Points de Vente – Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste la prospective appliquée au commerce ?
Thibault Le Carpentier – En 1993, nous avons créé le cabinet Obsand, qui signifie observation, analyse, décision. Il s’agit donc d’observer (c’est d’ail leurs la phase qui prend le plus de temps), puis d’analyser avant d’en déduire des stratégies pour les acteurs. Et, afin de ne pas me déconnecter du terrain, j’ai toujours conservé une activité opérationnelle de type category management, redynamisation des centres-villes, etc.
En 1993, aviez-vous prévu la crise que traverse aujourd’hui la distribution ?
Pour ma première analyse sur le commerce, en 1993, il est important de souligner que nous n’avons pas eu un seul client français ! Les distributeurs intéressés par cette vision prospective étaient anglo-saxons, brésiliens ou japonais. Ce n’est donc pas dans la culture de la distribution française que d’essayer d’anticiper et d’avoir une vision stratégique à long terme. A l’époque, j’avais commencé à alerter sur la mutation très forte que nous étions en train de vivre au niveau socio-démographique et qui allait changer la donne. La question était déjà de savoir si la population continuerait à aller dans les hypers lorsqu’elle allait cesser de travailler. Je parlais aussi beaucoup de la taille de la cellule familiale, qui baissait avec la multiplication des foyers monoparentaux. Ce constat induisait forcément un changement en volume et en lieu dans la façon de consommer des Français. Je mettais également l’accent sur les problèmes de mobilité et de gestion du temps des consommateurs. Enfin, j’évoquais le fait que le consommateur est devenu pluriel (il fréquente de nombreux lieux de vente) et non expert, car, contrairement à ce que l’on entend souvent, les Français ne maîtrisent pas leur consommation.
Quelle analyse faites-vous aujourd’hui de la distribution française ?
Il y a cinq ans, nous faisions partie des premiers à évoquer les plans de licenciements dans la distribution. Aujourd’hui, tout le monde pense que ces licenciements sont dus à la crise. Pas moi ! Ces phénomènes ont été enclenchés il y a une quinzaine d’années et la crise actuelle ne fait que masquer une gigantesque rupture. A l’époque, nous avions dit, avec Philippe Moati, que nous étions en train de vivre un changement du régime de la concurrence (arrivée du hard-discount, multiplication des points de vente, internet, etc.). Résultat : les distributeurs se sont contentés d’exporter leur modèle à l’étranger, avec plus ou moins de succès d’ailleurs. Et, toujours il y a cinq à six ans, j’avais expliqué que nous allions vers une crise de la consommation, car les chiffres montraient bien que l’attitude de déconsommation progressait dans la société française !
Vous parlez de déconsommation alors que le gouvernement se félicite que la consommation résiste !
Oui, je sais. Il n’empêche qu’il existe une attitude déconsommatoire des Français qui progresse au fil des ans. Et cette attitude peut se transformer en comportement. C’est ce que nous vivons actuellement. On pensait entrer dans une logique low cost et au final, le consommateur ne baisse pas sa consommation par les prix, mais en volume. C’est, comme le dit élégamment Georges Plassat, « une cellule de dégrisement. » Nous avons eu un excès de consommation depuis 1985 et aujourd’hui, il faut purger cette crise de foi(e). En clair, nous avons 10 à 15 % de surconsommation sur tous les marchés et les Français s’interrogent sur leur façon de consommer. D’où des succès qui n’étaient pas attendus, comme celui de la Logan…
Les soldes flottants sont donc une erreur selon vous ?
Pourquoi fait-on des soldes ? A l’origine, pour écouler les stocks. Mais aujourd’hui, un certain nombre d’enseignes travaillent sans stock, en création tendue, ou avec des commissions d’affiliation qui font qu’elles n’ont plus de stock, car elles achètent au dernier moment. Donc, je ne vois pas l’intérêt de maintenir une logique de soldes pour des enseignes dont le modèle économique a évolué !
Les distributeurs misent tous aujourd’hui sur le multiformat. Qu’en pensez-vous ?
Cette notion de multiformat, c’est l’arbre qui cache la forêt, c’est le moyen de maintenir un modèle économique obsolète. Si l’on considère qu’il n’y a maintenant plus beaucoup de terrains disponibles, ni de villes sans commerces, la seule solution pour les enseignes est de créer des formats plus petits. Dans ce cas, le développement du multiformat n’est pas stratégique, mais tactique ! Selon notre vision prospective, nous avons vécu jusqu’en 2000 un changement de régime de concurrence, puis, à partir de 2003, également un changement des conditions de base du marché. Celles-ci ne sont plus les mêmes. Ce qui a fait le marché de la grande distribution, qui a généré son développement, a changé. Le modèle économique du commerce est à refonder en profondeur.
Qu’est-ce qui a changé par rapport aux années 2000 ?
La démographie, avec des équili bres rompus (les solos sont devenus la norme), l’organisation du travail, avec 40 heures par semaine, n’est plus aussi figée, les distances domicile-travail ont fortement augmenté. Résultat : en 2000, pour 46 % des Français, faire ses courses est une corvée ; en 2008, ils sont 72 % à le penser ! Car c’est une corvée de faire ses courses dans un hyper de 15 000 m2 quand on vit seul, avec ou sans enfant. Donc, pour revenir au multiformat, je n’ai pas l’impression que les distributeurs ont opté pour ce développement de façon stratégique en repensant la consommation comme l’ont fait les Britanniques, à l’instar de Tesco.
Quelle vision avez-vous de la distribution dans les années à venir ?
Si l’on ne comprend la situation actuelle qu’en termes de crise, il y a de fortes chances pour que les distributeurs se focalisent sur les prix, avec les conséquences qui en découlent sur leurs salariés et les industriels. Or, j’ai l’impression qu’un certain nombre de distributeurs pensent que l’on peut maintenir ce modèle fordien de la consommation de masse. Pourtant, nous n’avons aucun élément qui montre aujourd’hui que ce modèle peut perdurer dans le futur. En revanche, si l’on accepte l’idée d’une rupture, il n’y a que deux solutions : soit sauter de l’autre côté et inventer l’avenir, soit attendre de voir ce qui va arriver, mais c’est dangereux…
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