Un article publlié dans Socialter rappelle aux grands enfants que nous sommes que Hayao Miyazaki porte à l’écran des récits où les humains ne dominent pas la nature, où des peuples hybrides brisent la frontière entre le monde humain et non humain, voire créent des ponts entre tous les les êtres vivants sur terre. De quoi nous faire repenser notre rapport à la nature. Au lieu de pouvoirs magiques s’imposant à ce qui ne l’est pas, les guerrières que sont Nausicaä et Mononoké cherchent l’entente des écosystèmes, qu’elles préservent en négociant au lieu de les dominer par la transformation. Impuissant dans le monde des esprits, Chihiro ne peut y agir qu’en diplomate, quand Nausicaä est l’ambassadrice du monde des hommes auprès d’une forêt dont elle perçoit l’équilibre par-delà les métastases.
Gabriel Bortzmeyer continue dans cet article sa démonstration en portant un regard inspiré que l’animation japonaise contemporaine qui ébranle le naturalisme dont Philippe Descola a mené la critique dans Par-delà nature et culture . L’anthropologue y comparait le modèle naturaliste d’identification proprement occidental à trois autres ontologies : le totémisme, l’animisme et l’analogisme. L'auteur de l'article préfère ne pas associer trop vite les imaginaires portés par les dessins animés de Miyazaki avec le totémisme ou l’animisme de Philippe Descola.
Pour trouver une réponse il convient de déconstruire le naturalisme afin de comprendre que Philippe Descola ne s'oppose pas à l'appartenance des humains à la nature (qui est est bel et bien portée par le courant naturaliste depuis ses origines à aujourd'hui) mais que par contre il remet à plat la supériorité des humains sur le monde naturel en analysant les similitudes et différences entre humains et non humains. Il convient aussi de prendre le temps de comprendre l'approche de Philippe Descola selon laquelle « tout humain se perçoit comme une unité mixte d’intériorité et de physicalité, état nécessaire pour reconnaître ou dénier à autrui des caractères distinctifs dérivés des siens propres ». Une lecture de "Par delà nature et culture" de Philippe Descola Raphaël Bessis
Le concept de « nature » dans la vision occidentale du monde s'oppose à la culture. Une conception qui nous prive du sentiment d'appartenance à la nature alors que nous avons besoin de cette altérité pour nous sentir à notre juste place : à la fois radicalement humain, différent ET appartenant aussi au vivant, à l’animal et au cosmos selon P. Guerin et M. Romanens.
La thèse dite « naturaliste » inclut l'Homme et la société dans la Nature quand la thèse « culturaliste » les distingue et les déclare différents. En fait le concept de nature dans son sens primordial pose l'idée d'une Nature comme une entité globale (on peut lui préférer celles de Monde et d'Univers ), ce qui nous permet de concevoir comment les formes vivantes interagissent entre elles au sein de cette entité globale. Le concept original de nature renvoie donc au concept plus contemporain d'écosystème. C'est à dire "les milieux de vie produits par la co-existence des différentes espèces humaines et non-humaines".
Si dans la thèse dite « naturaliste » nous sommes constitués de la même matière que les animaux, les plantes ou les étoiles (nous sommes des « poussières d’étoiles », écrit Hubert Reeves), uniquement les humains disposent d’une capacité réflexive, d’une intériorité, d’une « âme ». D’où la supériorité humaine comme « sommet de la création ». Ainsi les humains font partie de la nature tout en ayant une place particulière dans celle ci ce qui créé une inégalité entre les humains et non humains.
Et là il faut relire Descartes qui a posé que les humains sont les seuls dotés d'intentionnalité avec son fameux "cogito sum" (je pense donc je suis). Selon Descartes, bien que l’attention soit d’abord un phénomène mental, elle peut aussi être attribuée aux animaux non-humains qui, en effet, ont en commun avec les êtres humains certains mécanismes cérébraux ; on peut décrire leur comportement en termes d’attention et dire que leur attention est tournée vers certains objets choisis dans leur environnement (source). Mais dans le "Discours de la méthode" ou il a esquissé pour la première fois une psychologie comparée des humains et des animaux, il postule que seuls les humains sont dotés d'intention en faisant de l’âme, de la raison, de la pensée, de la parole, le privilège exclusif des humains. Dans le triptyque attention / intention / action des sciences cognitives les animaux ont des réactions primaires de l'ordre de la réponse mécanique aux stimulus là ou les humains ont une action intentionnelle réfléchie.
Ainsi quand Philippe Descola clame que "la nature n'existe pas" il n'est pas pour autant en totale opposition avec les naturalistes. Il inclut comme les naturalistes l'Humain et la société dans la Nature. Mais il n'exclue pas que les non humains puissent être dotés d'un pouvoir intentionnel équivalent aux non humains. Ainsi dans cet article Philippe Descola écrit avoir comprit de son observation des Achuars que "les non-humains étaient tout sauf la nature". "C’étaient des partenaires sociaux qui n’étaient pas divinisés ni sacralisés puisqu’on les chassait, qu’on les mangeait, plantes comme animaux. Néanmoins, ils étaient dotés d’une dignité de sujets qui permettait une communication de sujet à sujet. Cela était quelque chose qui apparaissait en filigrane dans beaucoup de théories des religions dites primitives, depuis longtemps. Depuis Fraser, au début du XXe siècle". source
Selon Philippe Descola les humains perçoivent les non-humains en fonction de l'apparence externe non-humaine. Les corps se distinguent non pas tant par l’anatomie nue (nature) que par les dispositions qui y sont logées (culture), comme par la façon dont ils se présentent en action au regard d’autrui, c’est-à-dire par les multiples manières de faire usage des corps, de les donner à voir et d’en prolonger les fonctions.
Par intériorité, il faut certes entendre la gamme des propriétés ordinairement associées à l’esprit, à l’âme ou à la conscience — intentionnalité, subjectivité, réflexivité, affects, aptitude à signifier ou à rêver —, mais aussi les principes immatériels supposés causer l’animation, tels le souffle ou l’énergie vitale, en même temps que des notions plus abstraites comme l’idée que je partage avec autrui une même essence, un même principe d’action ou une même origine.
L’ontologie naturaliste – celle de la civilisation occidentale – considère que les humains et les non-humains sont identiques par leur corps, par leur physicalité (les humains comme les chiens ou les cochons ont des yeux, ils ont des cellules comme tous les vivants), mais qu’ils diffèrent par leur intériorité – les humains seuls étant dotés d’une âme ou d’une conscience.
L’ontologie animiste, elle, part des présupposés inverses : humains et non--humains sont identiques dans la mesure où ils ont tous une âme – le chasseur comme le jaguar ou le pécari –, mais celles-ci sont enveloppées dans des corps différents.
La plupart des sociétés primitives nous invitent à dépasser une telle vision car, selon elles, les frontières de l’humanité ne s’arrêtent pas aux portes de l’espèce humaine. Plantes, animaux sont intégrés à une sphère globale dont elles-mêmes font partie.
Ainsi, dans l’animisme, très présent en Amazonie et pas seulement chez les Achuar, humains et non-humains se rapprochent par une même intériorité, mais diffèrent par leur physicalité. L’animisme selon Philippe Descola est « l’imputation par des humains à des non-humains d’une intériorité identique à la leur ». Il semblerait donc que les imaginaires de Hayao Miyazaki soient animistes.
Poser, enfin, après toutes ces années, l'égalité des humains et non humains c'est reconnaitre que l’être humain n’est pas seul à être un sujet agissant en conscience et que tous les vivants le sont à des degrés divers. L’environnement n’est donc plus une mécanique objectale dans laquelle nous sommes tous des rouages d'un grand tout, nous les êtres vivants sommes acteurs en plaine conscience de notre destinée sur une même terre et c’est l’interrelation complexe des mondes propres à nous tous, ces sujets agissants qui forme des écosystèmes à l'équilibre (ou pas).
Reconnaitre que l’être humain n’est pas seul à être un sujet c'est aussi le reconnaitre comme objet d'étude au sein des écosystèmes alors que les scientifiques cloisonnent encore aujourd'hui l'analyse des écosystèmes naturels et l'analyse de la société humaine dans des disciplines différentes. Les humains entrent dans le champs d'analyse des écosystèmes naturels seulement quand ils ont un impact négatifs sur les écosystèmes étudiés : les forêts, les océans...
Face à ces "nouvelles réalités", la mésologie apparait comme une approche unificatrice telle que repensée à travers les recherches du géographe orientaliste Augustin Berque qui invite à un nouveau paradigme, dépassant le dualisme mécaniste qui a fondé la pensée moderne de l'écologie source Il faut savoir que la notion de mésologie date de 1848. Un disciple d'Auguste Comte, Charles Robin, médecin, la propose pour prendre en compte le vivant en général, y compris l'humain. L'écologie naît aussi à cette époque (1866), mais en tant que science de la nature. La mésologie renverse le paradigme moderne du xviie, qui abstrait l'existence du sujet humain de la réalité des choses. source
Enfin c'est aussi reconnaitre que les êtres humains sont pleinement des sujets, acteurs en pleine conscience de leurs acteurs et donc tourner le dos au behaviorisme qui ne considère dans le vivant, humain comme non humain, qu'une mécanique, mue par un jeu de stimuli/réponses, au lieu d'une interprétation spécifique de la réalité environnante. source
Ce qui m'amène à penser que les imaginaires de Hayao Miyazaki sont sans doute animistes selon la définition de Descola puisque humains et non-humains se rapprochent par une même intériorité, mais diffèrent par leur physicalité.
De plus, comme dans ses dessins animés humains et non humains sont porteurs d'une intention sur leur environnement, en interaction dans un milieu donné, les imaginaires de Hayao Miyazaki me semblent relever la relation multicentrique qui engendre des imaginaires de régénération du vivant.
En présentant à la verticale les 4 ontologies de Philippe Descola on établit un correspondance avec les 4 courants de l'éthique environnementale identifiés par Nicole Huybens et ceux posés dans le dernier rapport de l'IPBS sur les relations humains - non humains
Pour saisir la portée de ce postulat, il faut lire L’EXTINCTION D'ESPÈCE, Histoire d'un concept & enjeux éthiques Julien Delord qui dresse un panorama des courants majeurs de l’éthique environnementale et les classe en 4 catégories. Une correspondance peut être établie entre ces 4 catégories ci dessous et les 4 ontologies de Philippe Descola sans pour autant trancher sans demander l'avis de l'intéressé.
Sur cette même base Nicole Huybens psychosociologue (2011), M.A. et Ph. D. en théologie pratique de l'Université de Montréal propose cette articulation ci dessous. N. Huybens a mis ses pas dans ceux d’Edgar Morin en se servant de la pensée complexe pour aborder la relation hom-nat. Dans son ouvrage issu de sa thèse «La forêt boréale… », elle distingue 4 représentations possibles entre les humains et les nons humains (pour ne pas dire homme nature) (source)
- L’anthropocentrisme - L’HOMME hors nature : la vision anthropocentrique sépare l’humain de la nature, en fait le maître incontesté.
- Le biocentrisme - Hom-mort NATURE : la vision biocentrique sépare l’humain de la nature, et reconnaît une valeur sacrée à toute vie.
- L'écocentrisme - HOMNATURE : la vision écocentrique fait de la nature un tout dans lequel l’humain est un élément parmi les autres.
- Le multicentrisme - HOMME dans/avec la NATURE : la vision multicentrique voit l’humain comme un partenaire de la nature dans la continuité de l’évolution de l’univers. REGENERATION
Les relations ci dessus sont discriminées en fonction de l’entité naturelle valorisée humains vs/. non humains et leurs relations. Il existe des chevauchements à l'intérieur et entre elles. C'est ce que l'IPBES clarifie pour un plus grand degré d'exactitude dans dans son rapport sur les relations humains - non humains
- Les visions du monde anthropocentriques donnent la priorité aux humains, allant d'une emphase humaine étroite/forte à des perspectives faibles/relationnelles qui ne nient pas les autres non humains (Hargrove, 1992 ; Norton, 1984).
- Les visions du monde bio et écocentriques mettent toutes deux l'accent sur la valeur inhérente ou intrinsèque de la nature surtout d'un point des espèces et un peu moins des individus au sein de chaque espèce. Ces visions du monde considèrent tous les êtres vivants comme dignes de respect et importants dans la prise de décision (Callicott, 1989 ; Taylor et al., 2020). -
- Les visions du monde pluricentriques, reflétent une conception émergente qui s'aligne sur les valeurs relationnelles, se concentrent sur les relations entre les humains et les êtres autres qu'humains, ainsi que sur les éléments de la nature et les processus systémiques, conçus comme réciproques,interdépendants, entrelacés et intégrés (Gould et al., 2019 ; Matthews, 1994 ; Saxena et al., 2018).
source
Ces 4 « relations humains - non humains » forment la trame de la Fresque des imaginaires : les humains comme individus exploitant la nature pour les anthropocentristes, la vie et l'ensemble des espèces menacées par les humains pour les biocentristes, la communauté biotique pour les écocentristes dont les humains font partie sans pour autant en être acteurs et les êtres vivants comme individus en interaction dans un lieu donné pour le multicentrisme.
Dans la vision anthropologique : les besoins de sécurité et de confort sont prédominants - Individualisme de type égocentrique – les humains exploitent les ressources naturelles. Il convient de poser des limites à cette exploitation pour transmettre ces ressources aux générations futures. Clairement humains et non humains sont des entités antagonistes.
Dans la vision biocentrique : la souffrance des non humains est ressentie et la destruction de la vie est un fait scientifique. - Holisme avec pathos et affects. Le souhait de donner une valeur intrinsèque au vivant est exprimé et la possibilité de donner des droits équivalents à la nature est sur la table mais la nature reste sous la responsabilité des humains, les propriétaires de celle ci, en tous cas ceux les seuls qui peuvent prendre la responsabilité de celle ci pour la conserver "intacte". La réponse aux enjeux est simpliste par défaut de prise de conscience de l’interdépendance des êtres vivants. Les humains sont supérieur aux non humains
Dans la vision écocentrique : la compréhension du vivant est acquise, les inter-relations sytémiques sont pensées et intégrées …mais le système possède une valeur absolue. - C'est une forme de Holisme comme dans le biocentrisme mais avec au centre le système. Les humains ne peuvent que s'en remettre à la nature qui fait bien les choses, à ses cycles naturels et aux écosystèmes à l'équilibre. Justement le système est pensé à l'équilibre par convention, même si les écosystèmes traversent des cycles destructeurs pour se retrouver à l'équilibre. Ainsi les humains ne sont pas acteurs des évolutions possibles des écosystèmes. Les humains à égalité avec les non humains, égaux dans une destinée commune sur lesquels ils n'ont pas d'emprise.
Dans la vision multicentrique : L’interdépendance des êtres vivants au sein des écosystèmes est reconnue. Cette vision repose sur la maturité des individus, leur capacité de dialogue, de compréhension des tous les autres, y compris des non humains. On pourrait dire que c'est une forme d'individualisme de type écocentrique en opposition au mode égocentrique de l'anthopocentrsme. Comme dans l'écocentrisme les humains sont à égalité avec les non humains, égaux dans une destinée commune sur laquelle ils ont collectivement une emprise si ils agissent en symbiose pour améliorer leurs conditions de vie sur terre.
Le multicentrisme est la seule approche qui ne sépare pas l'humain de la nature, ce qui est mit en lumière c'est le partenariat que l’humain peut imaginer avec la nature, dans une idée de co évolution.
Le partenariat associe l’humanité et la nature dans une relation réciproque. Edgar Morin utilise l’image du co-pilote : « L’humain doit cesser de se concevoir comme maître et même berger de la nature. (…) il ne peut être le seul pilote. Il doit devenir le copilote de la nature qui elle-même doit devenir son copilote ». La mise en mots de ce partenariat appartient à l’espèce humaine parce qu’elle est la seule à être capable de participer à l’évolution de manière consciente ou délibérée, grâce au langage et aux idées. Le multicentrisme, est une écologie profonde qui remet l'humain, en pleine conscience de ses responsabilités, acteur de la destinée des êtres vivants sur terre, au même titre que les autres.
L'imaginaire de la régénération se déploie dans la relation multicentrique.
L'humain peut assister les efforts de la nature à se régénérer. La régénération porte en elle la réparation, la force inhérente de la vie et la possibilité d’imaginer l’avenir. Régénérer c’est restaurer, c’est renaître, c’est réinventer.
La question du vivant conduit à la remise en cause de notre architecture mentale dans tous les domaines, la politique, les sciences, la culture, les affectes, l’économie, l’organisation sociale, la métaphysique. Ce travail est d’ordre culturel au sens qu’il s’agit de refonder une façon d’être au monde.
S’il faut résumer, ce bouleversement de notre pensée est que nous avons (re)pris conscience que nous sommes vivants parmi les vivants et que nous allons donc co évoluer sur terre.
Explorer les imaginaires en repensant notre rapport à soi, aux autres et au vivant, c'est l'objet de la fresque des imaginaires.
Pour aller plus loin :
Présentation de la fresque des imaginaires. ICI
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