Lu dans Le Monde
Le néocapitalisme ou l'ère du chaos
Ce qui frappe au premier abord dans le nouvel essai de Naomi Klein, La Stratégie du choc, c'est son volume. Pas moins de 672 pages dont 65 de notes et 6 de remerciements à plus de 120 personnes, tout aussi "géniales" et "merveilleuses" les unes que les autres. Quel contraste avec les 565 pages de l'essai proprement dit qui, elles, mentionnent un nombre considérable d'hommes politiques et d'économistes, tous aussi malfaisants les uns que les autres. Parmi ces derniers, la palme revient incontestablement à Milton Friedman, l'économiste libéral mort en novembre 2006. Le dernier essai de l'égérie du mouvement altermondialiste pourrait d'ailleurs s'intituler Contre Milton Friedman et ses disciples de l'université de Chicago.
Du coup d'Etat de Pinochet au Chili de 1973 à la guerre en Irak en passant par les malheurs post-Katrina de La Nouvelle-Orléans (Louisiane), la répression de la place Tienanmen en Chine de 1989, puis l'apparition des oligarques russes et la conversion au capitalisme de Nelson Mandela, les grands événements qu'a connus la planète ces trente dernières années sont partiellement ou totalement le fait de ceux que l'on appelle les "Chicago boys".
La thèse est la suivante : comme l'a écrit Milton Friedman lui-même (dans une lettre à Pinochet), "l'erreur principale fut de croire qu'on pouvait faire le bien avec l'argent des autres". Pour cet anti-keynesien, l'Etat, c'est le mal. Comment réduire son rôle ? En profitant d'une crise, reconnaissait l'influent professeur. Que ce soit une élection présidentielle, un coup d'Etat, une guerre ou un tsunami, peu importe, il faut profiter du choc créé dans l'opinion pour lui imposer des réformes impopulaires mais nécessaires. D'où le sous-titre du livre, "La montée d'un capitalisme du désastre", que l'auteur définit comme "des raids systématiques contre la sphère publique au lendemain de cataclysmes".
La guerre en Irak fournit à Naomi Klein un plat de résistance idéal. Entre la sous-traitance d'une partie de la guerre à des mercenaires à la privatisation de l'économie irakienne (vendue en grande partie à des intérêts étrangers), les arguments en faveur de sa thèse ne manquent pas. Que les guerres ou les coups d'Etat soient provoqués ou téléguidés par des intérêts économiques n'est pas nouveau. Rome et Athènes peuvent en témoigner. Que les tortures traumatisent les peuples et que les entreprises tirent profit des malheurs de l'humanité non plus.
Le principal intérêt du livre est de remettre au goût du jour les critiques contre l'impérialisme américain en y montrant avec force détails le rôle des économistes libéraux. En épluchant une documentation impressionnante, la journaliste canadienne et ses documentalistes montrent l'influence concrète voire la participation de Milton Friedman ou de Jeffrey Sachs (qui, lui, enseignait au MIT et non à Chicago) dans les programmes économiques de nombre de pays émergents.
De même, son analyse sur Israël selon laquelle la croissance économique de ce pays repose désormais en grande partie sur "l'industrie de la guerre contre le terrorisme" est originale même si peu de données statistiques la corroborent.
Comme dans son précédent best-seller, No Logo (Actes Sud, 2001), Naomi Klein a le mérite de la franchise. Son lecteur sait où il va. Le problème est que, comme toute thèse manichéenne, celle-ci montre assez vite ses limites. Il est contradictoire de montrer que l'école de Chicago dirige - ou plutôt manipule - la planète avant de se féliciter à la fin de l'ouvrage, qu'en Amérique latine, la gauche reprenne les rênes. De même, voir dans les dirigeants chinois des disciples de Milton Friedman paraît pour le moins réducteur. Que le capitalisme ait des vices est évident. Mais il a aussi quelques qualités. Dommage que, pour les besoins de sa cause, Naomi Klein semble les lui dénier.
Frédéric Lemaître
La stratégie du choc. Noami Klein, Actes Sud, 672 pages, 25 €