L’esprit visionnaire habite-t-il notre époque ?
Monique Wahlen : L’esprit visionnaire se place sous l’angle du temps, du temps long, or le temps long n’existe plus. Nous sommes dans la culture du présent, de l’immédiat. Le marketing aujourd’hui prévoit ce qui va créer demain, ce que vont aimer les gens demain, mais pas après-demain, il est visionnaire pas défaut… Qui dit visionnaire dit idée, donc idéologie et par ricochet conflits, parce qu’une idéologie se discute forcément dans un échange d’oppositions, de contradictions, d’opinions ; j’ai l’impression aujourd’hui que la notion même d’idée, de pensée est discréditée, il n’y a plus de place pour la complexité.
C’est encore plus frappant chez les hommes politiques qui n’osent même pas ou même plus l’être… La médiocrité des débats (ou plus exactement l’absence de débats) en France témoigne d’une “vision” au ras des pâquerettes…
Monique Wahlen : Les politiques appellent “projet”, un ensemble de mesurettes qui répondent aux divers corporatismes ; dans le même temps, elles sont suffisamment simples, audibles pour entrer dans des fenêtres médiatiques de plus en plus étroites. Un projet politique doit tirer un pays vers l’avenir, or les responsables alignent des catalogues de petites actions qui se limitent à un présent imminent.
La seule pensée qui émerge aujourd’hui, c’est celle du quotidien, du contentement, l’idéologie des petits bonheurs, une sorte d’impératif à la Amélie Poulain…
Dans la foulée du médiocre et insupportable livre de Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules ; sans parler de cette tendance qui fait l’apologie de la sieste…
Monique Wahlen : Notre société valorise les plaisirs microscopiques, les petites choses du quotidien qui rassurent les individus et les enferment dans un consensus sans conflits, sans aspérités, une absence de projection. Celui qui voudrait être visionnaire aujourd’hui est un kamikaze, parce que les médias, la société ne veulent plus entendre cela ; tous les intellectuels qui réfléchissent au monde de demain ne sont pas entendus…
Cette absence de perspectives ne vient-elle pas finalement de la déception de l’an 2000 dont tout le monde rêvait, peut-être naïvement, où rien ne s’est passé ; sinon, le traumatisme du 11 septembre, qui fait que nous nous précipitons dans le temps présent par peur de l’avenir…
Monique Wahlen : Je crois aussi que le phénomène est lié à Internet où le temps prime sur les distances et sur les territoires : nous voulons tout et tout de suite. Une immédiateté qui occulte toute forme de prospection, tout désir de projection. Dans une société où nous déifions la consommation instantanée, il est difficile voire impossible de plonger au-delà du temps présent, devenu le temps marchand qui scande le quotidien.
En opposition au temps long que j’évoquais.
La seule vision idéologique actuelle est donc celle de la consommation ?
Monique Wahlen : L’économique a absorbé le social et le collectif, en exacerbant l’individu, c’est ce que j’appelle le “consommatisme” -puisque toutes idéologies se terminent en “isme”-, qu’il ne faut pas confondre avec le consumérisme, la défense des intérêts des consommateurs. Il me paraît important de nommer ce phénomène pour le comprendre mieux, le faire évoluer, donner une autre vision à ce monde marchand et en essayant, tant que faire ce peu, de regarder un peu plus loin.
Par Monique Whalen, directrice du planning stratégique de l’agence Draft FCB