Une vaste enquête sociologique démontre le décalage entre le discours politique et la réalité d'un système saturé par les «nouvelles inégalités».
Les «invisibles» seront-ils les invités surprises de la présidentielle ?
En librairie depuis dix jours, la France invisible constitue l'expression la plus frappante de cette évolution. En 650 pages, les auteurs font parler ceux dont on ne parle pas ou presque. «Banlieusards», «délocalisés», «démotivés», «intermittents de l'emploi», «pressurés», «sous-traités», «déclassés» : l'énumération est saisissante, et il s'en dégage une souffrance sociale d'autant plus cruelle qu'elle est morcelée et semble laisser chacun seul face à son destin. Loin des catégories sociales classiques en vigueur depuis l'après-guerre (classes moyennes, ouvriers, employés, etc.), la France invisible décrit le déploiement des inégalités sur des registres très différents : lieu de résidence, couleur de peau, santé, conditions de travail, type de contrat.
C'est le choc du 21 avril 2002 qui a incité chercheurs et essayistes à prendre conscience que la réalité sociale ne correspondait plus aux canons d'antan. Ce fut par exemple le cas du philosophe Patrick Savidan, qui, estimant que l'élimination de Lionel Jospin avait été «le résultat d'un mauvais diagnostic sur la société française», s'est associé au magazine Alternatives économiques pour fonder l'Observatoire des inégalités, qui publie ce mois-ci son premier Etat des inégalités en France (1). On y redécouvre qu'un couple qui dispose d'un revenu mensuel après impôt supérieur à 4 077 euros fait partie des 10 % des Français les plus aisés. On y apprend que l'écart d'espérance de vie se creuse entre ouvriers et cadres supérieurs. Que, si les enfants de cadres supérieurs représentent 12 % d'une classe de sixième, ils «pèsent» 42 % d'une classe préparatoire.
D'autres initiatives telle que la République des idées, lancée par Pierre Rosanvallon ont convergé, et, à l'orée de la nouvelle campagne, leur travail de dévoilement commence à porter ses fruits. L'exemple des accidents du travail permet de mesurer le chemin parcouru. Il y a deux ans, le sociologue Philippe Askénazy montre que, contrairement aux idées reçues, ils sont en hausse (2). «Le thème commence à être repris par les politiques», note le chercheur, qui voit des députés PS s'en emparer. Martin Hirsch, président d'Emmaüs, souligne la prudence des candidats, malgré l'emballement : «Ils tâtonnent. En prenant des positions trop tranchées, ils ne savent pas s'ils vont attirer à eux ceux qui souffrent ou s'ils vont faire fuir ceux qui ont le sentiment qu'on ne s'intéresse qu'aux exclus.» Les «invisibles» sont peut-être en train de conquérir leur visibilité. Peut-être...
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