Marc Augé est anthropologue. Il a publié Où est passé l’avenir (Panama, 2008) et le Métier d’anthropologue (Galilée, 2006).
Qu’est-ce que vivre par temps de crise ?
Tout d’abord, cela dépend de «qui» vit la crise. Il y a des gens que la crise actuelle n’effleure pas et ceux qui étaient au chômage avant qu’elle n’éclate. Mais, si je me place du point de vue de la moyenne, la crise est ambivalente. Elle mêle la peur de renoncer à son mode de vie et un vague espoir que quelque chose arrive. La crise, c’est le contraire de la fin de l’histoire, la démonstration que la formule de Francis Fukuyama était fausse. On nous disait qu’on ne sortirait pas d’un capitalisme : avec la crise, aujourd’hui on pourrait être tenté de penser que d’autres systèmes deviennent pensables. De même, dans la vie quotidienne, c’est l’occasion de distinguer l’essentiel et le moins essentiel. Prenez l’automobile : après la guerre, c’était le symbole de la liberté, aujourd’hui elle a perdu de son attrait magique, de sa féerie et devient un simple moyen de transport.
Vivons-nous la fin des objets magiques ?
Aujourd’hui, les objets magiques sont plutôt du côté de la communication : ordinateur, portable, une autre forme de mobilité. C’est une révolution récente, qui touche l’homme dans son essence : chacun sent que cette technologie affecte profondément son existence. Même - et surtout - en temps de crise, j’imagine que c’est un domaine où l’activité restera soutenue.
La crise est-elle l’occasion de voir le monde autrement ?
La crise a toujours été «bonne à penser», pour reprendre l’expression de Lévi-Strauss à propos des mythes. D’une certaine manière, il n’y a de pensée sérieuse qu’en crise. Toutes les sociétés se constituent dans la crainte de l’événement. Lorsque celui-ci survient, il doit être interprété de telle sorte qu’il puisse être ramené à l’ordre des choses, à la contingence ordinaire. Hier, c’était la fonction des sorciers, aujourd’hui, c’est par exemple celle des économistes, qui essaient de nous montrer les enchaînements. Quand nos gouvernants nous disent : «on va s’en sortir, retroussons nos manches…», il y a là un rituel comparable aux rituels des sociétés primitives face à l’imprévu.
La crise encourage-t-elle le repli individualiste ou la construction de nouveaux rapports sociaux ?
L’appel à la solidarité est une antienne qu’on entend dans la bouche de tous les responsables. Face à la crise, il faudrait se serrer les coudes. Mais, dans la réalité, cette idée n’est pas vraiment partagée, sauf dans la forme extrême de la crise, qui est la guerre. Il y a même des individus à qui la crise profite largement, ce qui peut provoquer des exacerbations fortes, ainsi qu’on a pu le voir en Guadeloupe. Des nouveaux types de partage vont sûrement apparaître, mais de quelle ampleur ?
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Propos recueillis par Eric Aeschimann
Source : Libération
Publié par : Nicolas Marronnier
Publié sur : le vide poches