Lu dans Liberation
par
ÉRIC AESCHIMANN
Les
neutres, les abstentionnistes, les sans-opinion, les
ni-droite-ni-gauche… tous des idiots ! Telle fut la remarque adventice
de Cornelius Castoriadis, tenant séminaire un beau jour de 1983.
Revisitant pour ses étudiants les fondements de la démocratie
athénienne, il s’était arrêté sur la notion de parrhèsia. La parrhèsia, c’est «l’obligation de dire franchement ce que l’on pense à propos des affaires publiques» (1).
Au temps de Solon, un citoyen qui refusait de se prononcer pouvait se
voir retirer ses droits civiques et, plus tard, Périclès affirma qu’«un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile». C’est alors que Castoriadis remarqua que le mot «idiot» vient d’«idiôtès - l’imbécile qui ne s’occupe que de ses propres affaires…» Vingt-cinq ans plus tard, les idiots se portent bien, et il n’est pas inutile qu’une voix les remette à leur place.
Minutes.Né en Grèce en 1922, économiste, philosophe, psychanalyste, fondateur et animateur de la revue Socialisme et Démocratie, figure de proue de la pensée antitotalitaire, théoricien de «l’institution imaginaire de la société»,
Cornelius Castoriadis n’a cessé de travailler la question démocratique.
Depuis sa disparition, en 1997, le Seuil a entrepris de publier les
minutes du séminaire qu’il tenait à l’Ecole des hautes études en
sciences sociales. Telle qu’elle est transcrite, tout imprégnée
d’oralité, sa pensée ressemble étonnamment aux sonorités si singulières
de son patronyme : brillante, éclectique, inclassable, séduisante. Et
si, dans ce volume, il se montre d’abord soucieux de saisir la
démocratie athénienne dans sa spécificité, il ne cesse d’établir des
points de raccordements ou de désaccordements avec l’époque
contemporaine et ses penseurs, Rousseau, Benjamin Constant ou Hannah
Arendt, donnant à sa démonstration une étonnante actualité.
Apparue avec les réformes de Solon et de Clisthène, la démocratie athénienne a duré deux petits siècles : les Ve et IVe siècles avant J.-C. Ce qui s’est passé alors fut décisif «pour l’histoire grecque, mais aussi pour l’histoire européenne et pour celle de l’humanité»,
car, pour la première fois, la loi héritée des ancêtres non seulement
est contestée, mais surtout cette mise en cause prend la forme d’une
discussion de tous, «de façon explicite, en fonction d’une activité
politique publique, dans et par le logos, la discussion, le conflit des
opinions, et pas simplement comme violence aveugle. Voilà l’essentiel».
Pour une discussion vraie, il faut savoir où l’on parle : ce sera
l’agora ; et aussi de quoi on parle, à quels événements on se réfère :
ce sera l’Histoire. Un espace public et un temps public, voilà le
socle. Mais il faut aussi que chacun parle et s’engage. «La vraie démocratie est la démocratie directe, la démocratie représentative n’est pas la démocratie.» Très vite, la présence aux séances de l’Ekklesia, l’assemblée des citoyens, devient l’objet d’un dédommagement financier pour les plus démunis. A Athènes, il n’y a «ni élus, ni experts, ni Etat».
Les magistrats et les membres du conseil sont tirés au sort,
l’administration et les finances publiques sont confiées aux esclaves,
et «M. Delors aurait été un esclave athénien particulièrement compétent».
Par comparaison, Castoriadis relève l’absurdité de nos élections
modernes où, au nom d’une expertise dont la population est par
définition exclue, il est demandé à cette même population de choisir le
plus compétent de ces prétendants (et prétendus) experts.
«Il n’y a pas de bonne société, de société juste et libre une fois pour toutes.»
Qu’il parle de la guerre du Péloponnèse, de la mort de Socrate ou de
l’étonnante loi «anti-démago» qui, à Athènes, punissait celui qui
abusait de l’émotion des citoyens pour faire voter une loi néfaste,
Castoriadis ne cesse d’exprimer la même idée que, loin du mythe de
l’âge d’or, la démocratie des Athéniens fut, comme toute démocratie, un
processus permanent «d’autoinstitution», un mouvement qui ne cesse de se heurter aux conditions «prépolitiques» de la communauté (l’économie, le social, la famille…). Ce «prépolitique»,
il convient de le respecter, sauf à tomber dans l’utopie totalitaire de
la construction d’un homme nouveau. Mais il faut aussi savoir le
transformer lorsqu’il affecte l’exercice démocratique. Il y a donc, au
cœur de la démocratie, une exigence «d’autolimitation». Mais alors, qui en fixera la frontière ? Comment résister à la tentation de la puissance (l’hubris) en se lançant, par exemple, dans la désastreuse expédition de Sicile (ou, aujourd’hui, d’Irak) ?
«Patriotisme». Le coup de maître de Castoriadis est d’éviter les fausses solutions et d’assumer l’impossibilité de répondre. «Le
peuple peut tout faire et ne doit pas tout faire. Qu’est-ce qu’il ne
doit pas faire ? Il n’y a pas de réponse donnée d’avance.» Le rôle central de la tragédie dans la vie athénienne ne s’explique pas autrement. Pour l’individu comme pour un peuple, l’hubris
est le bras du destin et, tout comme le héros tragique découvre trop
tard qu’il a commis l’irréparable, la démocratie doit respecter des «limites qui n’ont pas jamais été définies par qui que ce soit, et qui, en un sens, ne seront définies qu’après-coup».
«Il n’existe pas de norme extrasociale, qu’elle soit théologique ou philosophique», et «l’énorme illusion» du rationalisme moderne («au mauvais sens du terme»)
serait de croire qu’un texte constitutionnel supérieur, par exemple la
Déclaration des droits de l’homme, suffirait à régler la question. «Dans
ma Grèce natale, il y avait une très belle Constitution [qui] se
terminait par un splendide article 114, que nous apprenions par cœur au
lycée : "La sauvegarde de la Constitution est confiée au patriotisme
des Hellènes." Où était-il, ce patriotisme, en 1933, lors du premier
coup d’Etat militaire, et en 1936, avec la dictature de Metaxas ?»
La tragédie de la démocratie est de reposer sur des contradictions
impossibles à dissiper : la loi (qui limite la force) et la force (sans
laquelle la loi est un bout de papier) ; l’égalité (qui inclut) et la
communauté (qui exclut). Platon, note Castoriadis, détestait la
démocratie autant que la tragédie ; de façon logique, il croyait aux
experts. Les experts aiment les solutions, ils n’ont que faire du
tragique. Ils l’ignorent, le nient. C’est pourquoi, peut-être, les
idiots sont si prompts à leur faire confiance.
(1) La coïncidence vaut d’être notée : la même
année, Michel Foucault consacra lui aussi une partie de son cours du
Collège de France à la parrhèsia. Lire Libération du 8 février.
Le livre : La cité et les lois. Ce qui fait la Grèce, 2 séminaires 1983-1984, ed Le Seuil
Cornelius Castoriadis (photo : Olivier Roller)