L'économie sans le social ne sert à rien. C'est
la thèse développée par Jon Elster, un prof au Collège de France. Ce
Norvégien titulaire de la chaire rationalité et sciences sociales
revisite le fameux adage "Science sans conscience..." à l'aune des
sciences éco.
L’homme économique n’agirait qu’en fonction de son intérêt. Les seuls buts poursuivis seraient ceux de l’enrichissement et de la tranquillité. Si Bernard Madoff peut entrer dans cette définition, ce n’est pas le cas de tout le monde, et encore moins de l’homme, au sens le plus général du terme. C’est ce que nous explique, avec beaucoup de conviction et pas mal d’exemples Jon Elster dans ce premier volume consacré à l’homme économique consacré au désintéressement [1]. Jon Elster est professeur au Collège de France, titulaire depuis 2006 de la chaire Rationalité et science sociales.
Dans un long entretien publié en 2007 dans la Lettre du Collège de France, il définissait ainsi sa méthode de travail. « Lorsqu’on me demande quelle est ma spécialité, je réponds que je fais « ceci-et-cela ». Ce qui m’intéresse, ce sont des problèmes. Pour y faire face, nous devons utiliser les outils appropriés, indépendamment des disciplines, dont la pertinence est plus bureaucratique que scientifique. Je m’intéresse surtout aux décisions individuelles et collectives, et à tout ce qui précède la décision : la formation des préférences, la formation des croyances, les émotions, et aussi les mécanismes d’interaction dans les décisions collectives. C’est sans doute le fil conducteur de ma réflexion. »
Fort de cette anti-méthode qui en est une, Jon Elster a démonté la
mécanique économique. Et comme quand nous étions jeunes et que nous
voulions remonter un réveil après l’avoir démonté, on constatait qu’il
y avait toujours des pièces en trop. Le trop en question dans la
machine économique, s’appelle le profit ou l’intérêt, placés à tort
comme rouage fondamental. Or rien ne le prouve, bien au contraire. « Il
me semble néanmoins possible d’affirmer que les motivations
désintéressées sont grosso modo plus importantes dans la vie sociale
que dans les modèles économiques. »
Dan ce livre tiré de son enseignement au Collège de France, Jon Elster
conteste le grandes démonstrations économiques qui excluent le social,
c’est-à-dire l’homme tout simplement, au bénéfice d’un système qui se
régulerait de lui-même. « Il faut dire qu’une très grande partie des
articles publiés dans les revues de pointe qui développent les
implications du choix rationnel n’ont d’intérêt ni esthétique, ni
mathématique, ni empirique, ce qui revient à dire qu’il n’ont aucun
intérêt du tout. Tout au plus sont-ils capables de provoquer
l’étonnement de l’observateur, un peu comme les jongleurs de cirque. »
Jon Elster, né en 1940 à Oslo, a fait sa carrière en France et dans les grandes universités américaines, à Chicago et à New York. Ses ouvrages, traduits dans une douzaine de langues, portent essentiellement sur la notion de choix dans nos sociétés. Il publiera en mai prochain un livre important sur Tocqueville considéré comme le premier grand penseur des sciences sociales et se il se penche désormais sur la demande de justice et d’équité. Il s’est par exemple intéressé à la façon dont nos sociétés font un choix quand elles désignent par exemple un receveur plutôt qu’un autre dans le cadre d’une greffe ou la façon dont elles se comportent face à une demande de dédommagement.
Il suffit de lire Montaigne ou Aristote,
« Si, en 1815, il avait fallu allouer des réparations aux victimes des
spoliations de la Révolution, qui aurait dû être prioritaire ? Les gens
qui étaient restés en France à lutter pour le roi, par exemple en
Vendée, et dont les propriétés avaient été détruites, ou ceux qui
avaient émigré et dont les biens avaient été confisqués ? Ou bien ceux
dont les besoins étaient les plus importants ? » Des questions d’équité
un peu dérangeantes, quand on y regarde d’un peu près, et qui posent en
tout cas des interrogations importantes sur la manière dont
fonctionnent nos sociétés sur le plan moral.
Ainsi dans le domaine du travail, Jon Elster fournit dans son
livre plusieurs exemples qui montrent que l’économie sans le facteur du
désintéressement et de l’équité comme un droit acquis ne fonctionne
pas. Ainsi : « Une petite entreprise emploie plusieurs ouvriers et leur
paie un salaire moyen. Le chômage dans la région est important, et la
firme pourrait facilement remplacer ses employés par d’autres ouvriers
à un salaire inférieur. » Dans le premier cas si l’entreprise fait de
bons profits et que le propriétaire réduit le salaire de ses ouvriers
de 5 %, la mesure est jugée inéquitable à 77 %. Dans le second, si
l’entreprise subit des pertes, la même réduction de salaire est
considérée inéquitable à 32 %.
Dans son travail passionnant, Jon Elster vérifie les hypothèses
des économistes du XX e siècle en interrogeant les moralistes français
du XVII e siècle. « Cela fait 25 siècles que les gens essayent de
comprendre le comportement humain ou la nature humaine – disons depuis
le temps d’Aristote ou de Platon. Pourquoi le dernier siècle ou la
dernière décennie seraient-ils privilégiés ou plus intéressants ? Y
aurait-il plus de génies ou de grands penseurs ? Il n’y a aucune raison
de le penser, et de fait c’est faux. Il suffit de lire Montaigne,
Aristote, La Rochefoucauld, Tocqueville, Proust, pour ne citer qu’eux :
ils débordent d’hypothèses. »
[1] Le désintéressement. Traité critique de l’homme économique de Jon Elster, Seuil, 380 p., 23 €.
Auteur : L'@mateur d'idées
Source : NEWZY
Publié par : Nicolas Marronnier
Publié sur : le vide poches