http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2012/07/25/le-faux-temoin-multicarte-qui-a-piege-les-plus-grands-medias-americains_1737954_3236.html
Le vénérable "New York Times" a lui aussi été piégé par Ryan Holiday. | AFP/MARIO TAMA
Ryan Holiday n'est pas un amateur de barefoot running (la course pieds nus) et ne collectionne pas les vinyles. Il n'est pas insomniaque et ne travaille pas davantage comme employé de bureau. Il est responsable marketing chez American Apparel et... manipulateur de médias.
Durant plusieurs mois, ce jeune homme de 25 ans s'est amusé à proposer son témoignage à tous les journalistes qui en cherchaient un, et ce quel que soit le sujet de l'article. Dans une dépêche Reuters sur la Bourse, il se glisse dans la peau d'un épargnant qui a décidé de fuir les placements à risques pour ne "pas jouer aux dés avec l'argent qu'il a mis de côté". Sur ABC News, il souffre d'insomnie chronique ; pour CBS, il raconte des anecdotes d'employé de bureau et affirme dans un article sur la grippe pour MSNBC qu'on lui a éternué dessus tandis qu'il travaillait chez Burger King. Même le vénérable New York Times s'est laissé prendre au piège : l'imposteur y dépeint sa passion de collectionneur dans un article sur les vieux tourne-disques, lui qui ne possède que des CD.
"UN BLOGUEUR EST PRÊT À PUBLIER N'IMPORTE QUOI"
Depuis la révélation de ses supercheries à répétition, la plupart des médias abusés ont modifié leurs contenus en précisant dans une note qu'un faux témoignage avait été retiré de l'article. Ryan Holiday, lui, a publié le 19 juillet un livre, Trust Me, I'm Lying : Confessions of a Media Manipulator ("Faites-moi confiance, je mens : confessions d'un manipulateur de médias"), dans lequel il détaille l'ensemble de son imposture et le sens de sa démarche.
Ce cadre dans le marketing, également conseiller médias, voulait tout simplement montrer comment la course à l'audience de certains blogs et sites Internet reléguait au second plan une des règles d'or du journalisme : la vérification des faits et le croisement des sources. "Je savais qu'un blogueur était prêt à publier n'importe quoi. Je me suis donc proposé de prouver, à titre expérimental, que c'était réellement le cas", explique l'imposteur à Forbes. "Un article sérieux fait autant de clics qu'un article bâclé. Les journalistes ne sont pas incités à faire du bon travail", déplore-t-il.
Sa technique était simple, explique Le Figaro.fr, qui rapporte cette histoire : "Quand un journaliste américain faisait appel à Help a Reporter Out (HARO), un service de mise en relation entre la presse et des témoins ou des sources, il répondait, peu importe la réalité de ses connaissances. Le jeune homme avait même engagé un assistant pour l'aider à répondre favorablement au plus de sollicitations possibles."
Pourtant, souligne Forbes, une simple recherche sur Google aurait suffi à alerter tout journaliste tenté d'exploiter son témoignage. Ryan Holiday, qui possède un profil sur le Huffington Post, se décrit lui-même comme un "manipulateur de médias", et fait partie des contributeurs de Forbes.
"CE TYPE D'IMPOSTURES A TOUJOURS EXISTÉ"
Interrogé par Forbes, Roy Furchgott, le journaliste piégé du New York Times, explique que ce genre de mensonges est difficile à détecter, que son interlocuteur parlait comme n'importe lequel des collectionneurs de vinyles avec lesquels il s'était déjà entretenu, et qu'il n'imaginait pas que quelqu'un puisse s'amuser à mentir à propos d'un sujet aussi prosaïque.
C'est sans aucun doute une des limites de l'expérimentation : un journaliste sera naturellement moins suspicieux en recueillant un témoignage sur un sujet aussi anodin que les tourne-disques, sans enjeu majeur et sans grand risque de manipulation.
"Je suis dans le métier depuis un certain temps, et ce type d'impostures a toujours existé, même avant l'arrivée des blogs, poursuit le journaliste. Je ne pense pas que ce soit un cas isolé ni particulièrement inhabituel."
"LE POINT" ET LA FAUSSE FEMME DE POLYGAME
Blogueurs et journalistes Web ne sont pas les seuls à pécher parfois par manque de rigueur. Il y a deux ans, l'hebdomadaire Le Point avait publié un long dossier intitulé "Immigration Roms, allocations, mensonges... Ce qu'on n'ose pas dire" dans lequel il donnait la parole à une femme de polygame, que le journaliste affirmait avoir rencontrée.
Bintou, 32 ans, la troisième femme d'un Français d'origine malienne "est arrivée du Mali il y a quatorze ans", écrivait l'hebdomadaire. "Depuis, elle a eu huit enfants, cinq garçons, trois filles. Bintou a accepté de raconter au Point son histoire." Problème : Bintou n'existe pas. Cette "femme de polygame" s'appelait en réalité Abdel, habitant de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), avait révélé Arrêt sur images. Le jeune homme avait piégé le journaliste par téléphone en travestissant sa voix et en racontant ce qu'il pensait que son interlocuteur souhaitait entendre sur ce sujet. Il s'agissait pour lui de dénoncer le traitement médiatique des banlieues et de l'immigration.
L'article du "Point" citant le faux témoignage d'une femme de polygame. | "Le Point"
Soren Seelow