Dans un scénario écrit du point de vue d’un citoyen des années 2010 Jamais Cascio explore le concept “d’économie résiliente”. Les philosophies économiques issues du XIXe siècle, comme le capitalisme et le socialisme, explique-t-il, s’opposaient sans doute sur les fondamentaux, mais elles ne réfléchissaient pas en termes de capacité à résoudre les crises. Au contraire, elles les provoquaient. Elles ne se préoccupaient pas de résilience : ce concept désigne la capacité à résister aux chocs, non par une solidité à toute épreuve, mais par la faculté à reprendre forme aisément après une perturbation importante. Un concept popularisé en France par le psychiatre Boris Cyrulnik qui a consacré plusieurs ouvrages à ceux qui parviennent à surmonter les chocs de la vie, mais qui peut s’appliquer à de nombreux autres domaines comme l’informatique où il évoque la résistance aux pannes. Comme le rappelle John Robb, le robot “liquide” de Terminator 2 est un exemple parfait de système “résilient” car en mesure de s’autorecréer constamment à partir de ses composants.
L’économie résiliente qu’imagine Cascio conserverait les valeurs des idéologies qui l’ont précédée : l’insistance du socialisme sur l’égalité et celle du capitalisme sur la production de richesse. Mais ce nouveau système ne sera pas non plus une énième resucée de la social-démocratie et de l’économie mixte. Il s’agirait d’une société nouvelle basée sur la “diversité décentralisée comme moyen de gérer l’inattendu”.
Une telle ” polyculture ” comme il la nomme aussi, consiste à “élaborer des règles telles qu’aucune institution ou approche utilisée pour résoudre un problème ou combler un besoin ne devienne exagérément dominante”. “Cela implique un coût en matière d’efficacité, note-t-il, “mais l’efficacité ne marche que lorsqu’il n’y a pas de bosses sur la route”. Une tactique qui devrait être d’autant plus efficace lorsqu’on entre dans des temps d’incertitude, comme aujourd’hui.
Cascio nomme ce type de système social, une “économie Lego” : “De nombreuses petites pièces capables de se combiner et se recombiner. Tout ne s’insère pas parfaitement, mais les combinaisons les plus surprenantes donnent les résultats les plus créatifs”.
Par bien des côtés, la vision de Cascio est séduisante, mais reste un peu abstraite. John Robb, partant des idées de Cascio et les reliant à ses propres recherches, leur donne un contenu théorique plus complet et permet d’entrevoir certaines applications pratiques.
Pour Robb, une telle économie ne peut être mise en place que grâce à la “propagation virale de communautés résilientes”.
Selon lui notre civilisation est basée sur un ensemble de réseaux profondément intriqués. Cette imbrication, explique-t-il, nous permet d’avoir un système social relativement robuste et capable de résister à un bon nombre de chocs aléatoires. Mais les perturbations les plus graves peuvent avoir des conséquences dramatiques. Les systèmes les plus efficaces sont en effet les plus prompts à être cassés. Stabilité et performances sont deux objectifs opposés. Un système dynamiquement stable est doté de composants capables de revenir spontanément à la normale après une pression. Un autre, plus efficace, ne possède pas ces gardes fous. Ainsi, un avion classique peut voler sans difficulté. Mais lorsqu’on construit des aéroplanes hyperrapides, le défaut de stabilité doit être compensé par un contrôle informatique particulièrement sophistiqué. “Sans une telle compensation, un F-16 adopterait un comportement catastrophique en 3 secondes”, explique Robb.
Notre système actuel est en fait très efficace. Trop. Au cours du processus augmentant cette efficacité, la plupart des contrôles qui le maintiennent dans un état de stabilité relative ont sauté. D’où la multiplication de ce que Nassim Nicholas Taleb appelle des Cygnes noirs : des évènements hautement improbables (du moins le croit-on !) qui remettent en cause l’ordre des choses tel que nous l’imaginons.
Lorsqu’un système hautement performant entre en crise, les conséquences peuvent se manifester soit sous la forme de turbulences (ce qui s’est passé lors de la crise de septembre 2008) soit entrainer une déconnexion et une séparation en une multitude de “clusters”, portions du réseau qui se mettent alors à fonctionner indépendamment : c’est ce qui se passe lors des pannes générales d’électricité. Ainsi, toujours selon Robb, une pandémie globale présenterait les deux caractéristiques. Un haut niveau de turbulence s’associant, via le processus de quarantaine, à la création d’unités indépendantes et isolées.
Une telle catastrophe pourrait être limitée si le réseau global était structuré selon une invariance d’échelle, s’il obéissait à une géométrie fractale. Autrement dit, s’il était composé de multiples sous-ensembles susceptibles de fonctionner de manière autonome et de produire, au niveau local, les mêmes biens et services qu’un niveau global. Il faut donc concevoir une multiplication d’économies locales capables, en cas de turbulence ou de clustering, de fonctionner de manière autonome pendant la perturbation du système global de communications.
A quoi ressembleraient donc ces communautés résilientes ? Un bon exemple en serait les Transition towns, des “villes de transition”, sur lesquelles Robb a travaillé en compagnie de Rob Hoskins, à l’origine de ce projet.
Les adeptes de ce mouvement sont convaincus que les prochaines crises de l’énergie et du climat vont nous entrainer dans une “décroissance”. Mais contrairement aux survivalistes qui se réfugient dans les montagnes, ils cherchent à rendre autosuffisantes des villes déjà existantes, avec l’aide des autres acteurs urbains (associations, services municipaux…). Ils créent donc des groupes qui s’occupent de procurer de la nourriture, d’autres qui s’intéressent au recyclage des déchets, à l’éducation, etc. Certaines villes comme Totnes, la ville où habite Rob Hoskins, ont même développé une monnaie locale, parallèle. Ce qui intéresse Robb dans ce mouvement, c’est moins sa conviction de base quant à la pénurie d’énergie à venir que sa “méthodologie précisément conçue pour catalyser la participation de la communauté via un processus organisationnel open source très anarchique”. Le mouvement des Transition towns s’inspire en effet de la méthodologie “Open Space“, comme l’affirme leur manifeste (.pdf) : “Un grand groupe de personnes qui se réunissent pour explorer un sujet particulier, sans ordre du jour, sans agenda, sans coordinateur désigné et sans preneur de notes… Pourtant, nous avons fait tourner séparément des Open Space pour l’alimentation, l’énergie, l’habitat, l’économie et la psychologie du changement.” Bref, on n’est pas loin du Barcamp ! Peut-être plus encore de l’innovation sociale et de l’économie solidaire.
A quoi ressemblera la vie quotidienne au sein de cette économie résiliente ? Du point de vue d’un citoyen du futur, Cascio nous explique que “nous continuons à acheter des biens, mais les marques sont plus nombreuses et il y a moins de “gros acteurs” - et ceux qui émergent n’ont pas tendance à durer très longtemps. Les gens vont toujours au travail, mais nous sommes de plus en plus nombreux à nous investir dans la micro-production de biens et de contenus intellectuels. Il y a toujours des gens qui perdent leur travail et qui ont de gros problèmes financiers… Mais il y a moins de risque de catastrophe économique…”. Bref, on est dans l’ordre du parfaitement réalisable, très loin de l’utopie. Un article du New York Times sur les Transition towns affirme que pour ses adeptes, c’est l’enthousiasme qui constitue la principale ressource. Enthousiasme ? En ces temps aux horizons assombris, c’est une ressource qui devient suffisamment rare pour qu’on s’y intéresse un peu plus, non ?
Auteur : Rémi Sussan
Source : InternetActu
Publié par : Nicolas Marronnier
Publié sur : le vide poches