Le management de la connaissance
ne se décrète pas : il s'expérimente. Véritable travail de mise à plat pour l'entreprise,
il nécessite beaucoup d'énergie pour briser tabous et résistances. La stratégie
de la tribu, par initiatives locales, facilite cette mise en oeuvre.
I have a dream.
Les directions générales
s'interrogent :
- quels produits va lancer la concurrence dans les six prochains
mois ?
- Quelles sont les principales réclamations de nos clients ?
- Pourquoi recommençons-nous cette étude ?
- Quelles sont et quelles seront
nos compétences et comment les partager ?
- Comment augmenter la valeur ajoutée
de nos collaborateurs ?
Et les directions générales font un rêve : «
Si nous savions tout ce que nous savons, combien plus efficace nous serions »,
considérant que les réponses à ces questions existent un peu partout dans l'entreprise
ou dans les sources d'informations externes et qu'il suffit d'en organiser l'accès.
Et pourtant, ce rêve d'un partage et d'une valorisation des connaissances
et des savoir-faire, théoriquement simple, se heurte à de fortes difficultés de
mise en oeuvre. Aujourd'hui, la question n'est plus tant « quoi faire ?» que «
comment faire ?».
Vers l'entreprise apprenante
Deux scénarios
sont envisageables pour conduire l'entreprise vers la valorisation de son capital
intellectuel.
* Des processus au grand chaudron
Le plus simple,
et le plus fréquemment observé, consiste en une compilation, dans des bases d'information,
des travaux produits ou capturés par l'entreprise. Il s'agit de conserver la mémoire
de l'activité et d'en renvoyer à l'ensemble de l'entreprise une image. Image brute
et souvent floue.
Pour ce faire, la capture sera d'autant plus facile
que les flux en amont seront structurés. Toutefois, remarquons que les flux gérés
dans des processus structurés sont généralement porteurs de peu de connaissance.
Par exemple : une facture suit un chemin prédéfini assez facile à maîtriser, mais
porte peu de savoir ou de savoir-faire. A l'inverse, une note préalable à une
croissance externe porte beaucoup de substances sur le marché, sur la démarche
de rapprochement, sur la valeur de l'entreprise, mais suit rarement un circuit
prédéfini.
Dans cette approche, le management de la connaissance est
vu comme un processus de l'entreprise. Il est alors tentant de vouloir lui appliquer
les recettes qui ont permis la modernisation des entreprises : analyser le processus
de transfert du savoir et mettre en oeuvre ce cahier des charges en assemblant
les briques logicielles proposées par le marché. Les fonctions à mettre en oeuvre
sont maintenant bien analysées :
- capture de l'information ;
- codification,
afin d'en faciliter la recherche ;
- maîtrise des évolutions ;
- recherche
;
- circulation, pour pousser l'information pertinente au bon endroit ;
- communication, pour réagir sur les ressources proposées.
Les réponses
du marché existent :
- document management ;
- data warehouse ;
- moteur de recherche, jusqu'au raffinement de la recherche en langage naturel
et des agents automatiques ;
- groupware.
A cet égard, l'intranet
n'est qu'une couche technique. Dire que vous résolvez votre problème de connaissance
avec un intranet est aussi pertinent que de dire que vous avez traité votre besoin
en reporting avec un SGBD (1) relationnel.
Cette approche fonctionnelle,
pilotée très rapidement par les technologies de l'information, présente plusieurs
avantages : la démarche est connue des chefs de projets, elle rend visible rapidement
les initiatives de management de la connaissance et propose un levier de démultiplication
du transfert d'information. En revanche, elle risque de créer un « grand chaudron
», où la quantité l'emporte sur la qualité, et de couper le lien entre celui qui
fournit la connaissance et celui qui cherche à se l'approprier.
Soyons
réalistes. Gérer un « grand chaudron » n'est pas aisé car, outre un effort technique
d'intégration de ces technologies dans le système d'information de l'entreprise
et avec ses mécanismes de sécurité, il suppose de créer deux nouveaux réflexes
: contribuer régulièrement à l'alimenter, rechercher dedans avant de produire.
Aujourd'hui, la plupart des entreprises ayant lancé des initiatives
de management de la connaissance visent cet objectif. Toutes n'y parviennent pas
car, en définitive, l'approche fonctionnelle n'est pas suffisante pour réussir.
Le management de la connaissance s'expérimente et ne se décrète pas, même si elle
a besoin d'un sponsor fort. A l'instar des réactions en chaîne, le cercle vertueux
du partage des connaissances n'est pas spontané et requiert de franchir un seuil
qui nécessite, là aussi, une quantité certaine d'énergie pour dépasser les freins,
enracinés essentiellement dans les comportements et les réticences au partage.
En outre, ce partage documentaire (car c'est le plus souvent de cela
qu'il s'agit) apporte la connaissance à celui qui explore les bases de données
dans le format de l'expert et non pas dans un format adapté à la compréhension
de celui qui souhaite augmenter son expertise. A cet égard, les technologies de
l'information fournissent peu d'aide, dans la capture de la connaissance (elles
ne capturent que des containers) comme dans son appropriation. Les progrès les
plus récents agissent essentiellement sur la précision de la recherche pour extraire
du grand chaudron les sources les plus pertinentes.
Ce premier scénario
- nous avons vu la difficulté de le mettre en oeuvre - permettra de partager plus
aisément de l'information essentiellement publique et une connaissance explicite
en vrac, peu structurée (le savoir-faire en fusion-acquisition d'un dossier de
croissance externe est peu explicite)
. * Du carnet d'adresses aux bases
d'expertise
Une vision plus ambitieuse reste nécessaire. Le transfert
de connaissances s'opérait jusqu'à présent de personne à personne, que ce soit
par le compagnonnage ou à travers un carnet d'adresses qui pouvait, très efficacement,
remplacer les moteurs de recherche mais n'était réservé qu'à une minorité. Par
l'interactivité d'une relation de personne à personne, le transfert de connaissances
se structure. Qu'en est-il lorsqu'un média technologique s'intercale ?
La mise en oeuvre de la véritable entreprise apprenante suppose un effort d'extraction
de la connaissance tacite vers une connaissance explicite et reformatée, utilisable
par un tiers et accessible dans une base de données.
Cette approche
plus ambitieuse de la connaissance partagée suppose plus de moyens : du temps
et des facilitateurs. Prendre le temps de s'arrêter pour passer en revue son activité,
faire l'effort de tirer les enseignements positifs ou négatifs, d'analyser ce
qui s'est passé, puis formaliser ce qui a été appris. Et sous un regard extérieur
qui en facilitera l'expression.
Jusqu'où peut-on espérer aller dans
ce travail d'explicitation de la connaissance tacite, issue de l'expérience que
chacun possède dans ses neurones ? Difficile à dire. Toutefois, des projets récents
menés dans les domaines scientifiques et techniques montrent des avancées (aéronautique,
automobile, génie nucléaire, construction navale, etc.).
La première
bonne surprise est que, passé le stade des réticences naturelles, l'expert découvre
qu'il est le premier bénéficiaire du travail obtenu (Cf. les témoignages de Jean-Louis
Ermine, inventeur de la méthode MKSM (2) de modélisation des compétences). Chacun
peut témoigner que l'exercice qui consiste à formaliser un savoir-faire, ne serait-ce
que lors d'une présentation ou d'un article, lui apprend plus qu'il ne savait.
Explicitée, la connaissance renvoie à son auteur, outre une image gratifiante,
une forme structurée qu'il ignorait lui-même et dont il bénéficie. Dès lors, ce
savoir formalisé et diffusé par la démultiplication possible de la technologie
va rencontrer la connaissance tacite de son lecteur. De cette rencontre naîtront
des idées innovantes qui alimenteront le cercle vertueux du management de la connaissance.
Reste à créer un environnement qui favorise cette démarche.
La gestion
en action
Des exemples récents de mise en oeuvre de démarches de partage
de connaissances menées chez nos clients et au sein de notre cabinet témoignent
qu'une démarche adaptée conduit à la réussite.
* Au siège d'une multinationale
Notre cabinet assiste le siège d'une multinationale dans le partage
de ses sources d'information et de connaissance. Plaque centrale d'un réseau de
plusieurs centaines d'établissements, ce siège regroupe des experts de tous les
métiers et fonctions de supports apportés aux établissements. La production quotidienne
de documents concentre les savoirs et les savoir-faire.
Cette démarche
est associée à la rénovation du bâtiment. Ce projet bénéficie donc de deux sponsors
au sein de la direction générale : un pour la suppression des mètres carrés et
un pour le partage de l'information. Ce sont les mêmes outils qui apportent des
réponses aux deux objectifs, mais pas toujours les mêmes documents. Par exemple,
les masses de factures ou de dossiers administratifs ne contiennent que peu de
connaissances mais occupent beaucoup de mètres carrés. Les notes du département
juridique, des fusions-acquisitions ou les procédures de fabrication tiennent
sur quelques rayonnages, mais concentrent un savoir-faire précieux.
Une démarche de déploiement par petits groupes, des « tribus », parfois plus petites
qu'un service, a permis la mise en oeuvre du projet. Et de proche en proche, guidé
par une équipe projet qui assure la cohérence des langages de chaque tribu, le
partage fait tache d'huile.
* Chez Ernst & Young
Nous avons
nous-mêmes expérimenté les limites des approches trop larges. Au contraire, des
initiatives locales restreintes, dans un premier temps, aux seuls membres d'une
même « tribu » ont montré des résultats très encourageants. Des contributions
qui n'apparaissaient pas dans les bases globales se sont multipliées en quelques
semaines dans les bases locales. Le cercle vertueux du partage est plus facile
à lancer sur un petit groupe. Toute exploitation du fonds d'expertise créé est
maîtrisée car l'usage en sera vite connu. La crainte du pillage est levée car
l'information est traçable.
La stratégie de la tribu
Les exemples
présentés ici illustrent le fait que le Knowledge management est certes un projet
d'entreprise, mais qu'il se construit par déploiement d'initiatives locales, qu'intuitivement
nous appellerons « stratégie de la tribu ».
Le concept de tribu cristallise
les caractéristiques de cet échange :
- il suppose un climat de confiance
entre personnes proches, confiantes dans l'usage de leur contribution et pouvant
communiquer avec les auteurs ;
- il est animé par une autorité proche ;
- il soude et identifie la tribu ;
- il prend en compte une démarche de «
troc » implicite ;
- il suppose des moments de rendez-vous ;
- il prend
en compte la notion de territoire d'usage du Knowledge ;
- il s'appuie sur
le besoin d'une reconnaissance par ses pairs.
La tribu devient un modèle
pour guider une démarche plus large de mise en oeuvre du Knowledge management
dans l'entreprise.
La difficulté vient de l'identification des tribus.
Paradoxalement, c'est l'échange entre tribus proches qui pose problème. Il est
plus facile de créer des bases Corporate sur un périmètre international que des
bases alimentées par un site. La tribu défend un territoire. Quand il n'y a pas
d'enjeu de territoire, le partage fonctionne. Ne voit-on pas sur le Web des informaticiens
d'entreprises concurrentes s'échanger des trucs et astuces qu'ils ne fourniraient
pas à leurs collègues ?
Une nouvelle ambition
La démarche
par tribu nous rappelle qu'une vision mécaniste de l'entreprise, qui avait pu
sembler suffisante pour développer les systèmes d'information, trouve ses limites
pour mettre en oeuvre les systèmes de gestion des connaissances. Le Knowledge
management requiert une approche unifiée, car il sera inutile sans les enjeux
métiers, inefficace sans la gestion des ressources humaines et impossible sans
les outils. Le Knowledge management requiert aussi une dynamique de groupe et
une déontologie.
Donnant une nouvelle ambition à la gestion de l'information,
le Knowledge management suppose de briser certains tabous. Intégrer la gestion
de l'information dans son métier n'en est pas le moindre pour des banquiers, des
médecins, des juristes, etc., qui pourront n'y voir que des tâches administratives.
En son temps, l'introduction de la bureautique avait aussi dû casser des réticences
de cet ordre, nécessitant une évolution de l'image que chacun se fait de son métier.
Ainsi, étrangement, l'entreprise, en prenant ce temps de pause et de
réflexion, se regardant fonctionner pour tirer les enseignements de son action,
se penchant sur son histoire pour améliorer son futur, tirer parti de ses échecs
autant que ses réussites, réalise un véritable travail de mise à plat pour dégager
du sens. De fait, elle s'inscrit, à sa mesure mais retrouvant là sa dimension
humaine, dans une tradition séculaire d'écoles spirituelles préconisant des temps
de « retraite » comme, par exemple, l'exercice de relecture de sa vie cher à Ignace
de Loyola (1), contemplatif dans l'action.
(1) Fondateur des jésuites
et auteur des Exercices spirituels. .
(2) MKSM : Method for Knowledge System
Management.
(3) Fondateur des jésuites et auteur des « Exercices spirituels
».
Gonzague Chastenet de Géry
Gonzague Chastenet de Géry
est directeur au sein d'Ernst & Young Conseil.
http://www.lesechos.fr/formations/manag_info/articles/article_2_9.htm