Plutôt
bien dans leur époque, s'estimant lucides et responsables, plus
sensibles que leurs aînés aux thématiques environnementales, attachés
au mérite, au travail et à l'autorité: les trentenaires font mentir
bien des clichés. Tel est le principal enseignement d'un sondage TNS
Sofres réalisé pour Le Figaro Magazine auprès des 30-40 ans. Cette
enquête révèle une classe d'âge au profil plus heureux, moins simpliste
et infiniment plus attachant que le portrait-robot dressé d'eux par
leurs parents qui n'hésitent pas à employer parfois des formules
lapidaires pour les définir: «générationX», comme l'inconnue de
l'équation mathématique, «génération bof», sans élan marquant,
«non-génération» privée de conscience d'elle-même ou, plus anecdotique,
«génération Casimir», aussi gélatineuse qu'un bonbon Haribo. De quoi
perdre le moral… et pourtant.
Chiffre frappant: ils sont 84% à
déclarer se sentir bien dans la société actuelle. Ce n'est pas l'extase
16% d'entre eux vont mal , mais une large majorité a tendance à
relativiser. «Je voyage suffisamment à l'étranger pour me rendre compte
qu'en France, nous sommes plutôt bien lotis, confirme Estelle Toyer, 35
ans, institutrice à Paris. Privilégiés matériellement, nous n'avons pas
pour autant une vie forcément facile. La société est dure, intolérante,
exigeante. Il faut avoir une vraie force personnelle pour s'en sortir.»
Nés entre 1969 et 1978, les enfants tardifs du «grand soir» de
Mai ont mûri dans une société et un monde en pleine mutation. Dans leur
jeunesse, les téléviseurs leur ont livré les images en Technicolor de
drames dont la violence déboulait quotidiennement dans les foyers. Au
troisième rang des événements qui les ont marqués après les attentats
du 11 Septembre et la chute du mur de Berlin , l'apparition du sida
leur a volé l'insouciance des premiers flirts. La catastrophe de
Tchernobyl, le terrorisme, les conflits au Moyen-Orient ont grisaillé
le moral d'une jeunesse plus informée et plus avertie. Entre les médias
et l'arrivée d'internet, impossible de ne pas savoir ce qui se passe en
France comme à l'étranger. Impossible d'échapper à une réalité
économique nettement plus âpre que pendant les Trente Glorieuses:
crises financières répétées, chômage croissant jusqu'à ces dernières
années, précarité de l'emploi... Une génération entière est arrivée sur
le marché du travail bardée de diplômes 70% a le niveau bac aussi
nécessaires qu'insuffisants. Ce n'est qu'à l'âge de 33 ans que 90% des
trentenaires accèdent à un contrat de travail à durée indéterminée.
Finir ses études, trouver un premier job, un premier logement, se
marier, prend plus de temps qu'autrefois. On tâtonne. On traîne. On se
lance. On change de cap. On échoue. On se sent nul. Gérer tous ces
engagements n'est pas simple. Faire le deuil d'une vie qui ne ressemble
pas à celle que l'on avait imaginée étant môme, encore moins. «A 20
ans, lorsque mon père courait le cachet chez Patachou, il vivait déjà
de son métier et assumait une famille, rappelle le comédien Davy
Sardou, 30 ans. Je ne suis pas sûr que ce serait encore possible. Il
est plus difficile aujourd'hui de vivre ses rêves. Deux de mes
meilleurs amis ont dû changer de métier.»
Les trentenaires n'ont pas pour habitude de se révolter
Pourquoi
les trentenaires ont-ils autant de mal à se situer, à se construire?
Les soixante-huitards n'auraient-ils pas été capables de structurer les
aspirations de leur progéniture? A qui la faute? Plus paumés qu'en
colère, les 30-40 ans n'ont pas pour habitude de se révolter. Pas de
pavés sur les sentiers que les « papyboomers » leur ont réservés. Les
sexagénaires ont beau occuper sans partage les terrains économique,
politique et culturel, se cramponner farouchement à leurs acquis, rien
n'y fait . Hormis quelques téméraires qui ont pris la plume pour
s'insurger Virginie Linhardt, Jacques de Guillebon ou Nicolas
Charbonneau , rares sont ceux qui réagissent violemment. Une certaine
concorde générationnelle semble l'emporter sur la rupture. 48% estiment
que leurs aînés ont assez bien préparé la société à leur arrivée,
contre 43% d'insatisfaits, essentiellement dans les milieux aisés. Sur
l'héritage laissé par leurs parents, les trentenaires sont partagés. Et
pour cause. Nul ne peut montrer les crocs avec encore des dents de lait
et la bouche pleine!
Il n'est pas facile de renier des géniteurs
qui vous ont désiré, au nombre près, et vous ont hissé, en masse,
jusqu'au statut d'enfant-roi. Il n'est pas plus simple d'en vouloir à
des parents maternants qui ont pensé bien faire et attendent encore,
malgré leurs erreurs, de recevoir amour et reconnaissance. « Les
trentenaires sont le produit de leur histoire, explique l'essayiste
Natacha Polony, auteur de L'homme est l'avenir de la femme (Lattès). On
ne peut pas parler d'eux sans évoquer le rapport qu'ils entretiennent
avec leurs parents : un rapport en miroir, très narcissique. Qu'il
s'agisse d'approuver ou de prendre le contre-pied de leurs aînés, ils
n'ont pas réussi à s'affranchir pour inventer une nouvelle lecture de
la société et du monde. » Sans doute revient-il aux générations
expérimentées, à ceux qui détiennent le pouvoir, d'être à l'écoute des
trentenaires, de prendre en considération leurs frustrations, leurs
revendications, leurs angoisses... notamment en matière d'emploi.
Car
s'ils reconnaissent être plus chanceux que ceux qui les ont précédés en
ce qui concerne les loisirs, la santé et l'accès au confort matériel,
84% d'entre eux constatent avec lucidité que trouver un travail ou en
changer s'avère aujourd'hui beaucoup plus difficile. «Le chômage est
même devenu pour beaucoup une étape normale de l'entrée dans la vie
adulte, selon le sociologue Louis Chauvel dans Le Destin des
générations (PUF). Les salaires d'embauche sont nettement plus faibles
que celui des anciens; la mobilité est subie et s'appelle flexibilité;
la dynamique sociale, marquée par des incertitudes fortes, produit un
avenir au visage menaçant et tout rappelle aux acteurs sociaux que
l'âge d'or était hier.» Sale époque pour les légataires d'un héritage
au passif plutôt lourd. Depuis vingt ans, les dettes s'accumulent.
Demain, il faudra payer les retraites, rééquilibrer les déficits
publics, sans oublier de sauvegarder un patrimoine environnemental
dévasté par l'industrialisation massive des années 70.
Génération
charnière, les 30-40 ans ne peuvent pas se payer le luxe d'être
désinvoltes ou d'entretenir durablement des marottes d'éternels
adolescents. Une certaine gravité les caractérise. Hommes et femmes
sont lucides et responsables. «Ils ne sont plus dans le lyrisme, mais
dans le pragmatisme», constate le sociologue Jean-Luc Excousseau.
Privés d'idéal collectif, ils ont très vite compris qu'ils ne
changeraient pas le monde. Modelés dans la glaise du libéralisme
libertaire, façonnés selon la sacro-sainte éthique des droits de
l'individu, ils doivent assumer les choix de leurs parents. «Les
anciens ont une responsabilité évidente dans la mauvaise gestion de la
liberté qu'ils ont conquise, assure Philippe Tesson, auteur avec
Laurent Joffrin d'Où est passée l'autorité? (NiL). Les enfants de 68
sont soucieux des libertés acquises, notamment en matière de moeurs,
mais ils remettent en question l'organisation de cette liberté devenue
un absolu. Liberté, justice, autorité: ces trois valeurs constructives
de la société ont été mises à mal dans la sphère privée comme dans la
sphère publique. Quelle réalité revêt aujourd'hui le bien commun?
L'esprit collectif? La hiérarchie? La solidarité est sur toutes les
bouches, mais pas dans les consciences, le lien social s'est dissolu,
l'individualisme l'emporte. Les trentenaires n'ont pas la partie
facile.» Etre eux-mêmes, tel est leur devoir ! Affranchis des
appartenances à la patrie, à une classe ou à l'église, habitués à
pouvoir rejeter toute autorité, à s'extraire des contraintes, ils se
construisent comme ils peuvent, le plus souvent sur le vide, le mou,
l'imprécis... Oui, les 30-40 ans sont individualistes: ont-ils vraiment
le choix? Non, ils ne sont pas forcément égoïstes ou repliés sur
eux-mêmes ! Ils ont soif de solidarité, de respect, d'élans communs.
Question de survie. «Soit tu joues avec les règles qui existent, soit
tu te marginalises », assure Martin Jacquemet, 35 ans, entrepreneur. En
cas de chute, les familles souvent dispersées , la société et l'Etat
plus en retrait: 67% des trentenaires l'estime trop peu présent dans la
régulation de la vie économique française amortissent moins les chocs.
Tout le monde n'a pas le parcours exemplaire de Nathalie
Kosciusko-Morizet (34 ans), secrétaire d'Etat à l'Ecologie et
secrétaire générale adjointe de l'UMP, de Marie Drucker (32 ans) ou
d'Anna Mouglalis (30 ans).
Ils cautionnent le mérite, le travail, la patrie, l'ordre, la compétition…
«Il
y a plus d'opportunités aujourd'hui qu'hier, avoue Alexis (32 ans),
directeur d'une société de production audiovisuelle, mais le décalage
est immense entre les possibilités que nous avons et ce que nous en
faisons.» Contrairement à ce qu'on leur a fait croire, le bonheur pour
chacun n'est pas à portée de main. L'humeur n'est plus au
«tagada-tsouin-tsouin» époque Bébel. Les trentenaires sont
raisonnables. «Ils sont vieux!» renchérit le sociologue Erwan Lecoeur,
qui souligne notamment le succès de l'épargne- retraite chez les 30-40
ans. «Nous avons des rêves de jeunes, mais nous avons peur, réplique
Marie (34 ans), secrétaire. Nous sommes une génération déclassée qui ne
sait pas comment agir dans ce monde où nous avons plus de références
que de repères réels. Le revers de la libération offerte par nos
parents, c'est qu'on est paumés!»
Effet de balancier bien
connu : les enfants d'«il est interdit d'interdire» s'autorisent un
retour à des valeurs traditionnelles sans doute plus rassurantes. S'ils
valorisent sans surprise le progrès, les droits de l'homme,
l'engagement, l'écologie, ils cautionnent le mérite (jugé positif à
75%), le travail et l'entreprise (73%), la morale (71%), la patrie
(70%), l'autorité (67%), l'ordre (66%), la compétition (65%). Ils
savent que demain, la concurrence ne s'effectuera pas avec son voisin
ou avec des Européens, mais avec le monde entier. La génération Just do
it doit aller au charbon, même si c'est derrière un écran d'ordinateur.
Conscients des enjeux, courageux, méritants, les trentenaires
apprécient de s'épanouir dans leur travail, mais ne négligent pas
l'importance d'avoir un bon salaire pour payer les nombreuses charges
qui incombent à une famille. Car l'argent n'est plus un sujet tabou. Là
encore, ils se sentent surtout responsables. Même s'ils ont pris
l'habitude de satisfaire leurs envies (internet, activités sportives ou
culturelles, voyages), ils dépensent relativement peu pour faire la
fête et se méfient d'un consumérisme excessif. L'inquiétude de l'avenir
leur interdit de se montrer frivoles et insouciants: ils redoutent en
premier lieu l'accroissement des inégalités entre riches et pauvres, la
baisse du pouvoir d'achat, l'augmentation du chômage, les
délocalisations, la dégradation du système de sécurité sociale...
Ce
qu'ils veulent est parfois ambigu. Une majorité rejette le capitalisme
tout en sollicitant une société «libérale» qui régulerait les dérapages
de la mondialisation. Les idéologies du Vieux Monde chute du mur de
Berlin, fin de l'URSS, disparition de la bipolarité droite/gauche sont
tombées sous leurs yeux, alimentant une certaines méfiance envers les
institutions. Dépolitisés, frileux, ils cherchent de nouvelles voies.
«Les trentenaires usent de formes moins conventionnelles pour
s'exprimer, précise Guénaëlle Gault, directrice d'études au département
Stratégies d'opinion de TNS Sofres. Cette génération a préempté par
exemple le territoire internet, qui n'est autre qu'une nouvelle manière
de s'emparer du fait politique.» Leur engagement se manifeste également
dans l'attention qu'ils portent au commerce équitable, au micro-crédit.
Mieux vaut s'inspirer de l'action de Muhammad Yunus, prix Nobel de la
paix en 2006, pionnier dans le soutien au développement, que de prendre
sa carte au PS.
Si 63% des trentenaires considèrent la
politique comme une chose négative, 54% dévalorisent la religion. Et là
encore, la fracture semble difficile à réduire, comme le démontre
l'éditorialiste et philosophe Gérard Leclerc: «Pour beaucoup, le
religieux renvoie aujourd'hui au fanatisme, au terrorisme, à
l'irrationnel... Les trentenaires, bien souvent, n'ont pas reçu de
formation religieuse solide. La déchristianisation, l'échec de la
catéchèse, l'absence de culture générale, y compris religieuse, et
l'effet de 68 conduisent un grand nombre de gens de cette génération à
mener une charge assez sévère contre la religion.»
Une génération «Friends» qui compte sur les amis et la famille
Une
nouvelle fois, le développement personnel l'emporte sur l'implication
collective. La réussite n'est pas tout. Phénomène générationnel: le
grand challenge des trentenaires est d'équilibrer épanouissement
professionnel et familial. Femmes et hommes s'accordent, avec plus ou
moins de réussite, pour trouver une harmonie familiale. Le nouveau
congé paternel de onze jours remporte un franc succès chez les pères
trentenaires. Passer du temps avec ses enfants, ses proches, soigner
ses réseaux amicaux (surtout dans les grandes villes) s'avère une
priorité. La famille tient un rôle crucial, d'où l'importance d'en
créer une. Ce qui ne s'avère pas toujours facile pour cette génération
de cloche-coeurs qui ne veut renoncer à rien, se fait une haute idée du
bonheur et privilégie souvent le désir d'être fortement amoureux avant
la longévité du couple. Courageuse, sensible, réaliste, fragile, la
génération des trentenaires s'évertue à gagner la bataille de
l'héroïsme ordinaire. «Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers
ton risque. A te regarder, ils s'habitueront!» aurait pu leur
conseiller le poète René Char. A leurs trousses, les gamins de 15-20
ans sont de la trempe des revanchards, prêts à braquer la vie plutôt
qu'à l'amadouer. Il faut se dépêcher d'être heureux... On est déjà
demain!