à inventer d’autres formes d’assemblées incluant l’océan, les forêts, les lacs et rivières, les terres et les espèces qui les peuplent et les façonnent ? Ancrée dans des fondations plus anciennes, une nouvelle manière de concevoir notre rapport au vivant se dessine et s’affirme.
Dossier de la fondation Albert de Monaco.
RENVERSER LE REGARD
De manière clinique, le sociologue allemand Hartmut Rosa pose un diagnostic : «Le propre de la modernité occidentale est de ne pouvoir accorder aucune qualité de résonance aux choses, c’est-à-dire aux objets non-humains dans l’organisation cognitive de ses relations au monde» . Avec la donne d’un monde fini, le voile tombe pourtant : le vivant n’est pas une manne infinie. «Nous vivions hors sol, il nous faut atterrir», prévient le philosophe Bruno Latour, rappelant que nous vivons dans la «zone critique», cette mince couche terrestre qui n’est autre que l’œuvre d’autres vivants. Le travail tentaculaire des sciences modernes, souligne le penseur, a en effet démontré à quel point virus et bactéries ont construit l’enveloppe d’habitabilité de la Terre, créant, en quelques centaines de millions d’années, les conditions atmosphériques, puis terrestres, propices à l’épanouissement des espèces, la nôtre incluse. Celle-ci est donc prise dans des faisceaux de dépendances, de coopérations et de compétitions complexes. Ce que Michel Serres nomme «Biogée», à la fois milieu et partenaire de l’humanité, se compose d’une pluralité de membres, tous interdépendants. Nous sortons de la cosmogonie moderne à la manière des prisonniers quittant la caverne platonicienne, aveuglés. Mais de quelle manière touchons-nous terre ?
TOUCHER TERRE
En pionnier, lançant les bases de l’écologie moderne dès la fin du XIX e siècle, le penseur allemand Jacob Von Uexküll accorde un «monde propre » aux animaux. Dès les années 1920, le forestier et écologue américain Aldo Leopold envisage la Terre comme «communauté», et alerte sur la disparition des grands espaces sauvages et la nécessité «d’harmoniser notre civilisation mécanique avec la Terre d’où elle tire sa subsistance » . En 1962, la biologiste marine américaine, mère du mouvement écologiste, Rachel Carson dénonce les «printemps silencieux» et l’emploi des pesticides condamnant les oiseaux. En 1973, le philosophe et alpiniste norvégien Arne Næss fonde l’écologie profonde, un courant de pensée qui décentre notre vision pyramidale du vivant et met en avant la valeur intrinsèque des vies non-humaines. Tant d’autres chercheurs et pourvoyeurs de récits travaillent au corps la pensée moderne, brisent «le silence des bêtes» dénoncé par la philosophe Elisabeth de Fontenay, et cherchent à «symétriser le traitement des humains et des non-humains», selon les mots de l’anthropologue Philippe Descola, qui, à la suite de ses séjours parmi les peuples amérindiens, finit de faire voler en éclat la frontière que la pensée occidentale a édifiée entre nature et culture . À sa suite, Baptiste Morizot égraine les différentes «manières d’être vivant» et réfléchit aux relations diplomatiques à inventer avec d’autres espèces, Vinciane Despret ose l’autobiographie d’un poulpe et décode le langage des oiseaux, Jacques Tassin pense comme un arbre, Annie Dillard parle pour les pierres, d’autres s’essaient à parler loup, singe, requin ou rhinocéros … D’autres encore, tels le sculpteur italien Giuseppe Penone et ses arbres éloquents, ou les inimitables «chanteurs d’oiseaux», Jean Boucault et Johnny Rasse, qui incarnent le devenir oiseau. L’artiste français Abraham Poincheval devient, quant à lui, «oursonaute» en «hibernant» 13 jours durant dans la peau d’un ours naturalisé au Musée de la chasse et de la nature (2014), se met à couver lors de sa performance Œuf, ou expérimente le temps minéral en vivant dans une pierre de 12 tonnes au Palais de Tokyo (2017). L’avènement de la «Biogée-sujet», que le philosophe Michel Serres appelait de ses vœux dans son petit opus, Temps des crises, est de mieux en mieux chroniqué. Les humains tombent de leur piédestal, rejoignent pleinement le foisonnement des espèces et se mettent à écouter la voix des autres vivants. Et il semblerait que, sur fond de catastrophe environnementale, la crise bioclimatique, doublée de pandémie, accélère cette «révolution», pour reprendre le terme de l’académicien français, cette entrée dans un monde «écologisé», en opposition à «modernisé», dira Bruno Latour.
GOMMER LES FRONTIÈRES
«La manière dont les autres êtres nous voient importe», introduit l’anthropologue canadien Eduardo Kohn dans son essai Comment pensent les forêts. Ce partisan d’une «anthropologie au-delà de l’humain» relate son escapade avec les Indiens runa de l’Amazonie équatorienne. Dès la première nuit passée sur les contreforts du volcan Sumaco, on le met en garde : «Dors sur le dos ! Si un jaguar vient, il verra que tu peux le regarder en retour et ne te dérangera pas». Les jaguars se représentent donc ce que nous sommes, et «la manière dont ils le font est pour nous d’une importance vitale». L’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro10, a également souligné l’importance de la pensée animale, ou «pensée vivante», faisant vaciller l’exception humaine en la matière. Les frontières entre l’homme et l’animal, peuvent même se brouiller davantage, devenir floues, poreuses, comme dans l’univers chamanique et hautement sensoriel de ces peuples de la forêt, que traduit si bien la romancière Anne Sibran, évoquant «la bête primordiale tapie tout en haut de la lignée (humaine)». Une palette de liens de parenté, de filiations, d’échanges symboliques, de dialogues silencieux traverse cette pensée vivante que les poètes ont entretenu comme une braise, que les travaux anthropologiques et scientifiques récents ont fait ressortir, et que la conjoncture planétaire actuelle semble asseoir.
LE PARLEMENT DU VIVANT
Inventer d’autres formes d’assemblée, apprendre à composer avec ces interlocuteurs aux multiples visages. «L’élargissement radical des formes de vie à considérer et des ententes à construire, voilà le point vif» avance Marielle Macé, qui, dans le sillage de Bruno Latour, fait de ce concept d’élargissement un moment clé de notre mue. «Il doit entrer dans l’écologie quelque chose d’une philia : une amitié pour la vie elle-même et pour la multitude de ses phrasés», poursuit l’écrivaine contemporaine qui propose d’«étendre le parlement des vivants avec lesquels nous savons qu’il nous faut entretenir des relations politiques». Cette écopolitique, c’est ce que tentent de mettre en place les membres du parlement de «Loire», qui interrogent la possibilité de reconnaître une personnalité juridique au fleuve qui traverse l’Hexagone. Tout comme les «habitants autonomes» rencontrés par Clara Breteau, qui «refont du vivant un prolongement de leur corps et de leur habitat ». De même, organisé chaque été en Arles, le festival Agir pour le vivant – auquel la Fondation Prince Albert II de Monaco apporte son soutien – met en avant une pluralité de paroles, de propo - sitions et d’ateliers, et s’affirme comme un foyer de la pensée vivante. Repenser le vivant n’est plus l’affaire de quelques-uns. L’horizon de l’habitabilité de la Terre pour les générations futures (calqué sur celui de l’effondrement de la biodiversité) fait de cette tâche un enjeu majeur qui rejaillit sur toutes les strates du vaste socio-écosystème qu’est la Biogée.
source https://www.fpa2.org/fr/telechargements/magazine/_FPA2_IMPACT-4_WEB.pdf