http://www.lelab2012.com/interview.php?id=773
Rémi Sansaloni : Je voudrais mettre l'accent sur un certain nombre de choses.
La première, en dépit d'une fécondité forte - puisque la France est le pays le plus fécond d'Europe avec l'Irlande - on assiste à un vieillissement pérenne de la population française avec, comme conséquences, un accroissement de la population des personnes de plus de 65 ans et une diminution du nombre de jeunes. Un chiffre : à partir de 2014, la proportion des personnes de moins de 20 ans sera inférieure à celle de 60 ans et plus. Ce phénomène a des conséquences en termes de consommation et d'implication sociétale avec une poussée de comportements un peu conservatistes, un pessimisme plus grand, une tendance à regarder dans le rétroviseur plutôt que vers l'avant et une extension du champ de la peur.
Babette Leforestier : Les jeunes sont des gens qui, en général, consomment beaucoup. Donc c'est un réservoir pour les entreprises, parce que ce sont eux qui, normalement, sont les plus enthousiastes. A partir du moment où il y en a moins et que ce sont les plus âgés - qui sont moins dépensiers - qui vont activer la consommation, celle-ci naturellement, a tendance à s'incliner.
RS : Une autre tendance sociétale est assez importante à signaler : la baisse du nombre de personnes par foyer. Avec, comme conséquence, un développement des mono-foyers et des personnes vivant seules. On estime en 2015, qu'il y aura 11 millions de personnes qui viveront seules. C'est un chiffre énorme. En termes de comportement, c'est un comportement plutôt égoïste ou égotiste, une défiance à l'égard du collectif, un développement des stratégies nomades et, d'une façon négative, une déstructuration des valeurs familiales.
BL : En consommation, ce qui est le plus frappant dans la baisse de la taille des ménages, c'est la disparition du père. Mécaniquement, quand vous êtes cinq personnes, vous allez faire vos courses dans un hyper toutes les semaines. Quand vous êtes deux, vous n'y allez pas et vous préférez les petits commerces de proximité. Et ce n'est pas un hasard si toute la grande distribution, en ce moment, ouvre des magasins au centre des villes, à la fois pour les séniors et aussi pour ces foyers dont les tailles sont très réduites.
RS : Troisième grande tendance, sous une forme bipolaire : paupérisation/précarisation. Elle est liée à la précarisation du travail avec le développement des CCD, du temps partiel, surtout chez les femmes. Il s'agit d'un phénomène important parce qu'une des tendances démographiques, c'est le développement des familles monoparentales avec 80% de femmes qui dirigent ce type de famille. Ces femmes sont confrontées au fait d'élever seules des enfants et de travailler très souvent à temps partiel. Cela s'ajoute au phénomène de paupérisation qui est celui de revenus assez bas et qui ont tendance à baisser. Il faut savoir qu'en France, la moitié de la population française vit avec moins de 1 500 euros par mois.
BL : Nous sommes en train de travailler sur le Marketing Book et sur une typologie des consommateurs. On s'aperçoit que le nombre de consommateurs qu'on appelle les contraints progressent de manière assez importante et on constate qu'ils n'ont pas d'attentes. Traditionnellement, les consommateurs ont une attente de praticité, de naturalité, de santé mais là ils n'ont besoin de rien parce qu'ils ne demandent rien. Ils n'ont pas d'argent. Ils disent qu'ils aimeraient pouvoir aller dans les magasins mais ils ne peuvent pas. On sent vraiment qu'il y a un détachement mais qui hélas, est contraint.
On isole aussi des gens qu'on appelle les rebelles : ils se refusent à consommer et disent « de toutes les façons, j'ai les moyens mais je ne veux pas consommer ». Mais, il y a surtout énormément de gens qui sont frustrés et se disent « si j'avais les moyens, je pourrais le faire ». Et ces derniers sont de plus en plus nombreux.
Quel est le profil de ces personnes ?
BL : Ce sont plutôt des foyers modestes. Il y a beaucoup de gens qui travaillent. Ce sont souvent des familles qui ont des difficultés, qui vivent en grande agglomération.
On parle aussi de « reste à vivre ».
RS : Ça fait partie des grandes tendances de consommation : à l'heure actuelle, on se rend compte que le budget des ménages est de plus en plus contraint par le poids des dépenses préenregistrées ou des dépenses contraintes, c'est-à-dire le logement, l'énergie, l'eau, les transports voire les dépenses de communication qui pèsent de plus en plus dans les budgets. En moyenne, on est autour de 25% mais on arrive à des 40 ou 60% selon les budgets et les ménages les plus modestes. Donc le « reste à vivre » est entre 50 et 35%, c'est-à-dire ce avec quoi je vais pourvoir me faire plaisir, acheter autre chose qu'utiliser mon argent pour payer mes factures. Forcément, ce poids des dépenses contraintes a des impacts sur la consommation mais surtout sur le mental, sur le ressenti. De fait, avec un pouvoir d'achat qui a tendance à stagner voire à diminuer selon les statistiques, les individus ont le sentiment d'avoir de moins en moins d'argent à disposer pour faire ce qu'ils veulent. Il y a donc un ressenti négatif qui est très anxiogène en matière de perception de la France et de la situation économique.
Dans ce contexte, comment la publicité est-elle perçue ?
BL : Il y a un sentiment de frustration. Chez TNS Sofres, on publie tous les ans, une étude « Publicité et société » et on voit qu'il y a un rejet progressif de la publicité. Est-ce de la frustration ou est-ce parce que la publicité est trop intrusive ?
Mais il y une notion qu'a mis en évidence un chercheur américain : avant, dans la logique de la consommation, les gens en avaient envie et ne regardaient que ce qu'il y avait au-dessus en disant « j'aimerais être comme les autres ». Aux États-Unis aussi, le phénomène d'inégalités sociales est important.
Finalement, en ce moment, les gens se disent « je regarde derrière pour ne pas tomber plus bas que le niveau où je me trouve en ce moment ». On n'est plus du tout « à tort ou à raison, positivement ou pas » dans une logique aspirationelle mais dans « surtout il ne faut pas que je tombe plus bas ».
RS : C'est corrélé avec ce sentiment de perte de pouvoir d'achat parce que les gens ont un sentiment de peur du déclassement, de panne de l'ascenseur social qui touche les classes moyennes basses, qui montre que non seulement elles ne peuvent pas remonter mais qu'elles risquent de descendre. Là, c'est extrêmement frustrant et anxiogène.
BL : Depuis un an, on constate un phénomène assez curieux. Les magasins hard discount, les magasins les moins chers ne voient pas leur part augmenter. Il n'y a pas plus de gens qui y vont. L'idée est de dire « j'ai encore les moyens d'aller dans un magasin qui n'est pas trop discount ». C'est assez frappant et c'est une des explications que nous avons pour le hard discount.
En termes de consommation globale, si on reste sur les produits de grande consommation, on a dit que la crise avait démarré en 2008, mais elle a commencé en octobre 2007, quand les prix ont commencé à augmenter et c'est très net sur les courbes de l'institut SynphonyIRI : quand la courbe des prix commence à monter, les consommations baissent. En 2009, nous avons assisté qui ne s'était jamais produit : les gens ont moins acheté. D'habitude, les gens achètent un peu plus année après année. En plus, il y a un phénomène mécanique : comme la population augmente de 1% par an, les ventes en volume (la quantité de produits que vous allez acheter) augmentent systématiquement. En 2009, les ventes ont baissé en volume. Les gens ont acheté moins de dentifrice, moins de shampooing, moins de choses essentielles. On a parlé du retour du fait-maison mais c'était du fait-maison contraint. Les gens achetaient du pain de mie, du jambon pour ne pas aller manger à l'extérieur.
En 2010, c'est un peu remonté parce qu'on appelait ça « frugale fatigue », c'est-à-dire que les gens en avaient marre de se serrer la ceinture. En 2011, on est pratiquement à 1% de croissance en volume et on prévoit que la consommation sur les produits de grande consommation devrait baisser en 2012.
Est-ce qu'il y a quand même des secteurs qui surnagent dans ce contexte de baisse de la consommation ?
RS : Il y a des produits qui ont surnagé en 2011. Ce sont essentiellement les produits high-tech, que ce soient les ordinateurs, les tablettes, les lecteurs MP3, MP4... Seulement, ils ont augmenté en volume parce qu'ils ont baissé en prix. Il y a des prix qui ont chuté de 75% à 40%. Nous sommes toujours dans cette logique d'une augmentation de certains segments de marché mais qui sont associés à une baisse des prix. Donc, le marché augmente en volume mais baisse en valeur. Au demeurant, il faut savoir que les produits qui ont largement contribué à la croissance des secteurs high-tech sont vraiment des produits haut de gamme : les écrans home cinéma et les très grands écrans alors que l'entrée de gamme à plutôt tendance à baisser.
BL : Il y a un paradoxe. C'est vrai que les produits de luxe ont aussi fonctionné cette année et continuent à fonctionner. Mais naturellement, chez les gens qui ont le plus de moyens, il y aussi des phénomènes de compensation. On peut voir, par exemple, en alimentaire, quelque chose de très curieux : les catégories de produits qui ont très bien fonctionné en 2011 sont la confiserie, les boissons gazeuses… des produits dont on peut considérer qu'ils sont inutiles mais qui montrent que les gens compensent.
RS : De même, le petit électroménager a très bien fonctionné : les cafetières expresso marchent très bien. Globalement, le gros électroménager stagne mais le petit électroménager a été boosté sur certains segments : les robots, les aspirateurs... Et là aussi, nous sommes dans un marché de renouvellement.
Quant au tourisme, c'est paradoxal. TNS Sofres a publié une étude récemment mais il y en a d'autres. Les gens continuent à partir en vacances. Ils restreignent leur budget, mais veulent partir en vacances. Les vacances constituent dans ce contexte un peu anxiogène, un peu inquiet, une soupape de décompression, un moment où on va se ressourcer, où on va à nouveau être en famille ou entre copains. On va pouvoir à nouveau penser à soi. Donc les vacances gardent une valeur très forte. Les derniers chiffres sont plutôt bons avec du côté de l'hébergement, là aussi quelque chose qui peut être surprenant : les gens se disent « je ne pars que 15 jours au lieu de 3 semaines mais on va se faire plaisir, on part dans une 3 voire 4 étoiles, on prend des campings haut de gamme, on va dans un mobile-home plutôt que sous la tente ». On est dans cette logique où on prend moins de vacances ou des vacances plus courtes mais quand on les prend, on se fait plaisir, au moins au niveau de l'hébergement quitte à tirer un peu du côté de la nourriture et des parcs d'attractions. On part également en vacances pour se retrouver en famille. Par exemple, les vacances en 2011 se sont relativement bien comportées, surtout dans l'hébergement haut de gamme.
BL : Effectivement, le camping haut de gamme fonctionne très bien.
Quel est votre regard sur les premières semaines de campagne par rapport à l'offre, aux programmes, aux manières dont ces thématiques émergent dans la campagne ?
BL : Nous ne serons pas les seuls et les premiers à le dire. Depuis des mois, le baromètre des préoccupations des TNS Sofres indique que les principales préoccupations des Français sont le chômage, l'emploi, la santé et le pouvoir d'achat. Ce sont les trois préoccupations des Français. Elles restent et on peut regretter que ces sujets soient peu abordés par la plupart des candidats. Et plus le chômage augmente, plus ce sentiment, cette peur de se retrouver au chômage joue. On dit souvent que quand vous ne connaissez personne au chômage vous ne vous inquiétez pas. Quand vous commencez à avoir des personnes de votre entourage qui sont touchées, ça commence à faire très peur. Et cette crainte du chômage et de la perte d'emploi monte sévèrement.
RS : Je rajouterai, d'un point de vue plus ciblé, la problématique du logement. Elle est abordée mais sans doute pas dans toute son épaisseur. Le problème des dépenses contraintes, qui est un peu corrélé - mais c'est différent parce que ça joue avec la thématique du transport, celle de l'énergie avec aujourd'hui la précarité énergétique, un concept qui vient d'émerger et on en parle très peu si ce n'est pour stigmatiser ou pour dire que l'on va ajouter ou enlever des taxes - il y a une vraie politique de logement à adopter, une politique redistributive. La même chose en matière de santé. À l'heure actuelle, on a un nombre non négligeable - il me semble autour de 16% de Français - qui ont renoncé à certains soins dentaires et optiques parce que c'était trop cher et parce que les mutuelles et la Sécurité sociale ne remboursent que très peu ou quasiment pas. Ces thèmes sont finalement peu abordés. Le problème de la précarité dans le travail est relativement peu abordé aussi. Et le pouvoir d'achat, dans ce contexte, je n'ai pas vraiment entendu d'hommes politiques qui parlent du « reste à vivre », des « dépenses contraintes », on ne parle pas comme cela. Mais c'est vrai que les gens le sentent, « contrainte » est un mot qui parle.
BL : Exact. Par exemple la précarisation du travail, c'est un CDD qui ne peut pas louer un appartement ou une maison. Cela signifie qu'il n'a pas accès au logement parce que de toute façon, on lui refusera la caution. Concernant le logement, on va se flexibiliser d'un côté mais on va complètement précariser les salariés.
RS : La corrélation entre le vieillissement de la population et la problématique santé va générer une augmentation de nombres de personnes dépendantes. On pensait que ça allait seulement concerner les femmes d'un certain âge, de 80 ans, qui se retrouveraient seules parce que le mari serait décédé. Mais les dernières études prouvent que ce n'est pas tout à fait vrai et qu'on va se trouver devant des cas de couples dépendants. Donc cela va générer des frais et la nécessité de mettre en place des services à la personne qui n'existent pas à l'heure actuelle. Il y a une nouvelle problématique qui lie le vieillissement et la santé qui n'est pas opéré aujourd'hui. On dissocie les deux alors que pour la santé, on se contente de parler de dépenses de la Sécurité sociale ou de retraite à 65 ans mais ça ne résoudra pas le problème. On va se retrouver face à des populations de personnes de 80 ans, extrêmement dépendantes et qui vont vivre en couple. Donc qu'est-ce qu'on fait de ces personnes ? Et on ne les chiffre pas en quelques milliers, mais en quelques dizaines de milliers.
BL : Le problème de transferts sociaux, ça fait 40 ans qu'il existe mais on le reporte d'année en année. Ce problème ne fait que s'amplifier à partir du moment où la population vieillit et que les gens sont atteints, de la maladie d'Alzheimer ou d'autres maladies parce qu'ils vieillissent. Donc, plus il y aura de personnes âgées, plus il y aura de personnes atteintes d'Alzheimer.
RS : D'autant plus que, si on rejoint la thématique de la retraite, ces personnes vont partir à la retraite de plus en plus tard avec une retraite de plus en plus faible donc avec des problèmes de revenus, de dépenses. Ils auront moins de moyens, vont mal se nourrir, vont tomber malade… On va se retrouver avec des gens qui ont une espérance de vie assez grande mais avec des incapacités. Et dans les programmes, on parle très peu de ces sujets qui sont des points de détails mais très importants sur les implications sociales.
On peut dire que la campagne est déconnectée des préoccupations des Français ?
RS : Ils le disent eux-mêmes. Les derniers sondages des Français sur ce sujet sont clairs. Ils ont l'impression que la campagne est à côté de la plaque.
BL : En 2008, on pensait que la crise - et même le discours faisait penser que - finalement on allait s'en sortir. Finalement non. Maintenant, ce qui perturbe beaucoup les gens, c'est qu'ils se disent qu'ils ne sont pas sortis de la crise et qu'il faudra 5 ans ou que ça va être pérenne. Donc, il va falloir s'habituer à ce nouveau mode de vie et c'est assez frustrant.
Quelles seraient les conséquences au niveau de l'électorat ?
RS : Le risque c'est un abstentionnisme plus important.
BL : Les gens détachés, c'est ceux-là qui vont dire « stop ».
RS : Les récents sondages sur les populations dites pauvres, les précaires et les modestes montrent que ce sont des gens qui déclarent s'abstenir.