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Souvenirs, souvenirs… on a beaucoup évoqué 1981 depuis le 6 mai et la victoire de François Hollande. Il faut espérer que la gauche qui revient en 2012 au pouvoir n’est pas celle, débridée et “volontariste”, de 1981 mais celle “réaliste” et rigoureuse de 1983. Car c’est à la suite de ce changement à 180 degrés pris sous la pression des évènements que la France s’est ouverte et modernisée au cours des années 80 aux antipodes de l’économie dirigée – ruse de l’histoire – du projet socialiste initial.
Trente ans plus tard, hasard de l’alternance ou fruit de la nécessité politique, il va appartenir- nouvelle ironie de l’histoire – à une majorité de gauche de conduire la France sur la voie de l’assainissement de ses comptes publics et du reformatage de son état-providence. Une mission “sacrificielle” pour la gauche, à laquelle cette dernière ne pourra pas échapper. Aussi nécessaire qu’historique pour le pays.
François Hollande dans les pas de François Mitterrand. L’image – c’est sûr – continuera à tourner en boucle bien au-delà de l’entrée officielle de l’homme de Tulle à l’Elysée. Ce rapprochement n’a rien d’étonnant tant le deuxième président socialiste de la Ve République a revendiqué sa filiation en ligne directe avec le vainqueur de 1981 tout au long de sa conquête du pouvoir. Mais plus encore qu’à l’alternance de 1981 – sa symbolique, son lyrisme mais aussi ses écarts économiques –, c’est au tournant de 1983 – oblitéré ces derniers jours de nostalgie – qu’il faut en référer. Car c’est à la suite de ce virage à 180 degrés pris sous la pression de la contrainte financière que la France s’est ouverte et modernisée au cours des années 80 et s’est définitivement écartée de l’économie dirigée – ruse de l’histoire – du projet socialiste initial. Trente ans plus tard, hasard de l’alternance ou fruit de la nécessité politique, il va appartenir – nouvelle ironie de l’histoire – à une majorité de gauche de conduire la France sur la voie de l’assainissement de ses comptes publics et du reformatage de son Etat-providence. Une mission assurément “sacrificielle” pour la gauche – mais à laquelle elle ne pourra pas échapper – et dont le pays lui fera sans doute crédit dans les futurs livres d’histoire économique.
Bis repetita
Il aura donc fallu au début des années 80 que les socialistes connaissent une embardée financière terrible pour qu’ils remettent, après avoir opéré une spectaculaire conversion à l’orthodoxie économique et financière, le pays sur les rails. On peut compter sur la prudence – toute corrézienne – de François Hollande, instruit par cette expérience, pour éviter d’en passer par l’accident de parcours. Mais sans injurier l’avenir – et les hommes –, il est non moins évident que la gauche, qui a fait campagne sur le thème du changement, se doit de tenter quelque chose. Or cette tentation porte inévitablement une prise de risque ainsi qu’un possible retour de bâton.
“Il y a moins d’illusion lyrique qu’en 1981, ni de folie nouvelle. En 1981, les socialistes ont péché par excès d’optimisme sur le volontarisme et la capacité de la France à fabriquer de la croissance toute seule. En 2012, le nouvel exécutif fait probablement preuve d’une insuffisance de pessimisme et d’une mauvaise évaluation des difficultés”, analyse le banquier d’affaires Jean Peyrelevade qui fut aux manettes socialistes lors de l’expérience de la relance de 1981 puis du tournant de la rigueur de 1983.
Faux-semblants et vraies différences avec 1981
Une époque que les jeunes générations de moins de trente ans ne peuvent pas connaître. Sans doute seraient-elles surprises d’apprendre que cette “grande alternance” fut vécue par certains sur le mode de la grande peur, un ministre de Giscard allant même jusqu’à brandir la menace de l’arrivée de chars russes sur les Champs-Elysées ! A cet aune, le retour des socialistes en 2012 après dix ans d’opposition fait figure de promenade de santé. En 1981, en moins de six mois, l’équivalent de 2 % du PIB en capitaux sortirent du pays, de la “hot money” spéculative pariant sur la dévaluation du franc. Rien de tel aujourd’hui n’est envisageable puisque nous sommes en monnaie unique et en régime de liberté totale de circulation des capitaux, aucune traçabilité n’est possible.
“Plus redoutables sont les départs de capitaux de gens fortunés qui craignent d’être matraqués fiscalement. Ces transferts n’ont certes pas de conséquence immédiate mais leurs effets sur le long terme peuvent être terribles. Cela s’apparente aux départs des Huguenots du XVIIe siècle, le pays se vidant de sa substance petit à petit”, analyse Jean Peyrelevade. Autre fait marquant de la période : la “chasse aux sorcières”. Plus de la moitié de l’encadrement de l’administration et la presque totalité des préfets furent changés en moins de six mois. Une valse que personne n’imagine en 2012, les changements d’hommes rempliront beaucoup moins les colonnes des journaux pour la simple raison que le secteur public est beaucoup plus réduit qu’il y a trente ans. Bref, la paisible alternance de 2012 ne ressemble en rien à l’atmosphère de changement de régime de 1981.
Au rayon des différences, personne ne parle plus de nationalisations, tout au plus de créer une banque publique d’investissement. Et à la place de l’intervention, le mot d’ordre est régulation adaptée à l’économie ouverte plutôt qu’à une économie administrée. Enfin observe Michel Didier, directeur de l’institut Coe-Rexecode, “si aujourd’hui la volonté de croissance s’affiche, il n’y a pas grand-chose à court terme au-delà de la rhétorique alors qu’en 1981, le désir de relance était total”.
Points communs et similtudes frappantes
Néanmoins, au jeu des correspondances, des similitudes frappantes, pour ne pas parler de points communs, se font jour. Dans les deux cas, il y a un même pari. En 1981, le gouvernement Mauroy a cherché à prendre les devants sur une reprise internationale escomptée – et qui n’est pas venue, si bien que la France fut prise à revers – et il a organisé une relance interne massive en misant sur les capacités de réaction de l’appareil de production. Aujourd’hui, la nouvelle équipe table sur une croissance européenne grâce à une réorientation du Pacte de stabilité. Deuxième similitude : les pertes de compétitivité. Au début des années 80, l’inflation culminait à 13,5 % en rythme annualisé et l’industrie française avait très mal encaissé les deux chocs pétroliers de 1974 et 1979 entraînant un plongeon de la balance commerciale. Or nous sommes à peu près dans les mêmes difficultés aujourd’hui : l’appareil de production ne répond plus.
En 1981, la thématique en vogue était celle de “la reconquête du marché intérieur”, un slogan très voisin du “produire français” de 2012. Une parallélisme des formes qui ne s’arrête pas là. François Hollande a inscrit une hausse en volume de 1 % des dépenses publiques. “L’idée d’une relance par la dépense, omniprésente au début des années 80, est encore très présente. La croyance d’une liaison entre distribution de pouvoir d’achat, surcroît de dépenses publiques et croissance économique est toujours là”, observe Gilles Carrez, rapporteur UMP du budget à l’Assemblée nationale. En outre, le nouvel exécutif va procéder à un alourdissement des charges, critique Michel Didier : en annulant les baisses précédentes et augmentant les taux de cotisations sociales, “un contre-sens”. Ce n’est certes pas le retour à “l’autre politique” – façon Union de la gauche des années 70 – loin s’en faut, mais force est de constater qu’il y a toujours cette volonté – et c’est toute la noblesse de la politique, arguent les nouveaux dirigeants – de tenter une autre voie. D’où ce parfum d’expérience d’une conversion au réalisme qui ne serait pas totale.
Retour au principe de réalité
Au début des années 80, “l’expérience” va se heurter violemment à la contrainte extérieure qui se manifeste par l’épuisement des réserves en devises pour payer des importations en forte progression du fait de la stimulation du pouvoir d’achat. Episode dramatique puisque le gouvernement de l’époque doit aller secrètement négocier un crédit de secours auprès de l’Arabie Saoudite pour payer les factures et éviter de recourir au plan d’aide – et d’ajustement ! – du Fonds monétaire international. Une démarche sans gloire dont on peut comprendre qu’elle ait laissé un mauvais souvenir aux socialistes. Vont s’ensuivre deux plans de rigueur avec blocage des prix et des salaires et augmentation des prélèvements obligatoires et par la suite, la conversion définitive des socialistes au réalisme et à l’orthodoxie financière.
Cette politique d’adaptation de l’économie française remet les pays en phase avec les canons libéraux de l’époque inspirés par les politiques menées dans les pays anglo-saxons : une économie déréglementée et ouverte. Ironie de la séquence : la gauche va mettre en musique des mesures à cent lieues de ses gènes idéologiques et son exécution sera jugée excellente puisqu’à l’époque la France se voit décerner les satisfecits du bon élève par les organismes internationaux. Aujourd’hui ce n’est pas sur le mur des réserves en devises comme en 1981 que le pays risque de se cogner mais sur celui de la dette et des créanciers de la France !
“En 1981, la dette publique n’était que de 22 % du PIB contre 88 % aujourd’hui et surtout, le besoin de financement du pays qui est composé du déficit budgétaire et de la part du capital à rembourser – et qu’il faut refinancer ! – n’a rien à voir avec celui de 1981. Il s’élève cette année à 180 milliards d’euros, soit 90 milliards de déficit et 90 milliards de capital à rembourser”, précise Gilles Carrez. Des chiffres qui donnent le vertige quand on sait que pour les deux tiers, ce besoin est assuré par des investisseurs étrangers !
Au pied du mur de la dette
Quand ce rappel à la réalité s’opérera-t-il ? Après 1981, l’alarme avait sonné au bout de dix-huit mois et après trois dévaluations. Une quasi-certitude : le délai sera plus court encore aujourd’hui. “La manifestation de la contrainte de financement sera beaucoup plus globale puisque que c’est la totalité de la dette du pays qui sera en cause – et pas uniquement les encaissements en devises. Et les sommes en jeu sont bien plus considérables. L’étranglement, quand il s’enclenchera, mettra trois ou quatre mois à exercer ses effets”, table Jean Peyrelevade. Ceux qui en douteraient n’ont qu’à suivre ce qui se passe en Espagne. Et la seule voie sera l’ajustement, la réduction de la dépense publique et la modération salariale.
“Il faudra gagner l’équivalent de 1,5 % du PIB pendant trois ans et faute de pouvoir procéder à un blocage des prix et des salaires, il faudra autant de temps de modération salariale.” Du sang et des larmes ? “L’équation économique est plus difficile à résoudre qu’en 1983. Sur une échelle de difficultés, l’ampleur du réajustement à opérer est au moins trois fois celui de la rigueur de l’époque”, chiffre Jean Peyrelevade.
Une œuvre historique
En 1983, les socialistes avaient réussi ce que Raymond Barre n’avait pas fait : retirer l’échelle mobile des salaires, autrement dit l’indexation des salaires sur l’inflation. Et ils avaient mis un point final à ce processus pernicieux qui minait la compétitivité du pays. L’impératif à l’ordre du jour en 2012 est encore plus historique : les socialistes vont devoir ramener les finances publiques à l’équilibre d’ici 2017, ce qu’aucun gouvernement n’est parvenu à faire depuis quarante ans. Assumer une telle tâche ne sera pas facile. “Il va falloir tailler dans le vif des dépenses publiques et au nombre des fonctionnaires. Pour le Parti socialiste, cela veut dire s’attaquer au noyau dur de sa clientèle électorale et à son idéologie puisqu’il s’agit de rétrécir le domaine d’intervention de l’Etat. Un vrai défi”, analyse Gérard Grunberg, directeur de recherche au CNRS, politologue, spécialiste de la gauche. Cependant la mission n’a rien d’impossible.
“La France a déjà fourni par deux fois un “effort structurel” de réduction par le passé mais dans les deux cas, ce fut sous la pression de l’extérieur, une première fois entre 1994 et 1997 et une seconde fois en 2010-2011”, observe François Ecalle, expert spécialiste en finances publiques. Comme en 1983, Paris va pouvoir compter sur l’appui de l’Allemagne. A l’époque, les “visiteurs” du soir venaient à l’Elysée pour plaider le départ du franc du Système monétaire européen. Or ce camp a perdu face à Pierre Mauroy et Jacques Delors qui préconisaient au contraire l’arrimage de la France au SME aux côtés des Allemands. Un même jeu s’opère trente ans plus tard. François Hollande se rend certes à Berlin pour renégocier le traité mais il y va aussi pour étayer l’engagement des deux pays à rester coûte que coûte solidaires. “Il est conscient de l’intérêt absolu et central de la relation avec l’Allemagne. La France est obligée d’accepter les conditions que Berlin pose pour remettre de l’argent au pot commun européen”, analyse Gérard Grunberg.
Un avenir à écrire
Que va-t-il se passer ? La gauche est fort capable de faire du beau travail une fois qu’elle aura assumé totalement l’objectif d’assainissement des comptes. Non sans zèle. Le syndrome est bien connu, c’est celui du bon élève qui surpasse ses maîtres. la gauche, élue sur le thème de la jeunesse et de la justice, pourrait être en mesure d’imposer cette rigueur indispensable. Tâche qui aurait dû incomber à la droite. Mais en 2007, Sarkozy s’était fait élire sur le thème paradoxal pour la droite du pouvoir d’achat. “Les socialistes vont être obligés de regarder les chiffres en face et on voit ces chiffres différemment quand on est au pouvoir plutôt que dans l’opposition”, témoigne Gilles Carrez. Une conversion qui risque de les faire passer pour des “sociaux-traitres par l’extrême gauche”.
Avec quel risque ? Point essentiel : “La gauche va disposer des institutions de la Ve République pour elle. Ces dernières assurent la stabilité à l’exécutif à partir du moment où le Président dispose d’une majorité à l’Assemblée nationale. Dans ces conditions, le président français est quasiment le seul au monde à ne rencontrer aucun obstacle”, rappelle Gérard Grunberg. Depuis 1983, la gauche au pouvoir s’inscrit dans la durée et n’est plus condamnée à des “expériences” gouvernementales de courte durée (1924, 1936, 1956). Et même avec un mandat raccourci à la dimension d’un quinquennat, les socialistes disposent désormais du temps pour parachever leur mutation. Instruits par l’histoire, ils conjuguent l’alternance avec prudence et ils savent aussi au fond d’eux-mêmes que la croissance économique ne se décrète pas. La parenthèse ouverte en 1983 n’est pas encore prête à être refermée trente ans plus tard.