
Science et
conscience ont toujours entretenu des rapports tumultueux, accouchant
le plus souvent, comme en témoigne l’histoire récente, d’une
dialectique complexe articulant craintes irrationnelles et espérances
utopiques.
En effet, la tragédie de la modernité tient en grande partie aux
désillusions suscitées par le progrès : la science et la technique ont
n’ont pas été à la hauteur des espoirs de bonheur et sagesse que l’on
avait placés en elles. Pire, elles ont donné naissance au siècle le
plus barbare qu’ait connu l’humanité (jusqu’à présent).
Malgré cela, à en croire les propos de Michel Serres dans La Guerre mondiale,
la connaissance serait désormais source d’un nouvel optimise
éthique car nous disposons d’outils inédits pour appréhender le Monde.
1/ Le Monde comme totalité
Le Monde, en tant qu’on désigne par ce mot une totalité, a longtemps
été tenu pour une abstraction, ou, disons le plus crûment, pour une vue
de l’esprit.
Kant par exemple, dans Critique de la raison pure, définit le monde comme « l’ensemble mathématique de tous les phénomènes et la totalité de leur synthèse ».
Simple Idée de la raison, le Monde constitue ici un horizon qui, à la différence des concepts de l’entendement,
doit se contenter de réguler la pensée sans pouvoir jamais être
appréhendé de façon empirique, car il pousse « la synthèse jusqu’à un
degré qui dépasse toute expérience possible ».
2/ Le Monde comme universel concret
Aujourd’hui, tout se passe comme si cette totalité pouvait, par la
médiation de la technique et du calcul, devenir objet d’expérience :
« Nous accédons aujourd’hui à des universels concrets : moins H2O
que la totalité des eaux en réserve et en circulation, banquises,
océans, pluies et ruissellements ; moins l’air que l’atmosphère dans
son office, sa composition et sa probable évolution ; moins la glèbe
que la somme de l’avenir de notre planète Terre ; moins le feu que nos
stocks d’énergie et les poubelles de leur dégradation ; moins la vie
que la diversité des espèces ; moins l’Homme que sa paléoanthropologie
et l’addition de ses cultures et activités ; moins notre petite
histoire que le Grand Récit… Soit, à l’horizon, le réel dans sa somme »
[...]
« tout le monde a désormais accès à ces comptes totaux et réels, à cette vision globale. En référence au mot grec pan,
repris sans cesse dans les termes où intervient la totalité, j’appelle
plus loin pantique cette technologie des sommes globales. Non seulement
que tous aient accès à toutes les informations possibles, mais que tous
accèdent, en fait à ces sommes concernant le tout. »
(Michel Serres, La Guerre mondiale, p184)
3/ De nouveaux enjeux éthiques et politiques
Pour l’auteur, cette connaissance a d’importantes conséquences
éthiques et politiques et peut devenir le point de départ d’un nouveau
projet de société :
« Or comme tout le monde peut connaître cette somme et les autres,
nous assistons à l’émergence d’une démocratie nouvelle, celle des
données, celle des totalités. Peu à peu et un à un, l’humanité accède
aux connaissances concernant l’humanité, son espace habitable, sa vie
possible et le temps de son Grand Récit. Comme cette démocratie
s’ensuit de ces calculs et peut les contrôler, elle naît comme sujet,
comme active production de ces synthèses, mais aussi comme leur
résultat, elle naît comme objet. L’humanité devient sujet de son monde
et son objet. Cette nouvelle donne cognitive ne peut pas ne pas faire
émerger une nouvelle culture, de nouvelles politiques. L’individu et
l’humanité tendent à succéder à la citoyenneté. » (Ibidem, p186)
En droit, l’avènement du Monde accroît le sentiment de
responsabilité des hommes à l’égard de la planète. En accédant à un
niveau ontologique supérieur, le Monde, est davantage digne de respect.
L’état d’urgence dans lequel il se trouve et les violences qui lui sont
infligées deviennent à la fois plus palpables et moins supportables. Le
concept de citoyen du monde, acquiert une densité et une consistance
sans précédents, et redessine un nouveau vivre ensemble à l’échelle de
l’humanité.
Enfin, les actions des hommes ont accès à une efficacité accrue
maintenant que de nouveaux outils permettent de mieux les calibrer et
les évaluer.
4/ La pantique en action : quelques exemples
La pantique revêt une place de plus en plus déterminante dans les
discours relatifs à l’écologie et au social. En permettant d’ausculter
le monde en temps réel, grâce à la production et la diffusion de
statistiques globales sur des sujets aussi divers que le réchauffement
climatique, les émissions de CO2, ou les évolutions
sociodémographiques, elle rend les campagnes de sensibilisation à la
fois plus convaincantes et plus pédagogiques.
World’o Meters

A voir sur : http://www.worldometers.info/fr/
Planetoscope

A voir sur : http://www.planetoscope.com/
Par extension, elle a vocation à jouer un rôle privilégié dans les
communications d’entreprise liées à la responsabilité sociale ou au
green marketing. Face à une opinion qui exige toujours plus de
transparence et d’honnêteté, elle sert les stratégies de
crédibilisation des organisations
En permettant à ces dernières de « montrer pâte blanche » et de
construire leur discours sur des fondements solides et tangibles. De ce
point de vue, elle constitue un excellent antidote au greenwashing.
Philips, par exemple, y recourt lorsqu’elle communique sur
l’empreinte carbone mondiale de ses ampoules basse consommation dans le
site A Simple Switch :

Dans un registre très différent, l’opérateur Sprint s’est également
appuyé sur des statistiques globales en temps réel pour faire la
promotion de sa clé Internet. L’initiative, qui a déjà été abondamment
commentée (par exemple ici), repose sur la création d’un widget original.

Ici, la pantique apparaît comme un argument de vente pour un service
Internet. En effet, Internet est présenté comme la condition de
possibilité de la pantique, et les statistiques proposées au
consommateur permettent de mettre en scène une promesse extrêmement
forte : grâce à la clé Internet de Sprint, l’ensemble du monde est à
porté de main, et accessible à n’importe quel point du temps et de
l’espace.
La figure rhétorique employée fait songer au principe
hologrammatique cher à Edgar Morin : le tout est contenu dans chacune
des parties et chacune des parties est contenues dans le tout. Ainsi,
tout comme chaque cellule contient virtuellement l’ensemble du corps
via le programme codé au sein de son matériel ADN, chaque accès
Internet contient virtuellement la totalité du monde.
5/ antique et plastique : l’art au service de la connaissance
La pantique a également des incidences dans le domaine de l’art,
domaine dont une des principales fonctions est, comme chacun sait, de
susciter des prises de conscience.
C’est ce dont témoigne par exemple l´exposition Terre Natale, Ailleurs commence ici co-signée par Raymond Depardon et Paul Virilio à la fondation Cartier.
L’urbaniste et philosophe Paul Virilio a sollicité des artistes afin
de mettre en scène visuellement sa réflexion sur les phénomènes de
migration mondiaux : « L´ultime salle de l´exposition est entièrement
consacrée à une cartographie inédite, qui offre une visualisation
dynamique des migrations de population et de leurs causes à travers une
projection circulaire créant un environnement immersif. Le visiteur se
voit entouré par la projection d´une sphère tournant autour de la salle
et qui, à chaque orbite, traduit et retraduit les différentes données
migratoires sous forme de cartes, de textes et de trajectoires. »
