Au moment où l'actuelle directrice de la Direction de la prospective du Quai d'Orsay, Marie Mendras, quitte son poste, Nonfiction.fr, web-média dédié aux idées, ouvre le chantier d'une réflexion globale sur la question des outils de prospective et d'analyse stratégique en matière de politique étrangère. Dans cette première contribution, nous proposons l'idée d'un centre de prospective stratégique directement rattaché au Président de la République.
Toute politique étrangère, plongée dans l'urgence du quotidien, la gestion des crises et des échéances diplomatiques, a besoin d'une colonne vertébrale, d'un cadre global de pensée définissant les grands objectifs stratégiques de l'action extérieure étatique .
Pour répondre à ce besoin se sont développées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans la plupart des Etats des structures administratives dédiées à la prospection et aux analyses stratégiques, suivant "la conviction que la bureaucratie est inapte à saisir les transformations du système international et que, entre l'impossibilité de prédire l'avenir avec précision et la gestion au jour le jour d'une diplomatie, il y a une place pour la réflexion prospective, pour l'analyse et l'interprétation du changement, pour l'imagination" . Car, dans un monde complexe aux problématiques transversales, l’enjeu fondamental est bien, selon les termes de l'ancien Secrétaire d'Etat américain Zbigniew Brzezinski, d’articuler la pensée avec l’action .
1. Le dilemme du prospectiviste
Selon le politiste américain Lincoln P. Bloomfield, la prospective stratégique en matière de politique étrangère requiert trois qualités : 1) des projections spéculatives à moyen terme (deux à cinq ans) et à long terme (huit à dix ans) ; 2) des analyses globales et transversales "government-wide" ; 3) des challenges intégrés aux prémisses établies de la politique étrangère .
Tout organisme de prospective se voit, toutefois, confronté à un dilemme structurel. Il doit, d'une part, pour mener à bien sa mission de prospective, s'assurer à la fois de son indépendance vis-à-vis du ministère et d'un horizon de travail à moyen et long terme et, d'autre part, afin que ses travaux aient un impact effectif, être suffisamment influent auprès du décideur politique. Mais plus il gagne en influence sur le ministre, plus il perd en qualité de prospective. Car en effet, pour être influent, il doit s'aligner sur ce qui est pertinent pour le politique, soit les problèmes sectoriels de court-terme . L. Bloomfield décompose la problématique de la prospective en trois points : 1) le dilemme entre l’isolement et l’implication ; 2) la nécessité d’un ministre intéressé aux aspects conceptuels ; 3) l’incertitude chronique de l’influence de l'organisme de prospective et de ses travaux .
Le problème essentiel réside, selon L. Bloomfield, en ce que, face à ce dilemme, tout organisme de prospective a tendance à plier sous les impératifs bureaucratiques de maximisation d’influence auprès d'agents ministériels tenus de mettre en œuvre les politiques dictées par les dirigeants élus . Z. Brzezinski pointe lui aussi cette tendance à glisser du "purpose planning" (soit l’instillation d’objectifs globaux et stratégiques dans la définition de la politique étrangère) au "problem-planning" (soit la recherche de solutions à des problèmes diplomatiques spécifiques et contingents) . Henry Kissinger relevait de même le biais du Policy Planning Staff américain de développer des conceptions communes simplement transposées dans le futur, contre la recherche de véritables innovations conceptuelles .Toute la question est donc de créer un organisme de prospective stratégique qui soit à la fois proche du ministre mais capable d'être critique vis-à-vis de la politique ministérielle, bénéficiant d'un accès effectif aux informations et au processus décisionnel, mais sans être pris dans les vicissitudes de la bureaucratie des services, protégé en quelque sorte de la pression de la gestion diplomatique quotidienne. La difficulté réside principalement dans la capacité d'un tel organisme à préserver un horizon de travail de moyen et de long terme, à tout le moins de 3-5 ans selon la durée de vie d'un ministre sous le régime du quinquennat, sans glisser vers l'horizon semestriel des services. Une autre difficulté est de faire admettre l’intérêt d’études de fond transversales de moyen et de long terme, contre les poncifs de la critique bureaucratique qualifiant ce type de travaux de "théoriques", donc "non réalistes", c'est-à-dire "non pertinents" car "non opératoires".
2. Du Centre d'analyse et de prévision à la Direction de la prospective
En 1973, longtemps après le Policy Planning Staff américain créé en 1947 sur la demande du Secrétaire d'Etat George Marshall et dont le premier directeur fut George Kennan , fut institué le Centre d'analyse et de prévision (CAP) .
L'idée fut initialement lancée par Michel Debré en 1968 pour doter le Quai d'Orsay d'un organisme analogue au Centre de prospective et d'évaluation (CPE) du ministère de la Défense nationale, existant depuis 1965. L'idée restera un temps sans suite, mais sera finalement reprise et développée au Commissariat général du Plan par deux jeunes chargés de mission, Thierry de Montbrial et Jean-Louis Gergorin , qui proposent de renouveler les méthodes d'analyse et de prévision des problèmes internationaux en s'inspirant des méthodes de l'administration américaine, notamment dans les domaines de la stratégie et de l'économie.
J.-L. Gergorin rédige un rapport en 1972 remis à Michel Jobert, Secrétaire général de l'Elysée, puis ministre des Affaires étrangères à partir de 1973. Contrairement à l'idée qui lui était soumise de créer une direction d'études rattachée au secrétaire général, il opte pour une cellule indépendante, peu nombreuse, composée de jeunes experts (moyenne d'âge de 29 ans), directement rattachée au ministre, et en fixe le principe : production d'études prévisionnelles sur l'évolution à moyen terme et long termes d'un secteur du contexte international, dans tous ses aspects diplomatique, économique et militaire, en coopération avec les services, les postes diplomatiques et des experts extérieurs. Thierry de Montbrial et Jean-Louis Gergorin sont alors respectivement chef et adjoint au chef du tout nouveau CAP.