Avec
"Storytelling", Christian Salmon signe un essai décapant sur la
nouvelle "arme de distraction massive", devenue grâce à la
mondialisation et à la férocité cynique des communicants, l’arme de
destruction rêvée du marché: quand "l'art de raconter des histoires"
devient l’art de "formater les esprits" pour les aliéner. Ce n’est pas
de la fiction: le "storytelling" manage le monde depuis les années 90.
Entretien.
Dans un monde où le rapport au réel oscille majoritairement entre
téléréalité et chaînes tout-info, la fiction semble devenue une norme
sous-jacente, un besoin, une échappatoire. De nos jours, un roman ou
une série télé fonctionnent surtout s’il est "vrai" (dilemme pour les
éditeurs). Aujourd’hui, un discours politique ne touche que s’il
apparaît comme une histoire héroïque plutôt que comme une litanie
(Graal de tous les communicants politiques).
Dans "Storytelling", l’ex-président de l’ancien Parlement international des écrivains,
Christian Salmon, retrace la généalogie de cette nouvelle doctrine
("l'art de raconter des histoires"), aujourd’hui devenue "arme de
distraction massive" à même non seulement de formater notre rapport à
la réalité, mais de fabriquer le réel. Le fin du fin de la propagande
du marché.
Depuis les années 90, les politiques ont mis la main sur l’arme.
"Storytelling", c’est un monde: un polar, un manuel de résistance, un
ouvrage d’analyse, un livre d’histoire contemporaine. Une étude à la
fois très pointue et aisée d’approche. Christian Salmon, qui connaît le
réel comme la fiction, et les chercheurs comme les écrivains, y livre
un décryptage de la communication capitaliste et politique. Qui,
aujourd’hui, ne diffèrent guère.
"Les marques s'attribuent les pouvoirs qu'avant on cherchait dans la drogue"
Le "storytelling" est apparu dans les années 90. Aux Etats-Unis,
pour commencer. A cette période, "le tournant narratif des sciences
sociales coïncide avec l'explosion d'Internet et les avancées des
nouvelles techniques d'information et de communication". Une nouvelle
fois, la communication entre les individus mutait.
Mais là, on allait passer du capitalisme de capitaine d’industrie à
un libéralisme sans visage devenu nomade et indolore. Les repères
cessaient d’exister. Ce n’est plus notre rapport au monde qui allait
changer, mais notre perception du monde. C’est à ce moment que les
multinationales ont développé une stratégie consistant à passer de la
marque au logo, dans la façon de concevoir leurs publicités. Changeant
notre perception de la marque, son pouvoir de narrativité, son
attrait... et donc sa force d'impact, et donc sa force de vente.
"Du logo, on passe aux stories", écrit Salmon. "C'est l'avènement de
la consommation comme seul rapport au monde", "les marques s'attribuent
les pouvoirs qu'autrefois on cherchait dans la drogue, dans les
mythes". L’acte de consommer devient alors "un exercice de
communication, voire de communion, planétaire".
Auparavant, les "marketteurs" avaient pour mission de faire de la
promotion, à présent, ils doivent utiliser leurs marques respectives
pour aménager la vision du monde que se fait le consommateur. Qui, dans
le même temps, doit faire face à la transformation du milieu du
travail. Du concept même de travail: on passe de la notion de carrière
et d’emploi à la flexibilité et à l’absence d’emploi.
Cela va susciter une "surenchère de propositions visant à provoquer
une remobilisation émotionnelle, un regain d'engagement" de la part des
managers modernes, qui rivalisent de trouvailles pour habituer le
salarié à ce nouveau "mode d’emploi"... passant par la consommation.
La fiction romanesque et cinématographique avait compris ce qui se tramait
C’est alors que, dans son livre, Salmon interpelle la fiction
romanesque et cinématographique, qui selon lui avaient compris ce qui
se tramait avant même que les chercheurs n'aient ou le formuler. Par
exemple, Don De Lillo et son roman "Joueurs", où l'auteur imaginait une
entreprise dont l'objet était le management de la douleur. Et Salmon de
remarquer que certaines phénomènes réels (les call centers indiens, par
exemple) sont des exemples même de l’évolution d’un monde qui cherche à
trouver des scénarios réalisables plus que des solutions viables.
De Lillo -dont, au passage, le lecteur français aura des nouvelles
début 2008- a prouvé, et tous ses romans depuis "Joueurs" l’illustrent,
qu’on ne peut plus aisément raconter des histoires dans une société
envahie de séries, de "stories", dans une civilisation où le moi
émotionnel des individus est, à présent, récupéré et utilisé par les
marketteurs et les communicants politiques, et non plus sollicité par
les auteurs de fiction.
Nous sommes, écrit Salmon, passé dans une civilisation "d’injonction
au récit". C’est ici le point nodal de toutes ces démonstrations.
Après le 11 Septembre, scénaristes et dirigeants se concertent
Evidemment, le 11 Septembre est un tournant dans l’histoire moderne.
Comme une incursion de fiction dans le réel. La réponse du pouvoir
américain. Peu après l’attentat, il y eût une réunion entre hauts
responsables américaines et quelques scénaristes (le co-scénariste
d’"Apocalypse Now", le scénariste de "Die Hard", le réalisateur de
"Grease"...), où il leur fut demandé d’imaginer les scénarios d’une
attaque terroriste et les répliques à apporter.
Des créateurs qui travaillent sur comment prévenir le réel... et
inventer des répliques. Comme, par exemple, la guerre. Et comment la
légitimer. Cela ne vous dit rien? C’est ici un des multiples exemples
de "storytelling de guerre" du livre. Et la France? Si "Sarkozy joue sa
présidence comme on joue dans un film", les dirigeants sont encore au
stade du bricolage en matière de storytelling. (Voir la vidéo, tournée dans le brouhaha de la rédaction.)
Quand le Pentagone et Hollywood travaillent ensemble, ce n’est pas
le monde qui change. C’est le réel. La distinction entre le vrai et le
faux. On a froid dans le dos quand, par exemple, on lit le témoignage
de cet ancien éditorialiste du Wall Street Journal, qui restitue une
conversation avec un conseiller de Bush en 2002.
Celui-ci lui reprochait un papier, qui prouvait son appartenance à
la "communauté réalité", alors que c’était à eux, au sommet du pouvoir,
de créer la réalité. Pendant que d'autres étudiaient la réalité créée
par le pouvoir, le pouvoir en façonnait d’autres...
Les "story spinners", fin du fin du marketing politique
Eux, c’est "l’empire". Grâce aux figures -apparues sous Nixon et
réapparues sous Reagan, puis en force sous Clinton et Bush- des "spin
doctors" et autres "story spinners", les gouvernants sont aujourd’hui
capables de vendre leurs valeurs, donc leur réalité, comme une marque.
Fin du fin du storytelling marchand adapté à la politique...
C’est sous Reagan qu’on a inventé "le candidat qui pourrait être
n'importe qui, n'importe quel acteur d'Hollywood, qui peut être élu à
condition qu'il ait une histoire à raconter, une histoire qui dise aux
gens ce que le pays est et comment il le voit".
C’est alors que les démocrates, habitués à raconter des litanies,
sont distancés par les républicains qui, eux, ont appris à raconter des
histoires (par exemple, Bush sauvé de l’alcool par la religion) à la
fois digressives (jouant sur l’héroïsation américaine) et
manipulatrices.
C’est ainsi qu'en 1992, Clinton recrutera comme directeur de la
communication celui -David R. Gergen- qui avait eu cette fonction
sous... Reagan. A présent, le discours officiel s’adresse au coeur plus
qu’à la raison, à l’émotion plus qu’à l’opinion. Le pouvoir exécutif
devient un pouvoir d’"exécution" du scénario présidentiel.
Un monde où réalité et fiction copulent et cohabitent
De Reagan à Bush, et donc à Karl Rove, du Watergate à l’Irak, c’est
ici la partie la plus intéressante de l’analyse de Salmon dans son
décryptage des limbes de la politique moderne. Celle d’un monde où
réalité et fiction copulent et cohabitent. Dans notre rapport au réel
et à l’imaginaire. Ici, c’est non seulement le réel qui est en danger,
mais aussi le futur. Salmon précise: "Le monde de demain sera le
résultat d'une lutte entre les narrations imposées et les
contre-narrations libératrices."(Voir la vidéo.)
Evidemment, tout cela n’arrive pas qu’aux autres. Salmon conclut le
livre en traitant du nouvel ordre narratif en France. Si Sarkozy et sa
"plume" (Henri Guaino) ne font pour l’instant que copier/coller le
storytelling à la yankee, entre autres en détournant le récit gaullien
et des figures qu’ils décentrent de leurs origines (Guy Môquet), le
danger peut survenir à tout moment.
Et Salmon de conclure en en appelant à la mise en forme
(artistiques, politiques, culturelles) de "pratiques symboliques visant
à enrayer la machine à fabriquer des histoires, défocalisant, en
désynchronisant ses récits".
"Les artistes sont prévenus, et ont déjà commencé à lutter"
Rarement, dans les essais récemment parus en France, un ouvrage
n’aura à ce point autant collé, incrusté, ingéré, sa propre époque, et
été à ce point urgent et névralgique. C’est peut-être la raison pour
laquelle, depuis la parution de ce livre qui est un succès, Christian
Salmon est sollicité par des rédactions (dont, s’amuse-t-il, celle du
Monde) pour donner des conférences aux journalistes. Il explique aussi
que "les artistes sont prévenus, et ont déjà commencer à lutter": (Voir la vidéo.)
► Le "Parlement des écrivains", un réseau de villes refuges
Fondé en 1993, avec l’appui de plus de 300 intellectuels, le Parlement
international des écrivains était une association à but non lucratif
ayant pour objet d'organiser une solidarité avec les écrivains menacés,
à travers un réseau de 31 villes refuges situées en Europe, en Amérique
latine, en Amérique du Nord et en Afrique.
Suite à des divergences idéologiques, et à un voyage controversé en
Palestine en 2003 (l’Espagnol Sarramago y compara Ramallah à
Auschwitz), Salmon décida de cesser l’activité du PIE.
Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits de Christian Salmon - éd. La Découverte - 236p., 18€
http://www.rue89.com/cabinet-de-lecture/storytelling-ces-histoires-que-construit-le-pouvoir