Dans Communiquer à l’ère numérique, Julie Denouël et Fabien Granjon qui dirigent cet ouvrage collectif, font une critique assez musclée de 30 ans de sociologie des usages des technologies de l’information et de la communication (TIC).
L’occasion de revenir avec eux sur la manière dont les chercheurs regardent les usages du numérique, pour en pointer les limites et aussi les lacunes.
InternetActu.net : D’où vient la sociologie dite “des usages”, cette part de la sociologie qui s’intéresse aux pratiques des TIC ? Dès les premiers temps de la sociologie, dans les textes des pères fondateurs comme Emile Durkheim ou Marcel Mauss, on trouve trace d’un intérêt pour la technique et les objets techniques. Même si cette question est parfois un peu secondaire dans les œuvres pionnières, elle est toutefois présente. Pourtant, la sociologie va rapidement s’éloigner de cet intérêt singulier. En France, ce n’est que bien plus tard que l’on va retrouver une certaine attention pour cette matérialité du social, en différents lieux de recherche et depuis des perspectives sensiblement différentes. Le courant de recherche que l’on qualifie, sans doute par facilité, de “sociologie des usages” prend ses racines au début des années 80, notamment au sein du Centre national d’étude des télécommunications (Cnet, devenu Orange Labs), un pôle de recherche alors public, au sein duquel Patrice Flichy va prendre la direction d’un laboratoire pluridisciplinaire baptisé UST pour “Usages sociaux des télécommunications”. C’est dans cet environnement d’ingénieurs dédié à la production d’innovations technologiques, que vont être lancées des études d’usages sur la téléphonie ou sur les premiers réseaux télématiques (le Minitel), avec des contributions de chercheurs comme Josiane Jouët, Chantal de Gournay, Yves Toussaint, etc. Par ailleurs, Patrice Flichy et Paul Beaud, cofondent en 1983 la revue Réseaux, laquelle est encore aujourd’hui la principale tribune académique des études d’usages.
Fabien Granjon :
Julie Denouël : Le travail généalogique est toujours périlleux, mais effectivement, je crois qu’il n’est pas faux de dire que la sociologie des usages des TIC est en partie une originalité française, liée à la politique de R&D de l’opérateur historique France Télécom. Il créé des outils et des services avec évidemment un intérêt certain pour en analyser les usages. Bien sûr, les références théoriques des chercheurs et universitaires qui vont travailler en ce domaine vont être extrêmement variées. Les travaux de Michel de Certeau vont être par exemple très prisés, mais on va aussi trouver d’autres perspectives, philosophiques ou anthropologiques, faisant appel à Gilbert Simondon ou André Leroi-Gourhan.
Comme le rappelle Josiane Jouët, les premiers temps de la sociologie des usages vont être marqués par un bricolage théorique important. C’est au prix de ce mécano que la sociologie va de nouveau s’intéresser aux pratiques sociales qui naissent de et autour de la manipulation d’un certain nombre de technologies émergentes.
Fabien Granjon : L’intérêt pour les TIC va aussi prendre de l’ampleur avec le développement académique des sciences de l’information et de la communication, lesquelles vont montrer un intérêt important pour ces objets de recherche dont l’étude s’inscrit dans le sillage de la sociologie des médias. Il faut également citer les travaux du Centre de sociologie de l’innovation autour de Bruno Latour, Michel Callon, Madeleine Akrich ou encore Cécile Méadel, ou ceux du Groupe de sociologie politique et morale autour de Nicolas Dodier (auteur de Les hommes et les machines), Luc Boltanski ou Laurent Thévenot. Leurs recherches vont contribuer à réintroduire cet intérêt pour les objets techniques et montrer le rôle fondamental qu’ils tiennent dans l’édification du social.
C’est au carrefour de toutes ces dynamiques, qui vont mobiliser des paradigmes très différents, que les chercheurs vont montrer combien les aspects sociaux et techniques se co-construisent. Tous ces chercheurs vont, chacun à leur manière, explorer le domaine des usages et des dynamiques sociotechniques.
L’intérêt grandissant pour les TIC va évidemment être littéralement boosté par l’arrivée d’internet et des Internet studies à la fin des années 90, mais je crois qu’il est bon de rappeler que l’intérêt pour les usages sociaux des machines à communiquer est bien antérieur à l’émergence du réseau des réseaux.
“On ne peut pas quantifier une réalité sociale uniquement à partir des traces d’usage”
InternetActu.net : Dans Communiquer à l’ère du numérique vous dénoncez le “sociologue qui s’est transformé en métrologue”, “quantifiant les traces des usages” (les hits de pages, les nombres d’amis, les commentaires…). Il ne faut évidemment pas généraliser, mais oui, il existe une tendance de ce type. Le risque est celui de voir apparaître une espèce de fétichisme de la data qui est sans doute l’expression d’une certaine fascination pour les objets techniques et les “nouveaux services”. Il a longtemps été difficile pour les sociologues des usages de travailler sur les traces, car il y en avait finalement assez peu. On utilisait surtout des appareils de preuve basés sur des contributions déclaratives et des observations, c’est-à-dire des dispositifs d’enquête qualitatifs. Mais aujourd’hui, nous disposons d’emblée de beaucoup plus de données (statuts, éléments identitaires, contenus produits en ligne, etc.) et c’est évidemment une richesse supplémentaire.
L’un des risques auxquels sont confrontés les Internet studies c’est la tendance à réduire les individus et les collectifs à leurs productions de traces. Les entretiens approfondis, quand ils existent, “se limitent souvent à creuser l’usage étudié, sans le resituer dans l’ensemble des pratiques sociales des individus”. Est-ce à dire que les sociologues des usages se sont enfermé dans la fascination des objets technologiques qui étaient au cœur de leur étude ?
Fabien Granjon :
Seulement, il s’agit de ne pas succomber à la force hypnotique de ces données que l’on peut récupérer avec une plus grande facilité et dont il est si facile de se contenter.
Je crois que le problème est là : se contenter de quantifier une réalité sociale dont le sens ne peut pourtant se déduire uniquement de ces traces d’usage. Cette dérive quantitativiste qui est assez évidente outre-Atlantique nous invite, me semble-t-il, a méditer ce que rappelait Gaston Bachelard, à savoir qu’il faut réfléchir pour mesurer et non pas mesurer pour réfléchir. La sophistication des moyens mis en œuvre, aussi impressionnante soit-elle, ne doit pas cacher l’indigence de certaines analyses. Ce que nous pointons, c’est qu’en bien des cas, les usages étudiés sont assez peu contextualisés. On ne s’intéresse pas franchement au répertoire toujours varié des pratiques des utilisateurs, mais le plus souvent qu’à un seul type d’usage. On a par exemple beaucoup d’études sur l’utilisation de Wikipédia, mais rares sont celles qui mettent en perspective l’usage de Wikipédia à l’aune des autres pratiques documentaires et informationnelles que les wikipédiens ne manquent pourtant pas de développer. Il faut également remettre les usagers en contexte. Les internautes qui utilisent Wikipédia sont des individus qui ont une position sociale, un métier, des sociabilités, qu’il faut regarder d’un peu plus près et aller interroger. Quand on travaille par exemple sur l’exposition de soi en ligne, on va s’intéresser aux personnes qui produisent des récits de soi, des identités narratives, ainsi qu’aux publics auxquels ils s’adressent et qui vont adouber et commenter ces productions. On va ainsi porter attention, et à raison, aux commentaires et aux traces symboliques laissés par les interactions en ligne, mais on s’intéresse très peu aux activités silencieuses de ceux qui regardent et qui sont pourtant largement majoritaires. Du coup, en se focalisant davantage sur les traces que sur ceux qui les produisent, on oublie quelque peu l’épaisseur sociale des utilisateurs. Il faut aussi aller rencontrer les gens, les interroger…
On a maintenant à notre disposition des outils qui nous permettent de mettre en place des appareils de preuve complexes, on peut disposer de corpus importants, de collections de données particulièrement intéressantes, mais encore faut-il ne pas s’en contenter. La production d’un graphe de liens hypertextes, par exemple, n’est généralement que peu explicative, même si, de fait, on met en lumière des structures réticulaires que l’on ne peut saisir cognitivement que par ce moyen. Il y a là aussi une espèce de fascination à rendre visible des structures, mais encore faut-il leur donner du sens. C’est l’idée une remise en contexte des usages et des usagers qui me semble centrale.
InternetActu.net : Oui, malgré toutes les études sur la communauté des Wikipédiens, on ne sait toujours pas qui ils sont, quelles sont leurs caractéristiques communes… Le paradoxe est que l’on sait énormément de choses sur ce qu’ils font sur Wikipédia car la littérature est pléthorique, mais l’on sait nettement moins de choses s’agissant de leurs autres usages et de leur identité sociale, leur position dans l’espace social. C’est une critique que l’on trouve également formulée à l’égard des études d’orientation ethnométhodologique, dont l’objectif a été de comprendre l’organisation d’échanges interpersonnels médiés par des TIC (téléphone mobile, visioconférence, chat, etc.). Parce qu’elles sont très attentives à des éléments fins du contexte ainsi qu’aux situations pratiques d’utilisation, on leur a reproché, souvent à tort à mon avis, d’être trop focalisées sur le “ici et maintenant” des interactions. Or l’intérêt de ces études tient justement à l’adoption du point de vue des usagers dans le cours de leurs activités, permettant de voir comment, moment par moment, les individus mobilisent les technologies dont ils disposent.
Julie Denouël :
A partir de là, on a pu montrer que les technologies ne peuvent évidemment pas être considérées comme des objets neutres et, de fait, il est important de saisir les différentes logiques (interactionnelles, sociales mais aussi techniques) qui concourent à la réalisation des usages. Michel de Fornel a par exemple très tôt montré que ce qui était inscrit dans les objets, dans les programmes d’action des objets techniques, jouait un rôle tout à fait structurant dans les usages. Non pas que les scripts déterminent les usages, mais ils tendent à cadrer la façon dont les individus vont organiser leur action au moyen de ces dispositifs techniques. Ces travaux pour qui la prise en compte du contexte est éminemment centrale ont ainsi permis de problématiser plus avant la part prescriptive de la technique dans l’action et d’apporter une vision renouvelée des relations homme-machine, davantage incarnées et situées.
“Les traces ne constituent pas nécessairement des matériaux suffisants pour comprendre finement les usages”
InternetActu.net : Votre critique évoque également ces typologies des usages de l’informatique connectée très générales (usage de l’e-mail, pourcentage d’internautes qui commandent en ligne, qui utilisent des services de banque en ligne…), sans même considérer qu’il soit indispensable de qualifier les utilisateurs autrement que par leurs usages… Oui, c’est toujours cette même idée de la remise en contexte. On peut produire des traitements statistiques très évolués, faire des typologies très complexes, cartographier finement les usages, mais parfois, paradoxalement, en faisant abstraction du poids des variables sociales. Comme si le travail descriptif extrêmement minutieux pouvait se suffire à lui-même. On en revient à ce que nous évoquions à l’instant, à savoir que les traces ne constituent pas nécessairement des matériaux suffisants pour comprendre finement les usages dont ils sont le produit, et encore moins les dynamiques sociales et les sens pratiques dont sont porteurs les usagers. On reste sur des choses descriptives, mais finalement assez peu explicatives.
Julie Denouël :
Fabien Granjon : Un cas emblématique est celui de la campagne pour le Non menée lors de l’organisation du référendum visant la ratification du Traité établissant uneConstitution pour l’Europe (TCE). La cartographie de la campagne du traité européen, très justement montré, que le Non n’avait eu qu’une place toute relative au sein de l’espace médiatique traditionnel, mais qu’il avait en revanche investi le net. À cette occasion, on a souligné combien les potentiels de mise en liens hypermédiatiques offerts par le web avaient été décisifs dans la victoire du Non, avec pour preuve la représentation graphique de l’interconnexion des différentes et nombreuses arènes publiques numériques. Je trouve ce genre de démonstration vraiment peu convaincant, car il suppose un peu rapidement que les potentiels technologiques de mise en relation équivalent à l’établissement de liens transversaux de savoir à savoir et d’un point de politisation à un autre. Il me semble pourtant que la géographie du web ne dit rien, en soi, de la mobilisation effective de ces liens, ne démontre aucunement la transitivité des publics et n’explique pas grand-chose des éventuels effets sociaux de cette réticulation symbolique. Surtout, cela n’explique rien de la mobilisation de l’action collective liée à cette campagne. Si l’on veut pousser le raisonnement aux limites, on pourrait même avancer que ce type d’analyse présente un danger : celui de faire oublier combien une telle mobilisation a d’abord été le fruit d’un travail militant de terrain sans précédent.
Même graphe à l’appui, les liens et entrelacements n’expliquent pas le succès du Non. Quel(s) sens ont ces liens ? On peut toujours constater que des sites sont liés, mais c’est insuffisant pour expliquer les dynamiques sociales et politiques telles que celles du Non au TCE, pour lesquelles la constitution d’un front unique à gauche a évidemment été un élément nettement plus décisif que le site d’Etienne Chouard, quand bien même celui-ci a été un élément important de l’expression critique sur internet.
Julie Denouël : On retrouve d’ailleurs le même type de discours s’agissant des révolutions tunisienne et égyptienne que l’on aurait tendance à qualifier un peu rapidement de “révolutions 2.0″. Ceci dit, il faut souligner que rendre précisément compte du rôle qu’ont pu jouer les sites de réseaux sociaux n’a rien d’évident. Si l’on fait l’hypothèse qu’ils ont joué un rôle important dans la mobilisation, on se fait assez facilement taxer de doux rêveurs ou d’utopistes. Si l’on affirme au contraire qu’une révolution ce sont d’abord des individus et des groupes sociaux en mouvement dont les actions ne peuvent être simplement rabattues sur les usages d’internet que ceux-ci ont pu développer à cette occasion, l’on se fait cette fois épingler au motif de positions qui seraient réactionnaires et empêcheraient de considérer ce qu’il y a de nouveau dans l’action collective. La difficulté est évidemment d’envisager de manière dialectique sociogenèse et technogenèse. Et cette dialectique-là, il faut essayer de la saisir dans toute sa complexité, et notamment de l’actualiser dans des dispositifs méthodologiques mixant des appareils de preuves variés. La rupture essentielle c’est, je crois, le refus des discours qui font l’économie du travail de terrain. Se départir de l’essayisme et s’appuyer sur un travail empirique sérieux, au plus près des pratiques sociales, me semble être essentiel.
La généralisation abusive et le défaut d’intérêt pour le travail d’enquête approfondie est sans doute parmi les manquements des plus dommageables. Les montées en généralité outrancières à partir des seules expériences de participations observantes les plus familières des chercheurs se substituent parfois à la nécessité de l’établissement de la preuve empirique. Établis à partir de démarches épistémologiquement faibles, les enseignements tirés n’ont alors qu’une validité empirique extrêmement circonscrite.
Elles ont néanmoins tendance à être présentées comme ayant une portée générale, voire universelle. Le théoricisme tend alors à combler les anémies engendrées par l’économie d’un travail solide de la preuve.
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