10 janv. 2012 -
Raphaël Berger, Directeur de clientèle Ipsos MediaCT, revient sur les faits qui ont marqué l’année digitale 2011. La disparition de Steve Jobs, le fondateur charismatique d’Apple, le rôle joué par Facebook dans les révolutions arabes, l’émergence de la 3D au cinéma ou la montée en puissance des tablettes numériques comme support de lecture… Autant d’évolutions qui devraient continuer de fortement impacter le monde et nos vies en 2012.
La mort de Steve Jobs
Il s’agit d’un évènement majeur à plusieurs titres. Tout d’abord, c’est la première fois que la mort d’un capitaine d’industrie suscite une aussi vive émotion dans le monde. Des dizaines de milliers de gens lui ont rendu un hommage digne d’une pop star. Steve Jobs est décédé en octobre 2011, soit le même mois que la sortie de l’iPod lancé 10 ans plus tôt. Tout un symbole. C’est avec ce baladeur numérique qu’il a relancé la marque Apple, moribonde à la fin des années 90. L’iPod a changé notre façon d’écouter de la musique. Mais je vois surtout deux autres changements profonds liés à l’iPod. En premier lieu, une révolution du modèle économique de la musique avec un déplacement de la valeur ajoutée, passant finalement du contenu (la musique) au contenant (l’iPod). Paradoxalement, la dématérialisation a renforcé le rôle de l’objet - le lecteur mp3 dont le prix reste important -, au détriment de l’œuvre qui ne vaut plus rien - à 10 € par mois de téléchargement légal illimité, quel est le prix d’un disque ? Au final, si on prend l’ensemble de la chaîne de valeur, de l’artiste au lecteur de disque, Apple et l’iPod, c’est de la valeur déduite, pas ajoutée. Ou plus exactement, de la destruction créatrice, selon Schumpeter !
En second lieu, l’autre grande innovation est d’avoir proposé des écouteurs blancs plutôt que le noir standardisé de la concurrence. On devine ainsi que vous êtes possesseur d’un iPod sous votre veste. Cela fait penser aux fameuses semelles rouges Louboutin : à un moment donné, tout le monde sait que vous en portez ; vous n’avez pas besoin de vous en vanter. On touche là un moteur important de la consommation, qu’on retrouve désormais dans Facebook.
Pour conclure sur Steve Jobs, la question est désormais de savoir si le phénomène Apple va survivre à la mort de son créateur ? Je serais tenté de répondre « oui » même si l’on connaît la faiblesse des marques avec gourou : le jour où ce dernier disparaît, les produits ne sont plus autant fétichisés. Á suivre donc…
Facebook et les révolutions arabes
2011 a été une année importante concernant le rôle joué par Internet et les réseaux sociaux dans les révolutions en Egypte et en Tunisie notamment. Facebook tout particulièrement a permis aux populations de contourner la censure et le contrôle des grands moyens de communication imposés par les dirigeants de ces pays, jouant un peu le rôle de la TSF et de Radio Londres pendant la Deuxième Guerre mondiale. Facebook est devenu un réel instrument de liberté et l’on ne peut que s’en réjouir. Mais dans le même temps, il est peu à peu considéré comme une source d’information pour la communauté internationale. Là, j’aurais tendance à davantage nuancer mon enthousiasme. Il ne me parait pas sain que notre vision des évènements repose sur des témoignages individuels, non vérifiés. Je préfère me fier à des journalistes du Monde, de France 2 ou de RFI qui vérifient leurs sources, plutôt que de m’en remettre uniquement aux témoignages individuelles sur les réseaux sociaux. Nous sommes en train de passer de l’information rationnelle à quelque chose de beaucoup plus émotionnel. Avec le risque de voir se multiplier des affaires comme celle de cette blogueuse syrienne dont le profil avait été en réalité inventé ! L'agence de presse officielle du régime syrien s'est bien sûr emparée de l'affaire pour dénoncer les manipulations. On voit bien le danger qu’il y a à se fier aux seuls réseaux sociaux pour être informé. Donc, attention aux manipulations et à un possible glissement vers une sorte de « fictionnarisation » de l’information, même si celle-ci est déjà à l’œuvre depuis quelques temps. Déjà en 2007, les deux principaux candidats à la présidentielle respectaient les règles du « story telling » en se mettant en scène. Désormais les hommes politiques parlent ouvertement de « séquences » comme autant de chapitres de l’histoire de leur action. L’incarnation de l’actualité va dans ce sens.
Deux mots encore pour signaler la confirmation de l’hégémonie mondiale de Facebook (la moitié des internautes français y sont). En face, il n’y a pas grand-chose. On attend de voir ce que va devenir Google +. Pour l’instant, on ne peut dire si c’est un échec ou non mais faire du Facebook bis me semble peu intéressant. Twitter possède une spécificité mais doit confirmer son développement. Cela reste un peu un cercle de CSP+ qui « micro bloguent » entre eux, même si de plus en plus d’individus s’en servent comme followers « actifs ». Le profil du producteur de tweet a quelque chose d’endogame. Le public devrait toutefois se diversifier, les usages avec. J’attends aussi de voir la place que ces réseaux sociaux en ligne vont jouer dans l’élection présidentielle. La campagne va-t-elle être ou non sur Facebook ? Pour l’instant, il ne se passe pas grand-chose de passionnant de ce côté-là.
Facebook et le passage de l’Internet du savoir à l’Internet du « faire savoir »
Le développement en 2011 des fonctions « j’aime », « j’écoute », « je lis » sur Facebook est pour moi une évolution importante de son rôle au quotidien. Jusqu’à présent, Facebook permettait surtout de rester en contacts avec ses amis, de leur montrer des photos, de publier quelques états d’âme via son statut. Désormais, on peut montrer tout ce que l’on fait, simplement et automatiquement : les titres écoutés en ligne sur Spotify sont précisés, je peux « aimer » un article du Monde, etc. C’est une avancée dans la production de distinction virtuelle. Car toute consommation comporte une forte logique de distinction. Le problème, c’est comment créer de la distinction avec des biens virtuels ? Comment impressionner mes amis par la richesse de ma discothèque si celle-ci est numérisée au sein de mon iPod ? On a commencé à le faire par le statut mais cela avait un côté un peu prétentieux. Là, avec le développement des fonctions « j’aime », « j’écoute », « je lis » sur Facebook, ça devient plus subtil. D’un point de vue conscient, c’est l’idée de partager, de dire aux autres, voilà ce que je fais et qui je suis. Mais derrière cela, plus ou moins consciemment, il y a le désir de se distinguer et c’est ce qui va faire, je pense, le succès de cette fonction. Facebook permet de recréer de la distinction et fait basculer Internet dans une nouvelle ère. Jusqu’à présent, on peut dire qu’Internet était dans la phase du « savoir » : on évoquait le réseau comme la bibliothèque ultime, permettant de mettre à disposition de tous l’ensemble des savoirs et connaissances humaines. Très logiquement, Google en était la marque symbole : un moteur de recherche permettant de retrouver les connaissances. Nous entrons maintenant dans le « faire savoir » : ce n’est pas le tout que de faire quelque chose, encore faut-il le dire à ses amis. Pour moi, cela rejoint l’idée de distinction évoquée avec le casque blanc de l’iPod. Les gens feront sans doute un peu attention parce que tout le monde n’a pas envie d’étaler tout ce qu’il fait. Mais petit à petit, tout se trouve interconnecté. Vous aimez un article sur tel ou tel sujet, vous le « likez » sur Facebook qui devient du coup un vrai apporteur de contenu.
Le rachat de Motorola par Google
Voilà un vrai motif d’étonnement : le rachat en 2011 par Google de la branche téléphone de Motorola. Google qui mute du coup en fabriquant de téléphones mobiles ! Personne ne s’attendait à ce qu’un géant du Net qui était à 100% acteur en ligne, passe soudain du côté de l’industrie lourde. Alors bien sûr, Motorola, c’est l’inventeur du téléphone portable. Mais on est surpris de voir une entreprise aussi innovante que Google racheter une entreprise industrielle du 20e siècle. Surtout, Google devient le concurrent de ses propres clients ! Un des succès récents de Google, c’est quand même d’avoir mis la main sur Android, le système d’exploitation pour smartphones et autres terminaux mobiles. Á partir de là, Google s'invite sur le marché des fabricants de téléphones portables et peut se retrouver en concurrence frontale avec des industriels comme Samsung, alors que les deux entreprises sont pour l’instant dans une fructueuse collaboration – Android équipant massivement les mobiles Samsung. Á l’instar de cet épisode Google-Motorola, on ne mesure pas encore bien toutes les conséquences de ce qui s’est passé en 2011 mais on est en pleine redistribution des cartes. 2012 pourrait bien signer l’empoignade générale entre géants de l’univers numérique comme Microsoft, Apple, Google ou Facebook. Il n’y a plus vraiment de chasse gardée. On suivra avec intérêt la confrontation technologique et commerciale, autant que les jeux d’alliance entre ces entreprises.
Le cinéma 3D : un démarrage trop rapide ?
Depuis le succès d’Avatar, il y a deux ans, le cinéma 3D marque le pas. Les studios d’Hollywood mettent la pédale douce. Il faut dire qu’Avatar avait vraiment été pensé en 3D alors que d’autres films y sont passés a posteriori, sans apporter quelque chose de mieux dans la narration. Autres inconvénients de la 3D aussi bien en salle qu’à la maison : c’est plus cher et il est nécessaire de porter des lunettes adaptées qui s’avèrent gênantes. Cela étant les producteurs et les fabricants continuent de parier sur un succès à long terme du relief. Ils sont peut être dans le vrai. La 3D, c’est plus de spectacle et de sensations. Et puis si l’on se souvient du passage du noir et blanc à la couleur, il ne s’est pas fait rapidement. Les deux peuvent coexister plusieurs années. En attendant, 2011 n’a pas été le succès commercial espéré par tous pour la 3D. Ce qui n’a pas empêché notre pays d’enregistrer un record de fréquentation au cinéma jamais atteint depuis 45 ans, en attirant 215 millions de spectateurs dans les salles, d’abord grâce à des films en 2D, comme Intouchables (16,7 millions de spectateurs) ou Rien à déclarer (8,2).
La presse papier : une nouvelle ère
Même si les derniers chiffres de l’OJD sont mitigés avec des quotidiens tels que Libération (+ 3,80%) ou comme Le Monde (+ 1,5%) qui soufflent un peu, et d’autres qui marquent le pas. Toutefois, même si les tendances sont incertaines, il ne faut pas enterrer trop vite cette presse traditionnelle car je suis persuadé qu’il y a aura toujours des supports papier, même pour les journaux. Seulement, évidemment le marché continue de se concentrer. Et le numérique est de plus en plus là. Je note d’ailleurs que la presse organise sa riposte en ligne avec le lancement du premier kiosque digital français ePresse.fr qui réunit Les Echos, l’Equipe, Le Figaro, Libération, Le Parisien/Aujourd’hui en France, L’Express, Le Point et le Nouvel Observateur. Espérons que cela marche.
Il faut aussi souligner en 2011 l’émergence des tablettes numériques qui accélère le basculement vers la presse en ligne. On entre là dans un vrai problème de répartition de la rétribution, sans oublier la question du contrôle du contenu.
La morale de cette histoire, c’est qu’on constate qu’une information de qualité, ça a un prix. Un chantre du modèle ultra libéral comme Ruppert Murdoch en personne a décidé d’en finir avec la culture de la gratuité en ligne. Plusieurs journaux de son groupe (Wall Street Journal, The Times, Sunday Times...) font désormais payer, totalement ou en partie, l'accès à leur site. D’autres grands journaux comme le New York Times (début 2011) ont emboîté le pas au magnat australien (avec succès pour le quotidien américain). Et finalement, 2011 pourrait signer une accélération vers un Internet de moins en moins gratuit. On voit d’ailleurs à quel point l’apparition des applications - et j’en reviens à Apple - a révolutionné l’Internet en faisant entrer le réseau dans une relation payante. On constate aussi que la publicité ne peut pas tout sur le Web. La gratuité a montré ses limites de contenu.
Le lancement de la Kindle Fire en France
Le livre était jusqu’ici le dernier maillon de la chaîne à ne pas être numérisé. Ce temps est révolu depuis qu’Apple a sorti son iPad et surtout qu’Amazon a lancé, fin 2011, sa liseuse électronique Kindle Fire pour un rapport qualité-prix plutôt avantageux. La tablette d’Amazon a l’air de bien marcher aux USA. Je m’interroge toutefois sur son utilisation : qui est ou sera le client type ? A-t-on affaire à un marché de masse ou de niche ? L’intérêt étant d’avoir des centaines d’ouvrages accessibles immédiatement, cela devrait séduire les gros lecteurs avant tout - mais ne vont-ils pas rester fidèles au papier ? A l’opposé, peut-être les lecteurs occasionnels seront ravis d’avoir le dernier Goncourt à lire dans le métro… On verra à l’usage. Peut-être cela va-t-il relancer la lecture qui diminue en France depuis une quinzaine d’années - moins de lecteur en général et moins de gros lecteurs (plus de 20 livres par an), pour toutes les tranches d’âge.
On peut par contre être raisonnablement inquiet pour les maisons d’éditions dont l’équilibre économique est fragile. Le précédent de la musique n’autorise pas l’optimisme. Elles devraient être confrontées au piratage, c’est déjà le cas avec les BD (les mangas en particulier), mais aussi à une baisse de leurs revenus si l’on assiste à des offres « bundles » de livres. Et l’augmentation de la TVA du livre papier à 7% est par ailleurs un signal peu encourageant.
Pour le livre numérique, à l’instar de la musique, quelles seront les relations entre le contenant et le contenu ? Le talent et la création coûtent cher, la valeur était jusqu’à présent dans le contenu, l’objet livre étant peu onéreux. Nous devrions observer un rééquilibrage dans la répartition de la valeur, entre le support et le contenu.
Raphaël Berger
Directeur de Clientèle Ipsos MediaCT
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