Par Antoine Rebiscoul (Université technologique de Compiègne) 15H06 26/10/2007
Il
est des questions apparemment techniques qui, de façon souterraine,
préparent un modèle de société, et sont grosses de lignes de partages à
venir. Depuis quelques années déjà, les économistes, les financiers,
les comptables, certains dirigeants d’entreprises, se sont saisis des
enjeux regroupés sous le terme valise "d’économie de l’immatériel". De
quoi s’agit-il?
Sous les effets conjugués des nouvelles technologies et d’une
recherche toujours plus forte de rentabilité du capital, la conception
même que nous nous faisons de ce qu’est la productivité et de ce que
sont les principaux actifs économiques a connu une mutation
considérable, dont on rend compte de façon trop rapide en parlant de
financiarisation inéluctable de l’économie.
Dans les représentations que nous nous faisons encore de ce qu’est
une entreprise, le schéma est fort simple. Des matières premières ou
des produits semi-finis sont achetés à l’entrée. L’entreprise exerce
ses compétences et sa capacité industrielle. Et des produits finis en
sortent, dont le prix répond aux principes de l’offre et de la demande.
La productivité, comme les actifs de l’entreprise, lui sont
essentiellement internes.
Or, ce n’est plus du tout ce qui se passe! Le problème le plus
important de la plupart des entreprises est de réussir à dissocier
harmonieusement activités de conception et activités de production, ces
dernières ayant désormais par nature vocation, un jour ou l’autre, à
être sous-traitées. Ce qui reste "dans" l’entreprise, grand paradoxe,
ce sont dès lors des réalités qui ne vivent que d’une socialisation
originaire: des droits de propriétés intellectuels, des marques, la
capacité à interconnecter le système d’information de l’entreprise au
monde extérieur, la qualité d’un dispositif de relations aux clients.
C’est-à-dire, essentiellement, des idées et des perceptions.
La question la plus importante de notre développement économique
pourrait bien devenir, dès lors, celle de l’adéquation de nos
dispositifs et de nos agencements de droits de propriété aux conditions
de possibilité de la génération et de la circulation des idées et des
perceptions.
La France tentée par une réaction patrimoniale
Sur ce dernier point, le paysage français, disons-le, prend toutes
les caractéristiques d’une réaction qu’on pourrait qualifier de
patrimoniale. C’est essentiellement la défense, le renforcement, la
sauvegarde des droits de propriétés industriels et intellectuels que
nous lègue une conception dépassée des réalités économiques qui est au
goût du jour.
L’Agence du Patrimoine Immatériel de l’Etat (APIE) a ainsi été
créée il y a quelques mois pour mieux valoriser les "actifs cachés" des
administrations. Ce que les grands médias ont retenu, in fine, du débat, c’est que Le Louvre ou La Sorbonne peuvent devenir des marques exportables à Abu Dhabi...
Dans les très importantes discussions sur l’avenir des modèles de
performance et des accès de l’économie numérique, ce sont en définitive
les schémas de paiement à la transaction plutôt que ceux de
mutualisation forfaitaire qui ont eu gain de cause. Nous pensons que,
en rigidifiant, en réifiant les échanges sous formes d’identités, de
droits d’accès, de marques, nous préserverons notre "patrimoine". La
question la plus importante de notre modernité économique, celle de
notre adaptabilité à l’immense bataille pour l’intelligence que nous
devons livrer, se transforme ainsi en petite histoire de bijoux de
familles et de fonds de tiroirs à racler!
Or, l’économie de l’immatériel n’est pas une question de
préservation, mais bien de mutation et de croissance. Elle est
essentiellement caractérisée par trois éléments, dont l’interaction
forme purement et simplement un nouveau paradigme.
Lees biens qui ont le plus de valeurs sont les biens inachevés
Premier élément : les entreprises peuvent de moins en moins indexer
la valeur d’utilité de leurs biens et services sur leurs coûts de
production internes, parce que ce qui fait, de nos jours, la valeur
d’utilité d’un bien, c’est l’interaction de ce bien avec le
consommateur lui-même. Raison pour laquelle les modèles économiques
associables à des forfaits et des abonnements prennent le pas sur
l’ensemble des modèles basés sur la seule transaction unitaire. Dit
autrement : les biens qui ont le plus de valeur sont ceux qui arrivent
sur le marché inachevés, parce qu’ils laissent suffisamment de place à
l’inscription de la sensibilité et de la singularité de l’acheteur.
Quand vous achetez un iPod, c’est vous-mêmes qui, depuis cette
infrastructure de stockage, allez constituer votre propre discothèque
personnelle. Lorsque la Fiat 500 est remise au goût du jour, elle
permet … 200.000 combinatoires différentes d’options.
Deuxième élément : les logiques de ce qu’on appelle, dans les
entreprises, la "chaîne de valeur", se retrouvent totalement inversées.
Marketing et publicité n’arrivent plus, en bout de chaîne, pour rendre
présentable un bien déjà produit en amont et pour ajuster l’offre à la
demande. C’est la présence même de l’entreprise au cœur de l’espace
public, c’est son image, l’appréciation qu’elle suscite, qui lui
permettent, ou pas, d’acquérir et d’exploiter une légitimité à agir et
à proposer tel ou tel type de bien. Pour prendre un cas extrême, une
société comme Virgin, présente aussi bien dans la distribution, les
sodas, la téléphonie, les voyages spatiaux (!) pourrait, aujourd’hui ou
demain, se lancer dans vraiment n’importe quelle autre activité, du
jardinage à la technologie avancée. Il ne s’agit pas là d’une
entreprise qui réalise son potentiel, qui fait apparaître ses "actifs
cachés". Il s’agit plutôt du maniement d’une image virtuelle,
spectrale, sans cesse relancée par des "coups" qui sont autant
d’événements médiatiques.
Pourquoi la finance envahit l'économie
Troisième élément : notre économie est absolument envahie par la
finance. Non parce que les financiers seraient plus rusés ou plus roués
que les braves gens. Mais parce que nos capacités d’interconnexions, de
créations de combinatoires de consommations, d’agencements d’options de
tous types, donnent une puissance folle à tous ceux dont le métier est
la mesure et l’évaluation du possible. Or, dans le possible, il y a
deux choses (plus de 2000 ans de philosophie ne le démentent pas). Il y
a du potentiel : une graine, potentiellement, c’est une plante.
Mais, dans le possible, il y aussi du virtuel : virtuellement, je
peux vous rencontrer par hasard demain dans un café, devenir ami, ou
pas, avec vous. Le potentiel se réalise, alors que le virtuel
s’actualise. Ce n’est pas du tout pareil. Les comptables s’en tiendront
toujours à chercher à définir, dans une entreprise, ce qui est
réalisable depuis son potentiel stabilisé. Alors que les financiers les
plus doués tenteront une synthèse entre le potentiel et le virtuel de
l’entreprise. La financiarisation de l’économie est intrinsèquement
liée au régime de croissance immatériel dans lequel nous sommes entrés,
parce que le capital connaît de moins en moins le déterminisme de son
origine patrimoniale : vous êtes, aujourd’hui, une entreprise de
bâtiments. Vous construisez, mettons, des parkings urbains. Vous
proposez des services associés, périphériques à votre premier métier.
Vous devenez une marque identifiable par le public. Vous voilà parti
pour devenir, pourquoi pas, une entreprise de services à la personne…
Voyez, par exemple, le cas de Vinci. Au départ, vous étiez comparable à
toutes les autres entreprises de bâtiments, et la finance vous évaluait
en fonction de cet étalon de comparabilité. Mais, dès lors que vous
êtes devenu aussi autre chose, ce que vous perdez en rectitude par
rapport à votre potentiel (ce que les financiers appellent la prime de
risque), peut-être le regagnez-vous avec des multiples plus forts en
suscitant du virtuel. Résultat des courses : ce n’est plus votre profit
futur qui détermine votre valeur ; c’est en fonction de votre valeur
virtuelle (la bourse) qu’on va attendre de vous tel ou tel niveau de
profit.
L’économie de l’immatériel marque ainsi, en un sens, l’expulsion
progressive du potentiel par le virtuel. Raison pour laquelle elle se
met en place par "bulles". C'est-à-dire par succession de crises de
comparabilité.
Les bienfaits de la circulation des savoirs
Il y a eu bulle concernant internet parce que internet, de façon
indécidable, est à la fois un secteur d’activité propre, et une
technologie qui vient bouleverser l’ensemble des secteurs d’activités.
Il y a eu bulle sur les crédits hypothécaires américains parce qu’il
s’agit du choc entre l’ensemble du tissu de l’économie solidaire
d’accession au logement aux États-unis et les pratiques les plus
strictement, les plus bêtement économiques, pourrait-on dire, du crédit
à la consommation. Il y a, il y aura de la même façon une bulle
biotech, une bulle verte etc. Il y a bulle lorsque, de façon
consciente, le potentiel ne rend pas compte à lui seul du possible.
Dans ce monde là, la seule stratégie qui vaille, c’est celle de
l’ouverture. C’est reconnaître que la productivité sociale est parfois
devenue plus puissante que la productivité organique interne aux
entreprises. C’est mesurer vraiment si la circulation des savoirs n’est
pas plus profitable à tous que leur "sauvegarde" sous forme de droits
de propriété renforcés. C’est ne pas être naïfs vis-à-vis des enjeux de
marques, qui expriment souvent beaucoup moins une identité
"patrimoniale" qu’une cristallisation de virtualités d’action et de
puissance.
Décidemment, ici comme ailleurs, comme le disaient bien les auteurs du Nouvel esprit du capitalisme, comme le rappelait récemment Philippe Lemoine dans un livre pénétrant, nous n’en avons pas du tout fini avec "l’héritage de mai 68" !
Antoine Rebiscoul est Membre du Forum d’action modernités,
membre du Conseil scientifique de l’Université technologique de
Compiègne
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