Souvenez-vous. Il y a à peine plus d’une décennie, vous partiez en vacances équipés d’un walkman radio-cassettes ou CD (accompagné de cassettes que vous aviez minutieusement pris soin de sélectionner), ainsi que d’un appareil photo (chargé d’une pellicule de 24 ou 36 poses). Aujourd’hui, vous voyagez en transportant toute votre discographie dans votre baladeur MP3. Vous captez autant d’instants que vous le souhaitez en prenant plusieurs centaines de photos.
Au-delà des avancées technologiques qu’ont pu connaître les appareils photos ou les baladeurs, cette scène que chacun se remémore illustre éloquemment deux évolutions majeures que traverse notre civilisation : une évolution vers une société de plus en plus immatérielle d’une part, et l’avènement du concept de la gratuité dans notre système économique d’autre part.
De tous temps, l’Homme a développé un besoin irrépressible de posséder les choses. Dans l’époque contemporaine, les professionnels du marketing se sont d’ailleurs servis de cette faiblesse en développant des concepts de packaging en parfait décalage avec le produit lui-même. Pourquoi en effet commercialiser un logiciel dans une boite volumineuse composée essentiellement de vide, si ce n’est pour donner une illusion de valeur matérielle ?
Les exemples de la musique et de la photo tendent cependant à démontrer que la conscience collective accepte de plus en plus l’idée d’une dématérialisation des supports, en contrepartie de la conquête d’un authentique avantage sur le produit lui même.
Prenons l’exemple de la musique. Un balladeur « iPod classique » est annoncé par Apple comme ayant une capacité de 30000 chansons. Imaginez donc une étagère de 15 mètres de long alignant plus de 2000 albums. Le tout dans votre poche. Cette évolution technologique s’est accompagnée aussi d’une évolution dans le comportement d’achat de la musique. L’unité de référence est désormais le morceau, d’avantage que l’album. En partant en vacances avec toute votre discographie dans votre baladeur, vous multipliez ainsi de façon exponentielle la probabilité d’écouter sur votre lieu de vacances le morceau d’un artiste que vous écoutez peu souvent, alors que dans l’hypothèse « radio-cassettes », vous n’auriez sélectionné que le top 5 de vos artistes préférés du moment. Certains puristes vous diront encore qu’ils privilégient le CD pour « la beauté de l’objet », ou encore pour une meilleure sonorité. Tous ces arguments seront sans doute balayés par l’histoire comme étant superfétatoires.
S’agissant de la photographie, l’exemple est également saisissant.
En n’étant plus limité par le nombre de prises de vue, vous vous
aventurez à saisir des instants que vous n’auriez jamais osé saisir
dans l’hypothèse « 36 poses ». Au-delà de la profusion quantitative qui
en découle, la place de la photo dans notre société évolue
considérablement : désormais, tous les instants de la vie quotidienne,
et plus seulement les grandes occasions, sont captés.
La photo
numérique est par définition immatérielle. Il est cependant intéressant
de constater que nous avons vécu une période de transition dans
laquelle certains utilisateurs, notamment chez les séniors,
continuaient à faire développer leurs clichés numériques. Cela a
d’ailleurs vu se créer un très grand nombre de sites internet
spécialisés. Ces sites internet d’impression de photos numériques
commencent aujourd’hui à subir les effets d’un retournement de marché :
les utilisateurs n’éprouvent plus le besoin absolu d’imprimer toutes
leurs photos, et développent un engouement pour les albums en ligne et
les services de partage de photo tels que Facebook et Flickr. Comme
pour la musique, la dématérialisation de la photo est à l’origine d’un
développement communautaire puissant et d’une profusion créative que
nous n’avons jamais connue jusqu’alors.
La question de la dématérialisation des supports soulève, en corolaire, l’inévitable question du modèle économique, et d’un hypothétique avènement d’une économie basée sur la gratuité. L’exemple de la musique est de ce point de vue éminemment d’actualité, avec l’adoption probable de la loi « HADOPI » pénalisant le téléchargement illégal de musiques et de films. Au risque de paraître non consensuel, j’ai le sentiment que le contenu musical est inéluctablement amené à tendre vers la gratuité. Et je le dis avec d’autant plus de certitudes que je suis de ceux qui achètent leur musique sur les plates formes commerciales telles qu’iTunes d’Apple.
La musique est en effet peut-être le précurseur de ce que Chris Anderson, le célèbre rédacteur en chef du magazine « Wired », et concepteur de la théorie de la « longue traîne », appelle la « Freeconomics ». Chris Anderson développe une théorie selon laquelle le capitalisme devrait produire à l’avenir de plus en plus de produits et services gratuits, notamment grâce à l’Internet.
La raison en est simple : les coûts de bande passante et de stockage tendent aujourd’hui vers 0. En conséquence, il devient concevable que 99% des utilisateurs d’un service puissent l’utiliser gratuitement, dès lors que 1% l’utilisent dans sa version « premium ». Et ce 1%, s’il s’applique à un grand nombre d’utilisateurs, peut être suffisant pour constituer un modèle économique viable.
Je serais ici tenté de faire le rapprochement entre cette pensée de Chris Anderson, et la pensée de Karl Marx. Dans « Le Capital » (notamment dans la 7ème section), Karl Marx démontre que le capitalisme (dont il était un admirateur, contrairement aux idées reçues) est générateur de progrès technologique, et que ce progrès technologique est une condition sine qua non pour créer les conditions de la gratuité et accéder au bien être collectif.
Cette gratuité s’applique déjà à bon nombre de services internet. Un exemple que je connais bien est évidemment celui des cartes postales électroniques, que les internautes peuvent s’échanger gratuitement sur internet. Le site internet Dromadaire.com, qui réalise une audience de plus de 10 millions de visiteurs uniques par mois, est intégralement financé par les revenus issus de la vente d’espaces publicitaires. L’effet multiplicateur apporté par la gratuité est évident lorsque l’on réalise qu’il s’échange davantage de cartes électroniques en France qu’aux Etats-Unis, pays dans lequel la tradition de la carte est très forte, mais où les sites qui proposent ces services sont payants.
De la même façon qu’elle s’applique aujourd’hui à internet, la gratuité s’appliquera demain à la musique et à l’ensemble des produits culturels, que cela déplaise ou non aux vendeurs de disques.
S’agissant de la musique, la gratuité pourrait être de nature à révéler de nombreux jeunes talents, qui n’auraient sans doute jamais émergé par le circuit traditionnel, jeunes talents qui ensuite pourraient valoriser leur art par le truchement des événements, et notamment des concerts. Quoi de plus noble pour un artiste que de gagner sa vie à la rencontre de son public ? Et les indicateurs tendent à valider cette théorie : jamais nous ne nous sommes autant rendus en concert que depuis que la musique est accessible gratuitement (et illégalement) ; jamais aussi les salles de cinémas n’ont été autant fréquentées qu’en 2008. Le film « Bienvenue chez les cht’is » est le film de plus téléchargé illégalement sur internet. C’est également le plus grand succès du cinéma Français de tous les temps. N’y a-t-il pas ici un effet évident de vases communicants ? Je parlais à l’instant de profusion créative. N’est-ce pas ici un des idéaux auxquel nous permettrait d’accéder la gratuité ?
Après demain, cette gratuité dépassera même les frontières de l’Internet. Elle s’appliquera à l’énergie, lorsque nous aurons développé des sources d’énergies inépuisables (de type nucléaire de 4ème génération) ou renouvelables (Eolienes, photovoltaïques ou autres). Claude Levi-Strauss n’a-t-il pas écrit en 1954 que l’électricité avait vocation à devenir un jour gratuite ? Cette gratuité s’appliquera aussi à l’eau, lorsque nous saurons recycler l’eau de mer à grande échelle. Enfin, elle s’appliquera peut être à l’alimentation, si les recherches sur les nouvelles techniques agricoles débouchent sur l’avènement d’une abondance alimentaire.
Il appartiendra alors à nos entreprises de se montrer créatives pour créer des produits à valeur ajoutée suffisamment attractifs et innovant en vue de convaincre le 1% de clients dont parle Chris Anderson, qui eux, choisiront de payer. Au fond, ce capitalisme issu de la gratuité sera un fabuleux moteur pour accéder à une certaine forme d’excellence.
Source : smati.com
Publié par : Nicolas Marronnier
Publié sur : le vide poches