Lu dans Libération
Par Philippe Martin
Les jours de certains pôles de compétitivité sont comptés et c’est une bonne nouvelle. La semaine dernière, Hubert Falco, secrétaire d’Etat chargé de l’Aménagement du territoire, et Luc Chatel, chargé de l’Industrie et de la Consommation, ont rendu publique la synthèse du rapport d’évaluation sur les pôles de compétitivité. Il s’agit selon eux d’une «évaluation prometteuse» qui «confirme que la dynamique créée par la politique des pôles de compétitivité renforce les positions stratégiques de la France en matière de recherche, de développement et d’innovation». C’est une interprétation très optimiste du rapport d’évaluation fait par deux cabinets de conseil en stratégie (Boston Consulting Group et CM international) qui a le courage, même si c’est en termes diplomatiques, de pointer les faiblesses de certains pôles. Il suffit de regarder une carte des 71 pôles existants pour comprendre que leur présence, étonnamment bien répartie sur toutes les régions et tous les secteurs, suivait davantage une logique politique de saupoudrage des subventions qu’une logique économique. Que certains pôles soient appelés à disparaître est donc une bonne chose même s’il reste à vérifier que le gouvernement pourra résister aux pressions des élus locaux.
Rappelons ce que sont les pôles de compétitivité présentés comme une nouvelle politique industrielle. Lancés en 2005, ils associent, sur un territoire donné, des entreprises et des centres de recherche d’un même secteur. De ces pôles, que les Anglo-saxons appellent des clusters, le gouvernement attendait beaucoup, certainement trop. De nombreux articles scientifiques et un travail récent, avec Thierry Mayer et Florian Mayneris (1), utilisant des données de firmes françaises, montrent que les gains qu’on peut espérer d’une géographie en cluster existent mais sont modestes : quelques points de productivité dans le cas improbable où les pôles parviendraient à fortement concentrer les activités sur un territoire, facilitant ainsi une meilleure coopération (en particulier en terme d’innovation) entre les acteurs d’un même secteur. On est très loin du fameux point de croissance manquant que Nicolas Sarkozy cherche toujours. En outre, nos estimations montrent que les entreprises françaises prennent déjà largement en compte les bénéfices des clusters dans leur choix de localisation. Elles comprennent d’elles-mêmes qu’il est avantageux de se localiser dans une région où d’autres entreprises du même secteur produisent déjà. De ce fait, il n’est pas clair que les clusters français existants soient trop petits et qu’une intervention publique aussi coûteuse que les pôles de compétitivité soit nécessaire. Les expériences existantes montrent aussi que le passage de la théorie à la pratique n’est pas aisé. La Silicon Valley est devenue la référence obligée sur le sujet mais on oublie de rappeler que l’un de ses «pères», qui fut vice-président de l’université de Stanford, a été incapable de reproduire cette expérience dans l’environnement très propice du New Jersey. Notre analyse d’une autre politique de cluster, qui, en France, a précédé celles des pôles de compétitivité, va dans le même sens : aucun effet sur la productivité des entreprises ou sur l’attractivité des territoires concernés n’est détecté.
Comme pour toute politique distribuant des subsides, la question de l’effet d’aubaine doit être posée. Les entreprises qui reçoivent ces subventions (400 millions d’euros par an en aide à l’innovation) n’auraient-elles pas investi autant sans ces aides ? L’évaluation d’une politique de type pôle de compétitivité repose sur cette difficile comparaison : quel aurait été le destin des entreprises si elles n’avaient pas bénéficié de ces aides ? Se contenter de comparer les performances des entreprises appartenant à des pôles à la moyenne nationale ne répond en rien à cette question, puisque les entreprises appartenant aux pôles ont justement été sélectionnées parmi les plus performantes et les plus coopératives. L’évaluation faite par les deux cabinets de conseil est loin de répondre à cette difficulté - ce n’était d’ailleurs pas son objectif - sur laquelle les statisticiens et les économistes ont pourtant fait beaucoup de progrès.
Vérifier que l’argent a été dépensé et que les entreprises innovent ou coopèrent ne nous dit rien sur le fait que l’innovation ou la coopération soient le fruit de la subvention publique. L’évaluation des politiques publiques a donc encore de gros progrès à faire en France. A preuve, cette réflexion d’un haut fonctionnaire pour qui les pôles de compétitivité sont un succès puisqu’il a des retours très favorables de la majorité des entreprises bénéficiaires de ces subsides… Les autres doivent être bien ingrates !
Philippe Martin est professeur à l’université Paris-I Panthéon Sorbonne.
(1) «Spatial Concentration and Firm-Level Productivity in France» Centre for Economic Policy Research discussion paper 6858.