« L’identité n’est pas donnée une fois pour toutes,
elle se construit et se transforme tout au long de l’existence. »
Amin Maalouf
Dans la série des mots que l’on peut lire un peu partout, mais dont la définition ne s’impose pas vraiment de façon très claire, je vous propose, après l’e-réputation, d’analyser le concept d’identité numérique.
Selon le dictionnaire Le Robert, l’identité (du latin identitas : « fait d’être le même ») est le caractère de ce qui demeure identique à soi-même. Elle est ce qui caractérise un individu, ce qui le distingue, lui confère son individualité et sa singularité.
On pourrait très bien s’arrêter là, mais ce serait réducteur. Car, lorsque l’on commence à s’intéresser à ce sujet, on s’aperçoit très rapidement que l’identité a plusieurs dimensions, qu’elle est plurielle : il n’existe pas une identité, mais des identités, et celles-ci doivent être combinées pour permettre la perception globale d’un individu.
L’écosystème de l’identité traditionnelle
- L’identité personnelle renvoie l’individu à son individualité, aux caractéristiques qui le rendent unique. D’un point de vue juridique, l’identité d’une personne est inscrite dans l’état civil et est garantie par l’État. Il s’agit de l’ensemble des éléments de fait et de droit relatifs à un individu (date et lieu de naissance, nom, prénom, filiation, etc.) légalement reconnu ou constaté, qui permet de l’individualiser de manière unique.
- L’identité sociale, elle, se réfère aux statuts que l’individu partage avec les autres membres de ses groupes d’appartenance (sexe, âge, métier…). Pour l’anthropologue Nicole Sindzingre [1], l’identité est inséparable de l’individuation : pour identifier un ou plusieurs individus à d’autres, il faut les distinguer de tout ce qu’ils ne sont pas.
- L’identité culturelle, très (trop) souvent confondue avec l’identité sociale, est l’adhésion plus ou moins complète d’un individu aux normes et valeurs d’une culture.
Selon le même principe de stigmergie sociale [2] découvert dans l’article sur l’e-réputation, un individu, en tant qu’être social, ne peut construire son identité sans tenir compte de l’univers social et culturel dans lequel il évolue [3]. L’identité n’est donc pas un produit figé ou fini, mais un processus en perpétuelle évolution.
En résumé, qu’elle soit personnelle, sociale ou culturelle, l’identité est marquée par trois attributs fondamentaux :
- Elle est ce qui rend semblable à soi-même et différent des autres ;
- Elle possède un noyau central de valeurs difficilement remplaçables, qui représente la liaison essentielle entre l’individu et le reste du monde ;
- Elle est un système évolutif, dont le trait particulier est d’être à la fois processus et structure.
Et l’identité numérique ?
Petit préambule sémantique avant de poursuivre : dans le monde numérique, il ne faut pas confondre « l’identité », qui est la représentation d’une personne dans un système d’information, avec « l’authentification », qui est un processus de vérification de cette identité.
Pour beaucoup d’entre nous, la vie moderne a totalement changé nos identités en les basculant dans le numérique. La démocratisation du haut débit, la multiplication des réseaux sociaux et l’explosion des contenus générés par les utilisateurs (UGC – User Generated Contents) ont grandement contribué au développement de l’identité numérique sur Internet.
Tout comme son homologue « traditionnelle », l’identité numérique est, elle aussi, plurielle, active et changeante.
L’écosystème de l’identité numérique
d’après un schéma original de Fred Cavazza
Très comparable à l’identité traditionnelle dans son aspect multidimensionnel, l’identité numérique, du fait de sa nature immatérielle, est caractérisée par deux groupes d’informations distincts mais complémentaires :
- les parcelles d’informations dites incontestables et uniques : coordonnées physiques, adresse IP, certificats numériques, comptes bancaires, numéro de téléphone, etc., qui sont généralement attribuées par une autorité tierce (état civil, fournisseur d’accès Internet, opérateur de télécommunications, banque…) ;
- et celles réputées plus ambiguës et multiples : pseudonymes, avatars, commentaires, blogs, photos, CV, etc., qui sont générées par l’individu lui-même ou par les individus composant son réseau.
Le sociologue Dominique Cardon [4] nous propose une typologie très intéressante des différentes formes de présence en ligne sur le web 2.0 et ce qu’elles induisent pour les individus qui les créent et les alimentent.
Il détermine ainsi 5 formats de visibilité, organisés sur le duo identité numérique/type de visibilité recherchée.
Illustration D. Cardon
- Le paravent (se cacher pour se voir) : c’est le principe même des sites de rencontre. Les individus se sélectionnent les uns les autres à travers une fiche de renseignements, avant de dévoiler progressivement tout ou partie de leur(s) identité(s) au cas par cas, puis de favoriser ou pas une rencontre dans la vie virtuelle ou réelle.
- Le clair-obscur (montrer caché) : les participants rendent visible tout ou partie de leur intimité et de leur quotidien à un réseau social de proches, et sont difficilement accessibles pour les autres (attention aux amis d’amis).
- Le phare (tout montrer, tout voir) : les participants rendent visibles de nombreux traits de leur identité, leurs centres d’intérêts et leurs compétences, et sont facilement accessibles à tous. La visibilité, ici, fait l’objet d’une réelle quête et d’une recherche de connectivité maximale au moyen d’indicateurs tels que réputation, nombre d’amis, compteurs d’audience, etc.
- La « lanterna magica » (se voir mais caché) : les participants prennent la forme d’avatars qu’ils personnalisent, dans le but de dissocier leur identité réelle de celle qu’ils endossent dans le monde virtuel. Cette division libère les contraintes et facilite les nouvelles rencontres.
- Le post-it (je suis là, je fais ça) : ce type de plate-forme est un cas à part, les participants rendent visibles à tous leur disponibilité et leur présence, mais interagissent uniquement avec un cercle relationnel restreint.
Pour ma part, je suis tenté de rajouter un 6e format, qui serait transversal au cinq proposés par Dominique Cardon : celui de l’hétéronymat. Un concept introduit par l’écrivain Fernando Pessoa [5] au siècle dernier : pour chaque type d’ouvrage qu’il rédigeait, Pessoa inventait un écrivain fictif – il en a ainsi créé jusqu’à soixante-dix – qui possédait sa propre personnalité, sa vie, son style.
De même que dans la vraie vie, on utilise son nom de famille ou son prénom en fonction du contexte, il est possible d’agir de manière similaire dans sa vie numérique. En réservant son nom pour tout ce qui est du domaine du professionnel direct (Linkedin, Viadéo, etc.), et en utilisant un pseudonyme pour les autres services (Twitter par exemple), créant ainsi un contact plus intime. Voire en se créant un avatar, un personnage que l’on s’invente et doué d’une vie… uniquement virtuelle.
L’identité numérique se nourrit aussi des traces laissées sur Internet
Sur Internet, tout individu est aujourd’hui repérable par les données qu’il dépose, ou que d’autres laissent sur lui depuis des semaines, des mois, voire des années.
À l’ère électronique, du haut débit et du « anytime everywhere », où l’individu nomade se retrouve relié à toutes sortes d’objets communicants, le nombre de traces semées ne peut être qu’en croissance exponentielle.
Les objets communicants sont de plus en plus nombreux
Dans ce contexte, l’amoncellement de parcelles laissées plus ou moins à l’abandon dessine un portrait par petites touches. Un peu comme les tableaux pointillistes : de manière unitaire, aucune des traces n’est réellement significative. Mais le tableau général, lui, représente le sujet dans son ensemble. À la vue de tous et pas forcément sous un angle souhaité…
Et plus ces parcelles sont nombreuses et accessibles, mieux elles permettent, une fois assemblées, de (re)construire l’identité numérique très précise d’un individu !
Identité qui peut être utilisée par un tiers de manière frauduleuse (usurpation d’identité) ou au détriment de la personne (DRH ou recruteur qui élimine un candidat [6]).
Faut-il alors devenir complètement paranoïaque et bannir Internet ?
Non, bien sûr ! En revanche, il est possible de gérer son identité numérique. En prenant conscience que chaque « déplacement » numérique laisse des traces. Et donc de bien l’avoir en mémoire avant de poster un message public, de déposer une photo ou de remplir n’importe quel formulaire ou compte demandant des renseignements personnels.
NOTES
1. http://economix.u-paris10.fr/fr/membres/?id=35↑
2. La stigmergie est une méthode de communication indirecte dans un environnement émergent auto-organisé, où les individus communiquent entre eux en modifiant leur environnement. Le biologiste Francesco Varela a introduit cette notion dans sa théorie complémentaire à celle de l’évolution de Darwin. Ainsi, il a rapporté que la sélection naturelle n’est pas l’unique facteur d’évolution, qu’il faut lui adjoindre une composante essentielle pour que le modèle soit crédible : celle de l’interaction bidirectionnelle entre l’organisme et son environnement. ↑
3. Selon Z. Guerraoui et B. Troadec, dans Psychologie interculturelle↑
4. Dominique Cardon est sociologue au Laboratoire des usages de France Télécom R&D et chercheur associé au Centre d’étude des mouvements sociaux de l’École des Hautes études en sciences sociales. http://bit.ly/12YPjU↑
5. Fernando António Nogueira Pessoa est écrivain et poète portugais (1888–1935). Il n’a pratiquement jamais publié sous son vrai nom, mais sous une multitude de pseudonymes qu’il appelait ses « hétéronymes » tant chacun correspondait à une personnalité différente. ↑
6. Une étude récente réalisée par le magazine Star Tribune (http://www.startribune.com/jobs/career/11398441.html) indique que 77 % des recruteurs effectuent des recherches en ligne et que 35 % ont déjà éliminé un candidat en se basant uniquement sur les résultats de ces recherches.↑