
Il existe d’innombrables moyens de faire en sorte de se sentir minable. En voici une de plus, selon une étude de Stanford : croire que vous êtes seul dans votre malheur. L'article «Le malheur est une chose plus partagée que les gens le ne pensent», paru dans le numéro du mois de janvier de la revue Personnality and Social Psychology Bulletin, s’appuie sur une série d’études portant sur la manière dont les étudiants évaluent leur humeur et celle des autres.
Sous la houlette d’Alex Jordan, alors doctorant au département de Psychologie de Stanford, les chercheurs concluent que leurs sujets sous-estiment constamment le découragement chez les autres – et s’en sentent dès lors d’autant plus découragés eux-mêmes. Jordan a eu l’idée de mener cette étude en observant les réactions de ses amis sur Facebook : il avait remarqué qu’ils semblaient souvent mélancoliques après s’être connectés au site et avoir jeté un œil sur les jolies photos, les biographies parfaites et autres status updates enjoués de leurs contacts. «Ils étaient convaincus que tous les autres avaient une vie parfaite», me dit-il.
La leçon de Montesquieu
Cette tendance humaine à surestimer le bonheur des autres n’a évidemment rien de neuf. Jordan cite à cet effet Montesquieu : «Si on ne voulait qu’être heureux, cela serait bientôt fait. Mais on veut être plus heureux que les autres, et cela est presque toujours difficile parce que nous croyons les autres plus heureux qu’ils ne sont.» Les réseaux sociaux pourraient bien renforcer cette tendance. Les recherches de Jordan ne s’intéressent pas spécifiquement à Facebook, mais si ses conclusions sont correctes, elles suggèrent que ce site aurait le pouvoir de nous faire nous sentir plus tristes et plus seuls.
En présentant en vitrine une version spirituelle, joyeuse et bien organisée de la vie des gens et en nous invitant donc à des comparaisons dont nous sortons avec l’impression que nous sommes des losers, Facebook semble exploiter le talon d’Achille de la nature humaine. Et les femmes – qui font partie des plus malheureux – semblent particulièrement promptes à vouloir à tout prix ressembler à ce qu’elles s’imaginent être le bonheur de la famille Jones.
Dans une des études de Stanford, Jordan et ses amis chercheurs ont demandé à 80 nouveaux étudiants de leur indiquer si eux-mêmes ou leurs camarades de promotion avaient été confrontés récemment à des événements positifs ou négatifs sur le plan émotionnel. À maintes reprises, les sujets sous-estimaient le nombre d’expériences négatives («une dispute pénible,» «se sentir triste parce que ses amis lui manquent») endurées par leurs camarades. Ils surestimaient également les activités distrayantes («sortir avec des amis», «aller à une soirée») de ces mêmes camarades.
Une autre étude a permis de déterminer qu’un échantillon de 140 étudiants de Stanford était incapable de jauger convenablement le degré de bonheur des autres, y compris des gens dont ils étaient proches – amis, colocataires et personnes avec qui ils ou elles entretenaient une relation. Une troisième étude a également démontré que plus les étudiants sous-estimaient les émotions négatives des autres, plus ils avaient tendance à se sentir seuls et à ruminer leurs propres malheurs.
Précisons qu’il s’agit d’une corrélation, pas d’une causalité : il est fort possible que les sujets qui s’imaginent que leur situation empire pensent que tous les autres vont bien, et pas l’inverse. Mais l’idée que le fait de se sentir seul face à ses propres souffrances quotidiennes augmente ces souffrances, semble faire sens.
Facebook: un réseau social positif
Tout comme l’idée que Facebook puisse accentuer cette tendance. Facebook se caractérise après tout par le déploiement public des atouts de chacun sous la forme de liste d’amis, de photos, d’éléments biographiques, de projets réalisés, observations savoureuses et même des livres que nous aimons. Je prends en photo les magnifiques cookies que je viens de sortir du four.
Je joue avec mon nouveau petit chat à moi que j’ai. Je souris sur les photos (et si j’ai l’air préoccupé, j’ai l’air artistiquement préoccupé). La fadeur n’a pas sa place et, à de rares exceptions près, les choses tristes n’ont pas lieu d’être exposées. Le design même du site – la présence d’un bouton «j’aime» et l’absence d’un bouton «je déteste» correspondant – renforce cette manipulation positive. (Personne ne va dire qu’il «aime» votre statut indiquant que «le petit chat est mort», mais certains vont «aimer apprendre que le brave minet s’est montré très digne jusqu’au bout.)
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Libby Copeland
Traduit par Antoine Bourguilleau