Comment
comprendre la notion de tribu qui, depuis quelque temps, ne cesse
d'être évoquée dans les médias comme par les publicitaires, dans les
discours plus « scientifiques » comme dans le langage ordinaire ? Le
sociologue Federico Casalegno tente de donner des pistes afin de
comprendre ces manifestations contemporaines liées aux communautés en
réseau.
Crédits : kuamadomo.com.ar
Précautions
Comment
comprendre la notion de tribu qui, depuis quelque temps, ne cesse
d'être évoquée dans les médias comme par les publicitaires, dans les
discours plus 'scientifiques' aussi bien que dans le langage ordinaire
? De même, le mot « communauté » s'emploie en continu pour tout dire et
ne susciter que des figures imprécises de « l'être ensemble » : on
entend sans cesse parler de communautés virtuelles, ou de communautés
réelles, de communautés ingénieuses (1) ou de communautés de
connaissance, de communautés d'intérêt ou de communautés de travail.
Bref, on remarque comment des notions fondamentales et qui méritent
considération sont de plus en plus difficiles à saisir.
Les
sciences humaines et sociales, depuis la fin du siècle dernier,
s'interrogent sur ces thèmes à commencer par le texte de F. Tönnies «
Communauté et société » qui donne un apport fondamental à cette
discussion. Ainsi, déjà en 1887, l'auteur allemand faisait une
distinction entre la Gemeinschaft (communauté) et la Gesellschaft (société). Dans la Gemeinschaft
il pense comme idéal-type à la communauté paysanne dans laquelle les
gens ont des rapports basés plutôt sur des relations simples et
face-à-face : ici, les membres de la communauté ont des relations
affectives, sentimentales. Dans la Gesellschaft, en revanche,
nous entrons dans le cadre des relations dépersonnalisées de la ville
moderne, dans laquelle les rapports sont froids et mécaniques. Les
relations face-à-face de la culture traditionnelle dans la communauté
paysanne cèdent la place aux froides interactions avec les institutions
bureaucratiques de la ville cosmopolite. Voici donc une opposition qui
déjà nous permet de cadrer notre discussion. Deux univers, celui de la
communauté et celui de la société, qui caractérisent les relations
sociales.
Ainsi, dans le texte qui suit, loin de vouloir donner
un cadre précis, je vais plutôt essayer de donner des pistes afin de
comprendre ces manifestations sociales contemporaines concernant le
discours communautaire en réseaux. Dans mon exposition, je vais
procéder de façon un peu caricaturale pour décrire un phénomène
complexe et en devenir. Enfin, je vais me baser sur une opposition
semblable à celle réalisée par F. Tönnies, en faisant différenciation
entre le terme de communauté et de tribu dans la seule finalité de
chercher à saisir un sujet nébuleux et qui ne peut être enfermée dans
un schéma rigide.
Quelques éléments pour appréhender la notion de tribu.
Si
j'essaie d’appréhender les contours de la notion de tribu, je peux déjà
considérer qu'elle se définit d'avantage en tant qu'événement plutôt
que comme groupe fixe et statique. Il s'agit ainsi d'une
cristallisation temporelle de personnes qui partagent des plaisirs, des
émotions et des moments d'empathie. Un événement, donc, qui se produit
avec une régularité propre et selon un rythme changeant, flou.
Le
philosophe H. Bey (2) utilise à ce propos la notion de TAZ - Zone
Autonome Temporaire - et cette notion me semble très intéressante.
Ainsi, dans le chapitre sur la psychotopologie du quotidien (3), il
montre comment « Le concept de la TAZ ressort en premier lieu d'une
critique de la Révolution et d'une appréciation de l'Insurrection, que
la Révolution considère d'ailleurs comme ‘faillite’ ; mais, pour nous,
le soulèvement représente une possibilité beaucoup plus intéressante,
du point de vue d'une psychologie de la libération, que toutes les
révolutions ‘réussies’ des bourgeois, communistes, fascistes, etc.
[...] Donc - la Révolution est close, mais l'insurrectionisme est
ouvert. Pour le moment, nous concentrons nos forces sur des
‘surtensions’ temporaires, en évitant tout démêlé avec les ‘solutions
permanentes’ » .
Voici comment, au sens figuré, la notion
de TAZ nous est utile afin de saisir les contours du tribalisme ambiant
dans les réseaux du cyberespace. Dans ces mondes virtuels en
continuelle reconfiguration, nous assistons à l'insurrection des
groupes qui occupent l'espace cyber : d'une façon permanente, ces
rassemblements de personnes se cristallisent et créent des événements,
et puis elles se dissolvent, se retrouvent ailleurs, ou peut-être pas.
L'insurrection étant ici entendue comme mouvement de création permanent
et d'effervescence sociale plus que comme acte de rébellion. Et
différencier l'idée de révolution avec celle d'insurrection est
important en ce sens que la révolution pense devoir tout changer forte
d'une via recta retrouvée, d'un chemin illuminé portant, enfin,
à la perfection. Elle croit comprendre la société et résoudre
définitivement le monde, alors que l'insurrection est incomplète,
inachevée, elle est événement ponctuel et tragique.
« La TAZ - nous dit H. Bey - occupe un lieu temporaire, mais actuel dans le temps et dans l'espace. »
Toutefois, elle doit être aussi clairement « localisée » sur le Web,
qui est d'une nature différente, virtuel et non actuel, instantané et
non immédiat. Le Web offre non seulement un support logistique à la
TAZ, mais il lui permet également d'exister ; sommairement parlant, on
peut dire que la TAZ « existe » aussi bien dans le « monde réel » que
dans l' « espace d'information ». Le Web compresse le temps - les
données - en un "espace" infinitésimal. Nous avons remarqué que le
caractère temporaire de la TAZ la prive des avantages de la liberté,
laquelle connaît la durée et la notion de lieu plus ou moins fixe. Mais
le Web offre une sorte de substitut ; dès son commencement, il peut «
informer » la TAZ par des données « subtilisées » qui représentent
d'importante quantités de temps et d'espace compactés (4). Ainsi, on
remarque comment le Web est certainement un substrat propice à la
formation de ces TAZ, permettant aux tribus contemporaines de
s'exprimer.
Nous avons insisté, jusqu'ici, sur l'idée
d'événement en tant que valeur fondatrice du tribalisme, et il est
inutile de dire comment cette définition est insuffisante et
incomplète. Ainsi, pour comprendre ce sujet, on peut se référer à
l'ouvrage de Michel Maffesoli, Le temps des tribus, arrivé à sa
troisième édition ; c'est un texte à mon avis fondamental afin de
saisir ce phénomène de tribalisme actuel. Alors, en m'inspirant de ce
texte, et afin de mieux appréhender cette notion, je vais faire une
distinction idéal-typique entre l'individu, acteur de l'époque moderne,
et la personne, figure archétypale actuelle.
L'individu a une
fonction dans la société et dans les institutions ; ainsi, il est
possible de le cerner et de le comprendre dans son intégrité définie et
précise. L'individu exerce donc des fonctions dans un groupe et dans la
société, et il est ainsi lié aux autres par un « contrat social » ;
disons, en exagérant un peu la pensée, que les associations et les
formes de lien sous-jacent aux rassemblements se basent d'avantage sur
un calcul mécaniciste.
En revanche, si nous pensons au phénomène
de tribalisme actuel, nous observons qu'à un individu autonome propre
de l'époque moderne fait écho, dans nos formes sociales complexes et
transversales, l'idée de persona. Ainsi, les personnes n'ont
pas des fonctions finalisées et précises à l'intérieur d'un groupe,
mais elles jouent des rôles à l'intérieur de groupes différents. Si les
liens caractérisant l'individu se basent sur le contrat (on établit des
contrats réciproques car les individus ont des projets à réaliser),
dans le cas du tribalisme les formes d'agrégation se basent d'avantage
sur le partage d'émotions, de passion et des formes différentes
d'empathie. Dans ces formes émergeantes de tribalisme, on s'agrége avec
les autres car on partage des émotions. À ce sujet, Michel Maffesoli,
nous rappelle comment « il est des moments où le ‘divin’ social
prend corps au travers d'une émotion collective qui se reconnaît dans
telle ou telle autre typification. Le bourgeois, le prolétariat,
pouvaient être des ‘ sujets historiques ’ qui avaient une tâche à
réaliser. Tel ou tel génie théorique, artistique ou politique pouvait
délivrer un message dont le contenu indiquait la direction à suivre.
Les uns et les autres restaient des entités abstraites et
inaccessibles, qui proposaient un but à réaliser. Par contre, le type
mythique a une simple fonction d'agrégation, il est pur ‘ contenant ’.
Il ne fait qu'exprimer, pour un moment déterminé, le génie collectif.
Voilà bien la différence que l'on peut établir entre les périodes
abstractives, rationnelles et les périodes ‘ emphatiques ’. Celles-là
reposent sur le principe d'individuation, de séparation, celle-ci au
contraire, sont dominées par l'indifférenciation, la ‘ perte ’ dans un
sujet collectif ; ce que j'appellerai le néo-tribalisme » (5). Nous
commençons ainsi à entrevoir la différence entre l'idée de communauté,
formée par des individus autonomes qui ont des fonctions et des buts à
atteindre, et l'idée de tribu formée par des personnes qui portent des
masques changeants et qui jouent plusieurs rôles au sein de tribus
hétérogènes.
En continuant avec notre démarche, disons que dans
le cas du tribalisme, le lien qui caractérise les membres ne se base
pas directement sur une idée de calcul, sur un contrat, mais nous
sommes plutôt en face d’une logique de la dépense (Bataille) où, à la
place de calculer rationnellement le moment présent, on le vit pour ce
qu'il est, hic et nunc. Ainsi, nous formons des agrégats avec
les autres parce que nous éprouvons des sentiments, des émotions
communes et en commun. À une forme de lien communautaire
fonctionnaliste succède ainsi une forme d'empathie par laquelle on fait
corps avec les autres. Michel Maffesoli a longuement insisté sur cette
dimension en formulant un paradigme esthétique basé sur « l'éthique de l'esthétique » . Ainsi, il soutient l'hypothèse que le lien social devient émotionnel et s'élabore une manière d'être (éthos) où ce qui est éprouvé avec d'autres sera primordial. C'est cela même qu'il désigne par l'expression : « éthique de l'esthétique »
6. L'esthétique, dans son raisonnement, s'est propagée dans l'ensemble
de l'existence sociale : dans la vie en entreprise, la politique, la
publicité et dans la vie quotidienne. C'est-à-dire que ce qui est
primordial dans la construction sociale et dans les agrégations
communautaires ce sont les émotions et les sentiments. ... Primum relationis...
Des communautés sur le Web
Je
viens de donner un contexte général qui a la seule finalité de nous
aider à penser cette notion émergeante de tribalisme. Or, si l'on pense
au cyberespace, la théorie de la mémoire de M. Minsky peut nous aider à
saisir les dynamiques sociales caractérisant les interactions
communautaires. Je vais ainsi m'inspirer de son livre Society of Mind
(7) pour voir comment l'auteur nous montre que nous avons des lignes de
connaissance, des « K-Lines, Knowledge-Lines » : nous pouvons
mémoriser ce que nous faisons en construisant une liste des agents
impliqués dans l'activité en question. Prenons, à titre d'exemple,
l'action de réparer un vélo et marquons de rouge chaque outil que nous
utilisons dans cette entreprise. Chaque outil sera, à la fin de la
réparation, marqué de rouge et, une fois terminé, on pourra se rappeler
que le « rouge » est la couleur de la « réparation du vélo ». Pour une
prochaine réparation, il nous suffira de sortir, dès que nous rentrons
dans notre atelier, tous les outils marqués de « rouge ». C'est-à-dire,
il faut d'activer cette « K-Line ».
Cependant, certains outils
peuvent avoir plusieurs couleurs si on les utilise pour des travaux
différents. Mais, en tout état des cause, quand nous devons faire un
travail, il nous suffira d’activer la K-Line appropriée, et tous les
outils employés dans le passé pour des travaux semblables seront
automatiquement à notre disposition. Ainsi, nous construisons des
lignes de connaissance qui évoluent sans cesse : une K-Line peut se
connecter à d'autres K-Line formant ainsi « des sociétés ».
Ce
raisonnement me semble pertinent et, sans vouloir entrer dans le débat
concernant les neurosciences, mais en utilisant cette théorie de la
mémoire de M. Minsky comme point d'inspiration, nous remarquons comment
les réseaux actuels participent considérablement à la mise en place de
ces lignes de connaissance sociales. Le cyberespace est une matrice
pour des interactions qui peuvent amener à la formation communautaire ;
on met en place des « K-lines » nous permettant d'agir dans notre
environnement social.
De même, nous avons des réseaux civiques
dont le but est celui de rendre ces lignes de connaissance disponibles
aux membres d'une communauté (c'est-à-dire, ici, des gens habitant dans
un même territoire géophysique et politique) afin qu'ils puissent avoir
des outils à disposition pour agir dans la société dans une forme
d'intelligence civique (8). Ainsi, fonctionnent les réseaux qui nous
facilitent les rapports avec les administrations ou les institutions,
avec le commerce et le travail, avec les autres et la vie associative
dans notre quartier. Si nous avons un problème sur des sujets divers ou
si nous avons un besoin spécifique nous pouvons activer ces « K-Lines »
que les réseaux de communication amplifient et rendent accessibles. En
ce sens, les nouvelles technologies permettent la rencontre entre
personnes qui ont des besoins communs et qui peuvent affronter
ensemble, et elles sont ainsi vues en tant que « tools for empowerement
». Dans ce cadre défini des « K-lines » nous sommes en face de
communautés se basant sur des relations instrumentales qui portent
notre attention sur la notion de social capital. Pour suivre la pensée
de J. S. Coleman, on peut dire que le social capital est constitué par
des ressources particulières disponibles par un acteur social défini en
relation à ses fonctions dans la société (9). Comme d'autres formes de
capital, il est une ressource productive. Si l'on se base sur les
travaux de R. Putnam (10), on peut remarquer que le social capital est
ainsi un réseau de capacités et de relations qui se base sur la
confiance entre individus : il s'agit de la capacité des individus
d'une communauté à se faire confiance, et à s'investir dans cette
communauté. Le social capital est une forme d'associationnisme
volontaire et il est facilité par la participation individuelle aux
projets de la communauté : que ce soit dans un groupe littéraire ou
dans une association sportive, peu importe, ce qui compte c'est le fait
de participer au maintien et au bien être de la communauté et de la
société. Cette notion s'articule avec celle de « community » ,
au sens anglo-saxon, où les membres de la communauté locale s'engagent
dans le bon déroulement de la vie quotidienne de voisinage. A ce
propos, la notion de voisinage urbain (et de partage territorial) est
fondamentale et se cristallise avec la croissance de réseaux civiques,
ou des réseaux communautaires de voisinage que Doheny-Farina définit
comme des Neigh-Nets (11).
Dans ce renouveau du sentiment
communautaire, je pense également aux collectivités ingénieuses, qui «
sont des villes et des villages qui se dotent d'une stratégie pour
mettre les technologies de l'information et des télécommunications au
service de leur population, de leurs institutions et de leur région
d'une façon novatrice. Elles tirent le meilleur parti des occasions que
leur offrent les nouvelles technologies pour stimuler la croissance des
entreprises et améliorer les services de santé, l'éducation et la
formation professionnelle. En s'efforçant de répondre aux besoins de
leurs citoyens, des collectivités du monde entier découvrent des façons
ingénieuses d'utiliser les technologies de l'information et des
communications à des fins de développement économique, social et
cultuel. Les collectivités et les pays qui savent exploiter le
potentiel de ces nouvelles technologies créeront des emplois,
stimuleront la croissance économique et amélioreront la qualité de vie
de leur population » (12).
Cependant, le lien social qui découle
du social capital, est une forme d'engagement qui me semble s'appuyer
d'avantage sur une logique de « solidarité rationnelle », avec des
mécaniques associatives finalisées et calculées. Dans un certain sens,
la solidarité résulte d'une technostructure qui se proclame d'elle-même
garante du bon fonctionnement social. Les habitants du quartier sont
appelés à s'investir dans le bon fonctionnement de la vie en commun, de
la community , bien que ce bon fonctionnement paraisse dicté du haut plutôt que ressenti par la communauté. J-F. Lyotard, dans La Condition Postmoderne énonce bien la nature de ce lien social en soulignant comment il repose sur une vision technocratique dans laquelle :
« l'harmonie des besoins et des espoirs des individus ou des groupes
avec les fonctions qu'assure le système n'est plus qu'une composante
annexe de son fonctionnement ; la véritable finalité du système, ce
pourquoi il se programme lui-même comme une machine intelligente, c'est
l'optimisation du rapport global de ses input avec ses output,
c'est-à-dire sa performativité » (13).
Ainsi, en portant cette idée à ses limites, l'idée de social capital de la community
fait du lien une propriété économique que je peux échanger comme une
marchandise pesée dans la balance des rapports sociaux. La solidarité
mécanique de la community (consciente ou inconsciente), comme
substrat aux agrégations sociales dont le cyberespace ne peut qu'en
augmenter les effets et les manifestations. C'est une vision
schématique et caricaturée, bien sûr, mais qui incarne une connotation
qu'on donne au terme communauté ; ici, les nouvelles technologies de
communication aident à édifier des " K-lines ", formes d'intelligence
sociale permettant aux individus de construire des liens avec leurs
voisins.
En ce sens, la dimension territoriale et le lieu
géophysique deviennent une variable clé dans la compréhension des
communautés dans le cyberespace qui, dans ce cas, élargi la notion
communautaire comme co-présence physique. On pose, ici, une différence
entre la communauté et la communauté virtuelle proprement dites et qui,
pour reprendre une définition de P. Lévy, « est tout simplement un
groupe de personnes qui sont en relation par les moyens du cyberespace.
Cela peut aller d'une simple liste de diffusion temporaire par le
courrier électronique jusqu'à des communautés virtuelles dont les
membres entretiennent des relations intellectuelles, affectives et
sociales solides et à long terme, comme la communauté du Well décrite
par Howard Rheingold. Il y a donc tout un continuum d'intensité ou
d'implication possible dans les communautés virtuelles » (14). La communauté virtuelle n'exclut pas, a priori,
la communauté réelle, avec la rencontre physique. D'ailleurs, ceux qui
utilisent véritablement les réseaux du cyberespace ne se posent jamais
la question en des termes d'exclusion, mais ils savent comment les
nouvelles formes de télécommunications engendrent des rencontres
face-à-face ; à la fois le réel et le virtuel. L'extrême variété des
formes d'agrégation communautaire donne lieu à toute sorte de
configuration sociale.
Les nouvelles technologies peuvent, dans
certains cas, aider la formation de ce « social capital » et renforcer
les liens entre citoyens. Cependant, nous pouvons voir que des
communautés totalement différentes peuvent se créer dans le cas
d'actions précises. Derrick de Kerckhove définit ces communautés comme
des « just-in-time communities » (15) et un exemple que je
peux donner concerne les communautés d'acheteurs. Il s'agit de
communautés de personnes géographiquement éparpillées qui se forment
instantanément pour acheter des produits divers (16). Ainsi, si j'ai
besoin de faire un achat, je peux aller dans tel ou tel autre site Web
et « m'agréger » avec d'autres individus qui ont le même besoin que
moi. Nous formons ainsi une communauté et nous pouvons acheter le
produit désiré avec un prix meilleur, car je peux négocier ce prix en
tant que communauté et non en tant qu'individu isolé. Ces achats
groupés sont un exemple de « K-lines » ; l'appartenance communautaire
se résume à l'inscription de son propre nom dans une liste qu'un tiers
pourra utiliser pour négocier pour moi un bon prix chez un vendeur. Je
ne doute pas que le fait de faire « une bonne affaire » en achetant un
produit à prix réduit puisse nous donner le sentiment d'appartenir à
une communauté. Cependant, on a du mal à en entrevoir ici les
véritables liens communautaires : une communauté ne peut exister là où
les gens créent des liens transitoires (S. Turkle). Même si nous sommes
face à des formes d'agrégations mobiles et fluctuantes, on doit pouvoir
entrevoir une forme de cristallisation dans les dynamiques
sous-jacentes.
A côté de ces « K-lines », donc, qui forment des
communautés structurées, je propose d'associer la métaphore des «
S-Lines, des lignes de socialité ». Dans ce sens, les réseaux
télématiques nous permettent également de trouver des formes de «
solidarités organiques » (17), de partager des mémoires et de vivre des
réticules d'affinités ne suivant pas des formes d'agrégations
rationnelles. Nous sommes face à une structure rhizomatique (Deleuze et
Guattari) qui permet de croiser nos appartenances et de superposer nos
cercles d'amitiés, loisir, connaissance et intérêts.
Mon
hypothèse c'est qu'avec les K-Lines, on peut aussi parler des «
S-Lines, lignes de socialité » qui se forment à l'aide des technologies
en réseau. Dans les réseaux du cyberespace, nous assistons à
l'expression des formes de socialité à dominance emphatique, donc, qui
se distinguent de la formation de société contractuelles, bien qu'elles
peuvent coexister. Nous sommes bien loin d'une logique mécaniciste et
calculée : l'émotion et la spontanéité deviennent des paramètres
incontournables de « l'être ensemble ». Le Web, avec ses dynamiques
intrinsèques, nous montre de nombreux exemples de ce phénomène. Nous
assistons ainsi à la formation de communautés dont le lien qui sert de
ciment est basé sur l'empathie entre ses membres, la passion et
l'émotion. J'ai à l'esprit, par exemple, la communauté d'internautes
qui a participé à la création d'un système d'exploitation appelé Linux,
produit d'un travail collectif et partagé en réseau (18).Ce système a
été élaboré par une communauté de chercheurs passionnés qui ont su
mettre en commun leurs énergies, leurs temps, leurs savoirs et tout
ceci a permis la création d'un logiciel très performant. Un jeune
informaticien de vingt ans, Linus Torvalds (19), a écrit environ 20.000
lignes du code de ce logiciel. Puis, il l'a mis sur le réseau avec le «
code sources ouvert » (20) pour en permettre à la fois le partage et
l'amélioration. Chaque internaute compétent a ainsi pu participer à ce
processus de création collective en apportant son savoir en la matière.
Construire ensemble ce logiciel découle d'une utopie interstitielle
vécue en commun entre des personnes géographiquement éloignées, mais
qui participent à une effervescence commune. Nous sommes, dans ce cas,
dans une logique du don, et non dans une logique économique (21).
Ainsi, en outre penser la participation communautaire en fonction du
social capital, on peut aussi la penser en des termes de dépense
(Bataille), on se lâche et l'on rentre en osmose avec les autres, cette
appartenance n'est pas stable, elle est étincelante.
Par les
interactions qui se cristallisant dans le cyberespace, nous assistons à
la formation de nombreuses communautés : matrice pour des nouvelles
relations humaines, le réseau permet la rencontre - virtuelle ou/et
réelle - entre personnes partageants des affinités. Cependant, ces
formes d'agrégation communautaire ne se transforment pas nécessairement
en tribu, expression d'une socialité fusionnelle, « chaude ». Les
exemples des « S-lines » sont véritablement nombreuses : nous pouvons à
titre d'exemple, regarder le site du Club de Gobeur de Flamby22, ou le
seul but est de réunir des gens qui aiment le Flamby et d'expérimenter
des nouvelles techniques pour savourer le petit flan. À ce propos, la
notion de sotéria telle qu'elle a été décrite par I.
Pennacchioni me semble pertinente puisqu'elle met en avant l'importance
de la socialité chaude comme élément fondateur des communautés : «
L'ethnographie renseigne sur le rôle sotériologique de certains objets
de l'espace sacré : ils assurent le salut au sens religieux, et la
préservation au sens magique. Ils rassurent dans le quotidien. Selon
l'étymologie grecque, l'adjectif qui correspond à la sotéria signifie
'qui sauve, salutaire'. En psychopathologie, une forme de névrose de
structure analogue à celle de la névrose phobique se caractérise par la
recherche des objets ou des situations qui rassurent » (23). Et, si
son discours se réfère aux feuilletons télévisés qui permettent la
cristallisation d'une forme de sotéria (comme dans la communauté de «
Friends », feuilleton télé à succès), nous ne pouvons pas négliger cet
aspect dans l'observation des diverses formes d'agrégation en tant que
véritable vecteur de développement des communautés du cyberespace.
Ainsi,
les nouvelles technologies de communication permettent, en même temps,
la formation de « communauté », c'est-à-dire des agrégations
structurées entre individus, plutôt finalisées, avec des structures
hiérarchiques et instrumentales, de même que la cristallisation des «
tribus », c'est-à-dire des formes d'associations plus éphémères,
transversales et empathiques, entre personnes jouant des rôles dans le
théâtre de l'existence quotidienne. Des « K-lines » forment des
communautés, tandis que les « S-Lines » forment des tribus. Les deux
formes peuvent bien sûr coexister, mais elles ne coïncident pas. Une
différenciation est ainsi nécessaire et l'opposition que je propose
entre communauté et tribu pourrait trouver sa justification
principalement dans le ludique (24).
Si l'on pense aux
communautés du cyberespace, on voit de plus en plus s'affirmer dans les
réseaux l'idée de communauté de voisinage, territoriale et située, avec
le développement concernant les réseaux civiques. Par ailleurs, on
remarque aussi la démultiplication des communautés de discussion entre
personnes qui partagent des intérêts (25), ou des communautés
strictement virtuelles.
Ce qui est important de souligner
c'est que les formes de rassemblement communautaire permettent, à la
fois, l'expression de " K-Lines " qui forment des sociétés (F.
Tönnies), et de " S-Lines ", qui forment des tribus (M. Maffesoli). Les
deux expressions ne s'excluent pas mais, au contraire, elles coexistent
et se succèdent continuellement dans un mouvement en spirale,
ondulatoire. Nous avons des formes communautaires qui permettent la
formation de social capital, mais aussi des formes de rassemblement
plus empathique. Alors, en guise de conclusion, je vais insister sur le
fait que le ludique devient le moment qui marque le passage d'une
agrégation communautaire vers une forme de tribalisme. C'est l'uns des
pivots qui cristallisent le néo-tribalisme, car c'est à partir du
moment où s'instaure le ludique, la dépense, qu'on peut alors parler de
rassemblement tribal. Le fait de diviser tout simplement " un grand
groupe en plusieurs sous-groupes " ne nous donne évidemment pas des
expressions du tribalisme. La communauté des lecteurs du Monde
(http://tout.lemonde.fr) ne se partagent pas en tribu seulement parce
que nous avons une sub-division ultérieure entre publics de lecteurs
(http://finances.lemonde.fr/, http://livres.lemonde.fr/, ...).
Or,
en conclusion, c'est donc dans ce jeu de va et vient entre communauté
et tribu que se définissent les rapports communautaires dans le
cyberespace. Je crois que les investigations à venir sur ces sujets
peuvent nous amener à considérer les éléments ludiques dans les
agrégations comme pivot fondamental. Ici, je n'ai distingué la notion
de communauté de celle de tribu que juste pour avoir un cadre de
compréhension. Lorsqu'on voit le mot communauté ou tribu dans le
réseau, on est plus proche de l'idée de société (F. Tönnies). Nous
avons une ingénierie sociale précise et des œuvres achevées alors que
le rassemblement tribal procède en spirale et par tâtonnements, essai
et bricolage. Je crois que ces thèmes méritent des approfondissements.
Notes ici
Auteur : Federico Casalegno
Source : CEAQ
Publié par : Nicolas Marronnier
Publié sur : le vide poches