Denis Failly
I-Prospective et Marketing
« Indiscipline intellectuelle » (Pierre Massé) la prospective [1] a pour objet d’anticiper pour agir en regardant loin, large et profond (Gaston Berger). Il s’agit pour le prospectiviste d’éclairer l’action à la lumière des futurs po La prospective qui s’interroge sur le « que peut-il advenir ?» rencontre la stratégie et n’est pas incompatible avec le marketing (stratégique) lorsque elle s’interroge sur le « que puis-je faire ?», « que vais-je faire ?» et « comment le faire ? » (cf. Michel Godet). Systémique, multidimensionnelle et transdisciplinaire (cf. Pierre F.Gonod) la prospective n’est pas une science du futur et toute tentative d’assimilation à la prédiction est une imposture. Il n’existe pas non plus de statistiques du futur mais un champ des possibles scénarisables, probabilisables au même titre que la pratique de l’analyse de données client recourant aux méthodes de datamining (modélisation de données par apprentissage via réseaux de neurones, cartes de kohonen etc., par exemple.) On entrevoit ici certaines similitudes épistémologiques avec la démarche étude en marketing à partir de laquelle on peut extraire de la « connaissance client ».
II-Des terrains de jeux a-priori différents
Mais les cas de prospective, pour ceux dont on peut avoir connaissance (confidentialité oblige) sont souvent très « marqués » industrie, énergie, défense, territoires, transports, ou technologie, etc. relevants de « macro structures » (grands groupes industriels, état, administrations, entreprises publiques...) qui possédant un pouvoir (quasi) régaliens où le client (voire plutôt l’usager) n’existe que comme la résultante d’un processus de production et non comme son générateur. De plus il semblerait que certaines études prospectives commandées par les représentants de l’Etat servent de vivier pour les politiques en panne et donc en quête de projets. De fait, dans les analyses, le client est quasi-inexistant ou considéré comme un simple acteur de la demande et résumé sous le terme « consommateur » au sens économique du terme et non-marketing. La perspective d’un client dynamique, complexe, protéiforme n’est donc pas intégrée dans les analyses qui sont de ce point de vue quelque peu réductrices. Ainsi donc à l’heure de la servuction [2] , de l’hétérogénéité des comportements et du zapping client à tout va, il serait aberrant de considérer que l’acteur client est résiduel (peu influent et très dépendant sur le jeu des acteurs) sans (em)prise réelle. Ne parle-t-on pas d’ailleurs de plus en plus de part de client en lieu et place de la classique part de marché pour les entreprises « datavores ». De plus dans le domaine des services et notamment « on line » le client devient co-producteur (« prosumer ») voire « auto – producteur » de biens dématérialisés, il est donc apte à bouleverser la donne sur un certain nombre de marchés (voir l’exemple du P2P [4] et son influence sur l’industrie musicale par exemple).
III-Une dimension commune : la complexité
La difficulté liée à une plus grande valorisation du client en prospective nous ramène encore et toujours à la problématique constante d’une dimension variable : la complexité. En effet comme signalé dans un article précédent « De l’usage de la métaphore au service de la connaissance client » nous avions souligné, du moins rappelé en recourant notamment aux métaphores du chaos et de la physique quantique, le caractère complexe, insaisissable de l’entité client avec les outils d’études et d’analyses de données (connaissance client) actuels. L’homme de marketing et d’études ainsi que le prospectiviste sont donc confrontés à une problématique commune qui est l’intégration de la complexité dans leurs réflexions, leurs démarches, leurs pratiques et leurs outils ou applications qui d’ailleurs par souci de simplicité et d’appropriation demeurent assez déterministes et rationnels (Se référer par exemple aux logiciels de prospective du type Mactor [3] par exemple). Plusieurs questions viennent alors à l’esprit : * Faut-il des outils complexes pour aborder le complexe ou des outils simples, appropriables par tous avec le risque inhérent d’un certain réductionnisme ? * De façon subséquente à l’appropriation, la pratique de ces outils et méthodes doit-elle demeurer entre les mains des seuls experts ou utilisables par les collaborateurs internes à l’entreprise engagée dans une démarche prospective ? * Au vu du dilemme posé à la prospective par l’acteur client (influence croissante, dépendance plus que relative, complexité) et les nouveaux marchés (services, produits et processus dématérialisés...) une prospective client est-elle envisageable, pertinente et souhaitable ? Pour ce faire, il faudrait naturellement que chaque domaine d’expertise se connaisse et s’intéresse l’un à l’autre : * L’un (le marketing) pour initier, alimenter et enrichir une culture des processus services et des clients auprès des prospectivistes, * L’autre (la prospective) pour apporter une (méta)vision plus englobante, plus multiple aussi (économique, démographique,...) aux hommes de marketing dans leurs façons d’appréhender un marché (variables-clés indirectes, cachées ou acteurs dormants voire embryonnaires comme autant de germes annonciateurs de futures tendances)
IV-Des attitudes stratégiques superposables
En reprenant les attitudes face à l’avenir proposées par Michel Godet (voir bibliographie) on peut mettre en regard les deux démarches marketing et prospective et envisager de façon incrémentale en quoi la démarche marketing peut, avec toutes les précautions nécessaires se calquer sur la démarche prospective. Rappelons en premier lieu la dimension spatio-temporelle des deux disciplines : * le temps long de la prospective (10, 15, 20 ans et plus), la vision globale, le chemin importe plus que le but, la carte n’est pas le territoire, * le temps court du marketing (du très court terme à 5 ans tout au plus) selon qu’il est stratégique ou opérationnel, le résultat immédiat, mesurable, rentable. Les attitudes face à l’avenir : * La passivité : pas de scénarios, la stratégie au fil de l’eau, entretenir le système, se voiler la face, * La réactivité: pas de scénarios, stratégie adaptative, attendre que les menaces externes se manifestent pour réagir, * La préactivité: scénarios exploratoires, stratégie préventive, envisager les changements et s’y préparer, * La proactvité: scénarios anticipatifs, stratégie volontariste, anticiper les mutations, se donner les moyens et les mettre en œuvre.
V-Le trio transdisciplinaire
Pour parfaire cette approche multi-vues mutuellement appropriable de l’acteur client, un troisième homme nous semble indispensable : le sociologue. Si on le définit comme le décrypteur des faits sociaux et des mécanismes qui régissent les rapports entre les individus et un ou plusieurs groupes donnés, il devient incontournable pour appréhender les dimensions cachées du sujet social mouvant (à la fois individu, citoyen, consommateur...). Par ses comportements et ses appartenances (tribus, groupes sociaux...), il influence le marché (au sens large) et est influencé par lui (rétro-action). Dans les années 70 un groupe de « prospective sociale » n’ambitionnait-il pas de « hisser la prospective comme une branche de la sociologie de la connaissance » (cf. P. Gonod). Réunir ces trois compétences (marketing – études, prospective, sociologie) en une seule personne est assez rare si ce n’est auprès de certains « Planners stratégiques », numériquement faibles (une quarantaine en France), et exerçant principalement au sein des grandes agences de publicité. A défaut de réponses définitives quant à la pertinence d’une prospective client, de fructueuses collaborations, nous semble-t-il, pourraient naître entre : * Les hommes de marketing/études, centrés sur le client, ses comportements (niveau local, « micro ») et les marchés servis, * Les prospectivistes orientés de façon plus globale (« macro ») sur les jeux d’acteurs (objectifs, enjeux, positions, relations), et le champ des possibles (que peut-il advenir ?, quels scénarios probables, vraisemblables, souhaitables ?). Enfin tout ce qui tend à relier, transversaliser les hommes, les disciplines, les processus et les structures, pour aborder et intégrer le complexe ne peut être que productif et porteur d’avenir.
Denis FAILLY Consultant Marketing Etudes