A la Socgen, le trader qui en disait trop
Enquête = Après avoir alerté sa hiérarchie sur des manquements déontologiques, Ghislain Le Mintier a été licencié en mai.
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Par Renaud Lecadre
«En seize ans de salle de marché à la Société générale, je n’ai jamais vu une telle situation, totalement délirante, surtout au vu de la communication de la banque sur les valeurs d’éthique, de rigueur et de professionnalisme.» En adressant ce mail à Michel Péretié, patron de la branche trading et investissement de la Société générale (SGCIB), Ghislain Le Mintier, alias «GLM», signe son arrêt de mort en avril. Un mois plus tard, ce trader est licencié pour insuffisance professionnelle. Le parquet venant de classer sa plainte sans même prendre le temps de l’examiner, il s’en remet aujourd’hui aux prud’hommes. Polytechnicien, 43 ans, GLM est l’un de ces mathématiciens happés par la haute finance. Sa spécialité, les options de taux, est ultrapointue et nécessite des équations différentielles tellement complexes que les matheux doivent appeler des physiciens à la rescousse. Généralement, la hiérarchie n’y comprend goutte et se contente d’encaisser : GLM et son équipe pesaient 135 millions d’euros par an.
Arrêt maladie. Au printemps 2008, il décide de prendre une année sabbatique. L’ambiance à la Société générale est alors plombée par l’affaire Jérôme Kerviel, entraînant une valse perpétuelle des organigrammes. Pendant ses congés, son modèle mathématique, qui avait bien fonctionné durant cinq ans, connaît ses premiers ratés. En cause, la faillite de Lehman Brothers, qui entraîne fin 2008 - le diable sait pourquoi - une extrême volatilité des taux d’intérêts à dix ans. En son absence, le gérant du desk alerte sa hiérarchie : «Je ne maîtrise plus rien sur cette position, son comportement n’est plus rationnel du tout.» Avant de se mettre en arrêt maladie, rongé par le stress. Plus tard il écrira avoir eu «l’impression d’être aux commandes d’un avion avec un moteur en feu et des indicateurs (vitesse, altitude) faux».
Mi-2009, quand GLM réintègre la banque après son année de congé, l’inspection interne l’attend de pied ferme et lui présente l’addition, «le scénario catastrophe est une perte potentielle de 200 millions». Mais comme elle paraît peu appréhender les maths, on dégaine au trader un curieux grief : la paume ne serait pas due à la dérive du modèle, mais au fait que GLM aurait vendu ses positions de protection contre la hausse des taux à dix ans, déséquilibrant ainsi son portefeuille. Son remplaçant temporaire s’insurge : «Il est totalement faux de dire que les risques n’étaient pas encadrés et maîtrisés. Il faut chercher ailleurs les vraies causes de ces pertes, qui proviennent des problèmes de modélisation que j’avais signalés à l’automne 2008.» Avant de conclure prudemment qu’il «ne polémiquerai[t] pas plus sur ce sujet qui est le choix du management actuel».
Le Mintier, lui, met les pieds dans le plat. D’abord, avec une petite leçon à l’inspection. «Votre graphique décrivant le mouvement de convexification de smile [sic] est un faux», écrit-il. Suit une démonstration atrocement technique, où il évalue le «risque cata à 25 millions, ce qui n’est pas colossal». Car la dérive du modèle a parfois fait gagner de l’argent à la banque à son insu. «Ils sont bêtes et méchants, mais ils ne sont pas que méchants», en rigolerait presque, aujourd’hui, le trader. Piteusement, sa hiérarchie doit renoncer aux poursuites disciplinaires. «Suite aux réponses que tu as apportées au rapport de l’inspection, elles débouchent sur une absence de sanction à ton endroit», lui écrit la DRH en octobre 2009.Son supérieur direct le réconforte dans la foulée : «J’ai bien noté que la manière déformée et parfois trompeuse dont les choses ont été présentées reste une plaie ouverte pour toi.»
GLM n’est que temporairement sorti d’affaires, car il a sévèrement égratigné sa direction. «La divergence de la formule aurait dû être réglée dès identification, assure-t-il. Contrairement aux autres banques, nous n’avons pas adapté notre modèle.» Il est désormais affublé du titre de risk advisor, dont les compétences requises sont présentées dans la bible interne de la banque : «Courage pour remonter des éléments au management, persévérance à creuser des points obscurs, capacité à exprimer une vision originale et orthogonale, à remettre en cause des habitudes trop bien ancrées».Le portait paraît coller à Le Mintier, mais très vite tombent de nouvelles critiques.«Tu considères trop notre rôle comme un département pur de risque ou de police, lui est-il reproché lors de son évaluation annuelle fin 2010. Mais nous ne sommes pas là seulement pour remonter des anomalies et désigner des contrevenants, nous sommes surtout là pour aider le management à comprendre et à se concentrer sur les points importants de notre business.» En mars 2011, un DRH enfonce le clou : «Votre rôle consiste non seulement à remonter des anomalies et désigner des contrevenants, mais aussi à aider les équipes à comprendre les risques de nos métiers.»
Barons. Fuite en avant ? GLM n’en réfère plus qu’au grand patron de SGCIB, Michel Péretié. Il l’alerte sur des responsables de branche n’en faisant qu’à leur tête, comme cette vedette interne en charge du trading pour comptes propres. «Il n’a jamais souhaité que je participe à un seul des meetings formels ou informels, rapporte-t-il. Tout au plus sommes-nous parfois mis en copie "pour info" en fin de boucle.» Le «big boss», un ex de Paribas en poste depuis deux ans, veut le recevoir, puis annule en dernière minute. Trois semaines plus tard, le 4 avril 2011, tombe le licenciement. En résumé, GLM n’est pas assez corporate. «Nous étions en attente d’une attitude plus proactive de votre part», lui signifie-t-on.Les barons ont gagné. Pour son avocat, Me Pierre-Olivier Sur, la Société générale a «harcelé un homme pour sauver un système.» Mais Michel Péretié, n’aura pas survécu longtemps à son subordonné trop sourcilleux : la banque vient d’annoncer son départ.