Partant de la nature culturelle de l’entreprise et de la marque, Daniel Bô redéfinit leurs frontières et prône une approche qui leur ouvre de nouveaux champs de valeurs et inaugure de nouvelles stratégies concurrentielles.
Quel rôle joue selon-vous l’immatériel dans l’entreprise ?
Daniel Bô – Les entreprises sont beaucoup plus que des pourvoyeuses de produits ou de services. Ce sont de véritables agents culturels qui développent un univers symbolique, proposent une vision du monde, prescrivent des pratiques…
Toute marque doit dépasser l’étroitesse du produit pour remonter à un « concept » bien plus large (par exemple, la « mobilité » plutôt que l’automobile) en englobant dans l’espace de sa responsabilité un champ plus important. En repensant l’objet dans son cadre culturel, elle agit sur les représentations et devient un agent culturel.
Il y a une compétition très intéressante à suivre, c’est celle de l’appropriation des mondes thématiques par les marques. On assiste à une compétition autour de territoires éditoriaux : s’affrontent sur le thème du bébé des marques aussi différentes que Nestlé, Pampers ou Evian.
La bagarre autour du référencement naturel est un merveilleux exemple de compétition immatérielle avec des marques qui investissent pour être bien placées sur des mots clés importants et occuper un territoire thématique virtuel.
Quels sont selon vous les moteurs des transformations à l’œuvre ?
DB – Il y en a beaucoup mais j’en prendrai un qui me semble fondamental, la montée en puissance du symbolique et du besoin de sens des consommateurs, qui veulent exprimer leurs différences et donner plus de sens à leur consommation.
Dans son ouvrage Exit le marketing de masse ! publié aux éditions Diatenio Seth Godin montre que la singularité est la nouvelle norme.
Avec l’accroissement des richesses et la diversification des moyens de création et de communication, les gens sont devenus plus exigeants. Ils ne se contentent plus de la « moyenne », du « comme tout monde » (le même type de riz, la même couleur de voiture), mais cherchent au contraire à exprimer qui ils sont au travers de leurs choix. Et ces choix, dans notre société capitalistique, sont majoritairement marchands.
Ainsi les marques sont devenues des ressources symboliques qui participent à la définition de l’identité du consommateur : la consommation, qu’il s’agisse de meubles, vêtements, alimentation, voiture, est dorénavant un terrain de jeux, où s’exprime notre singularité. Loin d’être purement matérielle, la consommation se fait signifiante, culturalisée par l’identification à des marques, qui deviennent des modèles identitaires, au même titre que le genre, l’âge, la nationalité, le métier ou l’appartenance religieuse.
Pour répondre à la question « Qui suis-je ? », être reconnu socialement, tout individu doit prendre conscience de ces modèles auxquels il adhère. Ce choix est en soi une forme de revendication : préférer telle marque à telle autre, c’est la « performer », consciemment ou inconsciemment, comme modèle culturel. Une nouvelle conception de l’identité émerge : celle que l’on « performe », en choisissant d’apparaître en symbiose avec telle valeur, tel projet, tel univers… telle marque.
Les entreprises ont-elles adapté leurs pratiques à cette nouvelle donne ? En particulier, tirent-elles tout le potentiel de ces deux actifs immatériels que sont la marque et la culture ?
DB – Les entreprises ont de plus en plus le mot marque à la bouche y compris les médias, les institutions publiques, les collectivités locales et les individus.
Le problème réside plutôt dans une vision réductrice de la marque.
Dans leur ouvrage Cultural Strategy, Douglas Holt et Douglas Cameron expliquent l’échec de la plupart des entreprises à innover par leur modèle de management, qui mène à une standardisation des esprits comme des produits développés : la Brand Bureaucracy.
Les auteurs définissent la Brand Bureaucracy par différents éléments empruntés à Max Weber dans sa définition de la bureaucratie :
- D’une part, l’usage d’outils pour simplifier, quantifier, schématiser la réalité afin de la rendre plus facilement appropriable : statistiques pour quantifier les réactions des consommateurs, concepts abstraits et réduits à leur plus simple expression (le concept doit pouvoir tenir en une phrase, voire quelques mots), processus de développement standardisés pour tous les produit et services.
- D’autre part, un mode de management très hiérarchisé, avec une ultra spécialisation des collaborateurs, et des règles de fonctionnement déshumanisées qui ne laissent pas la place à l’émotion ou aux initiatives personnelles.
Pour les auteurs, l’avènement de la Brand Bureaucracy s’explique par l’utilisation croissante de la science dans le marketing : héritage de la taylorisation des années 20, puis des méthodes de conditionnement des esprits utilisées pendant la Seconde Guerre Mondiale, la science en marketing connaît une véritable explosion après les dérives de la «révolution créative » prônée par les publicitaires de Madison Avenue dans les années 60.
Les auteurs nomment cette parodie de scientificité sciency marketing, s’inspirant d’un mot du comédien américain Stephen Colbert, qui avait inventé le terme de « truthy » pour ironiser sur la décision de GW Bush d’envoyer des troupes en Irak (« truthy », c’est la réalité telle qu’on aimerait qu’elle soit).
Le système bureaucratique peut être très bénéfique dans certains domaines, notamment pour l’optimisation de la chaîne logistique, car il apporte une véritable supériorité technique (l’entreprise fonctionne comme une machine parfaitement huilée).
Mais dans le marketing, ses effets sont dévastateurs puisqu’il entraîne une approche réductionniste du marché, de l’entreprise elle-même et des produits qu’elle développe.
L’innovation culturelle demande en effet une compréhension nuancée de la société et de la culture, ainsi que de leurs évolutions. Or la Brand Bureaucracy incite au contraire à analyser les tendances du marché de façon très superficielle, comme si le consommateur vivait dans un présent éternel (les ménagères se sentent de plus en plus concernées par l’achat de produit verts, les jeunes sont sur-consommateurs de produits high tech, etc.). Elle ne cherche pas à identifier les raisons profondes de ces évolutions, leur impact culturel, ni les opportunités potentielles qu’elles créent sur le marché.
Pour reprendre une expression de Max Weber, la Brand Bureaucracy est ainsi une « cage d’acier » dans laquelle se sont enfermées la plupart des entreprises, les rendant inaptes à toute vraie innovation culturelle.
Quels conseils pourrions-nous donner aux dirigeants pour se positionner sur les gisements de croissance de demain ?
DB – La culture est un océan d’opportunités pour les marques ; cet enjeu est tel que l’anthropologue G. MacCracken soutient qu’il faut créer un nouveau poste : le Chief Culture Officer. Son rôle : ouvrir grands les yeux sur le monde qui l’entoure afin d’aider l’entreprise à anticiper, s’adapter et communiquer juste
Plus généralement, j’encourage les entreprises à développer leur brand culture. Les marques de luxe sont celles qui ont le mieux compris le potentiel et les exigences d’une brande culture riche de sens. Elle se constitue des patrimoines de contenus et d’éléments symboliques facilement mobilisables (Library) et inscrivent leurs actions dans la durée.
Daniel Bô est PDG-fondateur de l’institut d’études QualiQuanti. Ancien publicitaire (Saatchi, Lintas, Equateur), diplômé d’HEC et de Sciences Com, il est un spécialiste reconnu de la marque. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Brand Content : Comment les marques se transforment en médias, en collaboration avec Matthieu Guével, aux éditions Dunod.
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