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En 2008, Geert Lovink, animateur de NetworkCultures, l’Institut des cultures en réseau, a publié, un intéressant essai sur la Société de la requête et la Googlisation de nos vies. Dans cet article, il adressait de pertinentes question à notre dépendance à Google et tentait de faire le point sur les rares critiques à l’encontre de l’Ogre de Mountain View. En ouverture d’un dossier sur Google et les moteurs de recherche, la traduction de cette article nous a semblé une première adresse importante. Traduction.
La société de la requête et la Googlisation de nos vies
Un hommage à Joseph Weizenbaum.
Un spectre hante les élites intellectuelles du monde : la surcharge d’information. Les gens ordinaires ont détourné les ressources stratégiques de la connaissance et engorgent les canaux médiatiques d’habitude soigneusement policés. Avant l’internet, les cours des mandarins reposaient sur l’idée qu’ils pouvaient séparer le bavardage de la connaissance. Avec la montée des moteurs de recherche, il n’est plus possible de distinguer les idées des patriciens des potins des plébéiens. La distinction entre la base et le sommet, et leur mélange réservé aux moments de carnaval, appartiennent à une époque révolue qui ne doit plus nous préoccuper davantage. De nos jours un phénomène tout à fait nouveau est à l’origine d’une inquiétude bien plus forte : les moteurs de recherches classent selon la popularité, pas selon la vérité. La requête est devenue la façon dont nous vivons aujourd’hui.
Avec l’augmentation spectaculaire des informations accessibles, nous sommes devenus accros aux outils de recherche. Nous cherchons des numéros de téléphones, des adresses, des horaires d’ouvertures, des noms de personnes, des informations de transport, les meilleures offres et, dans cette ambiance frénétique, nous appelons cette matière grise toujours croissante des “données”. Demain nous chercherons et nous nous perdrons. Les anciennes hiérarchies de la communication n’ont pas seulement implosé, mais la communication elle-même a assumé son statut d’agression cérébrale. Non seulement le bruit a atteint des niveaux insupportables, mais même une demande bénigne d’un collègue ou d’amis a acquis le statut d’une corvée dans l’attente de réponse.
La classe instruite déplore le fait que le bavardage est entré dans le domaine jusque là protégé de la science et de la philosophie, plutôt que de s’inquiéter de savoir qui contrôle cette grille de calcul de plus en plus centralisée.
Ce que les administrateurs actuels de la noble simplicité et de la tranquille grandeur ne peuvent pas exprimer, nous allons le dire pour eux : il y a un mécontentement croissant à l’égard de Google et de la façon dont l’internet organise notre recherche d’information. La communauté scientifique a perdu le contrôle de l’un de ses projets de recherche clés : la conception et la propriété des réseaux informatiques, désormais utilisés par des milliards de personnes. Mais comment tant de gens finissent-ils par être dépendants d’un seul moteur de recherche ? Pourquoi répétons-nous à nouveau la saga Microsoft ? Cela fait un peu rabat-joie de se plaindre d’un monopole en devenir alors que les utilisateurs de l’internet ont une telle multitude d’outils à leur disposition pour distribuer le pouvoir. Une manière possible de surmonter cette difficulté serait de redéfinir positivement le bavardage, leGerede tel que l’entendait Heidegger. Plutôt qu’une culture de la plainte qui rêverait d’une vie en ligne sans distraction et de mesures radicales pour filtrer le bruit, il est temps d’affronter ouvertement les formes triviales du Dasein que l’on trouve dans les blogs, les SMS et les jeux vidéos. Les intellectuels ne devraient plus représenter les utilisateurs de l’internet comme des amateurs secondaires, coupés d’une relation primaire et primordiale avec le monde. Il y a une question plus importante en jeu qui nécessite de s’aventurer dans la politique de la vie informatique. Il est temps d’aborder l’émergence d’un nouveau type de société qui nous transcende : Google !

Image : Geert Lovink introduisant le colloque sur la Société de la requête, en nombre dernier, photographié par Anne Helmond.
Le World Wide Web, qui se proposait de réaliser la bibliothèque infinie que décrivait Borges dans sa nouvelle La bibliothèque de Babel (1941), est considéré par nombre de ses détracteurs comme rien d’autre qu’une variante du Big Brother d’Orwell (1948). Mais ici, le pouvoir n’appartient plus à un monstre maléfique, mais a une collection de jeunes gens cools dont le slogan d’entreprise responsable est “Don’t be evil”. Guidé par une génération bien plus âgée et expérimentée de gourous des technologies de l’information (Eric Schmidt), des pionners de l’internet (Vint Cerf), des économistes (Hal Varian), Google s’est étendu si rapidement et dans une si grande variété de domaines que pratiquement aucun critique, chercheur ou journaliste n’a été en mesure de faire face à l’ampleur et à la rapidité avec laquelle il s’est développé ces dernières années. Les nouveaux services et les applications s’empilent comme autant de cadeaux de Noël indésirables : tel le service d’e-mail gratuit Gmail, la plateforme de partage vidéo YouTube, le réseau social Orkut, GoogleMaps et GoogleEarth, ses principaux revenus provenant des services AdWords avec ses publicités au Pay-per-Click, ses applications bureautiques comme Google Calendar, Google Talk et Google Documents. Google n’est pas seulement en concurrence avec Microsoft et Yahoo!, mais aussi avec des entreprises de divertissement, des bibliothèques publiques (via son programme de numérisation massive de livres) et même des entreprises de télécommunications. Croyez-le ou non, le téléphone de Google sera bientôt disponible. J’ai récemment entendu un membre peu féru de technologie de ma famille dire que Google était bien mieux et plus facile à utiliser que l’internet. Cela semblait mignon, mais elle avait raison. Non seulement Google est devenu le meilleur de l’internet, mais il a pris en charge les tâches logicielles de votre ordinateur afin que vous puissiez accéder à ces données depuis n’importe quel terminal ou appareil de poche. Le MacBook Air d’Apple est une autre indication de la migration des données vers des silos de stockage sous contrôle privé. La sécurité et la confidentialité de l’information sont en passe de devenir les nouvelles économie et technologie de contrôle. Et la majorité des utilisateurs, voire des entreprises, abdiquent avec bonheur leur pouvoir sur leur ressources informationnelles.
L’art de poser la bonne question
Mon intérêt pour les concepts qui se trouvent derrière les moteurs de recherche a été renouvelé par la lecture d’un livre d’entretien [1] avec le professeur du MIT et critique des sciences de l’information Joseph Weizenbaum (Wikipédia), connu pour son programme d’agent conversationnel Eliza (1966) et son livre Computer Power and Human Reason (La puissance de l’ordinateur et la raison humaine, 1976, Amazon). Weizenbaum est décédé le 5 Mars 2008 à l’âge de 84 ans. Il y a quelques années, il a déménagé de Boston pour revenir à Berlin, la ville où il a grandi avant de fuir le nazisme avec ses parents en 1935. L’histoire de sa jeunesse à Berlin, son exil aux Etats-Unis et la façon dont il s’impliqua dans l’informatique durant les années 50, sont particulièrement intéressantes. Son livre se lit comme un résumé de sa critique des sciences informatiques, à savoir que les ordinateurs imposent un point de vue mécaniste à leurs utilisateurs. Ce qui m’intéressait surtout, c’est la façon dont “l’hérétique” Weizenbaum forma ses arguments à la manière d’un initité informé et respecté – représentant une position critique semblable à la net critique de Pit Schultz que j’ai abordé depuis que j’ai développé le projet NetTime en 1995 (Wikipédia).
Le titre et le sous titre de son livre d’entretien est fascinant : Où sont les îles de la raison dans le flot numérique ? Comment sortir de la société programmée ? Le système de croyance de Weizenbaum peut se résumer par quelque chose comme : “Tous les aspects de la réalité sont prévisibles”. La critique d’internet de Weizenbaum est d’ordre général. Il évite d’être spécifique. Ses remarques sur l’internet n’apportent rien de nouveau pour ceux qui sont familiers avec son oeuvre : l’internet est un gros tas d’ordures, un média de masse qui se compose à 95 % de choses sans sens, tout comme le médium télévision dans la direction duquel le web se développe inévitablement. La révolution dite de l’information a basculé dans un flot de désinformation. La raison en est l’absence d’éditeur ou plutôt de principe éditorial. Le livre n’explique pas pourquoi ce principe essentiel des médias n’a pas été intégré par les premières générations de programmeurs informatiques, dont Weizenbaum était un membre éminent. La réponse réside probablement dans le fait que l’emploi initial de l’ordinateur était celui d’une calculatrice. Les techno-déterministes de la Sophienstrasse à Berlin et d’ailleurs insistaient pour voir dans le calcul mathématique l’essence même de l’informatique. La mauvaise utilisation des ordinateurs à des fins médiatiques n’a pas été prévue par les mathématiciens, et les maladroites interfaces et systèmes de gestion de l’information d’aujourd’hui ne peuvent pas être imputées à ceux qui ont conçus les premiers ordinateurs. L’ordinateur est né machine de guerre, et la route sera longue et sinueuse, pour transformer le calculateur numérique en un dispositif humain universel qui réponde à nos buts de communication et d’information toujours plus riches et diversifiés.
A plusieurs occasions, j’ai formulé une critique de “l’écologie des médias”, qui se fixe pour but de filtrer l’information “utile” pour la consommation individuelle. Hubert Dreyfus et son On the Internet(2001) est l’un des principaux coupables. Je ne crois pas qu’il appartient à un professeur, éditeur ou codeur de décider pour nous ce qui est ou n’est pas absurde. Cela devrait résulter d’un effort distribué, intégré dans une culture qui facilite et respecte la différence d’opinion. Nous devrions faire l’éloge de la richesse et faire des nouvelles techniques de recherche une part de notre culture générale. Une façon d’y parvenir serait de révolutionner les outils de recherche et d’augmenter le niveau général d’éducation aux médias. Quand nous nous promenons dans une librairie ou une bibliothèque, notre culture nous a appris à naviguer à travers les milliers de titres disponibles. Au lieu de nous plaindre au bibliothécaire ou au libraire du fait qu’ils proposent trop de livres, nous demandons de l’aide, ou faisons ce travail par nous-mêmes. Weizenbaum voulait que nous nous méfions de ce que nous voyons sur nos écrans, que ce soit à la télévision ou sur l’internet. Mais il omet de mentionner qui va nous conseiller sur ce qu’il faut faire, si quelque chose est digne de confiance ou non, ou comment hiérarchiser l’information que nous récupérons. En bref, il se débarrasse du médiateur au profit d’une suspicion généralisée.
Oublions l’anxiété informationnelle de Weizenbaum. Ce qui fait de cet entretien une lecture si intéressante, c’est son insistance sur l’art de poser la bonne question. Weizenbaum nous met en garde contre une utilisation non-critique du mot “information”. “Les signaux à l’intérieur des ordinateurs ne sont pas de l’information. Ils ne sont rien de plus que des signaux. Il n’y a qu’un moyen de transformer les signaux en information, par l’interprétation.” Pour cela nous comptons sur le travail du cerveau humain. Le problème de l’internet, selon Weizenbaum, est qu’il nous invite à le voir comme un oracle de Delphes. L’internet va apporter la réponse à toutes nos questions et problèmes. Mais l’internet n’est pas un distributeur automatique dans lequel on jette une pièce de monnaie et qui vous donne tout ce que vous voulez. La clé, ici, est l’acquisition d’une formation adéquate en vue de formuler la bonne requête. Tout tourne autour de la manière d’arriver à poser la bonne question. Pour cela, on a besoin d’éducation et d’expertise. Des normes plus élevées d’éducation ne sont pas atteintes simplement en rendant les choses plus faciles à publier. Weizenbaum : “Le fait que n’importe qui peut mettre n’importe quoi en ligne ne signifie pas grand chose. Jeter quelque chose au hasard accomplit aussi peu de choses que pêcher quelque chose au hasard.” La communication seule ne nous conduira pas à une connaissance utile et durable.
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SOURCE : internetactu.net
PAR: alexis mouthon
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