http://internetactu.blog.lemonde.fr/2012/08/24/usages-mesusages/
C'est en lisant Paul Ariès (Wikipédia), rédacteur en chef du Sarkophage - notamment La simplicité volontaire contre le mythe de l'abondance -, que j'ai mieux compris les limites qui me chiffonnaient dans la consommation collaborative. Celle-ci nous est souvent présentée sous les atours du partage et du don, alors qu'elle n'en est pas toujours. Le covoiturage et l'autopartage ne sont pas inspirés par une vision altruiste, comme on l'entend trop souvent. Le premier moteur du covoiturage et de l'autopartage n'est pas le partage, mais l'économie. Ce n'est pas sauver la planète qui motive les covoitureurs et les autopartageurs, mais amoindrir l'impact de la crise sur leurs finances personnelles, comme le soulignait déjà l'étude 2010 de l'Institut d'aménagement et d'urbanisme d'Ile-de-France (.pdf). Les utilisateurs de ces services sont d'abord à la recherche de revenus complémentaires.
La consommation collaborative... c'est encore de la consommation
Le moteur principal de leur motivation ne me semble pas être celui-là décroissance ou du développement durable, comme semblent nous le répéter les argumentaires de tous ces services, mais bien celui de l'hyperconsommation, comme le soulignait le philosophe Gilles Lipovetsky (Wikipédia) dans son essai éponyme. Or, la consommation n'est pas une réponse à la crise planétaire, mais bien une nouvelle étape de la marchandisation des rapports humains - et notamment de rapports humains qui ne l'étaient pas nécessairement avant.
Quand on propose de vendre une part de repas supplémentaire (comme sur Super-marmite ou Gobble son équivalent américain), on vend la part du pauvre de l'ancien temps, celle qui a disparu avec l'urbanisation de nos sociétés, celle qui s'est déportée dans les associations caritatives. Celle qui, il y a longtemps, était réservée à l'inconnu de passage et que nos sociétés urbanisées ont renvoyée à la rue. Les autostoppeurs deviennent des covoitureurs qui vont devoir payer leur écot pour voyager, là où ils voyageaient auparavant gratuitement en tendant le pouce aux autres. L'accueil chez soi se marchande : du prêt de canapé de Couchsurfing il n'y a qu'un pas pour glisser à la monétisation de la chambre d'ami d'AirBNB.
Cela signifie que dans le très vaste recueil des sites de consommation collaborative il faut certainement, à minima, distinguer les services de consommation collaborative gratuits des payants. Il faut distinguer ce qui relève du don et ce qui relève d'une nouvelle forme de marchandisation de la société, s'insérant toujours un peu plus profondément au coeur des rapports humains.
Image : "la consommation te consomme", une image du collectif décroissant Deshazkundea.
Le principe de partage des services du web 2.0 a bien plusieurs acceptions. Et la première à distinguer repose bien sur la manière dont elle est marchandée. Offrir sa place de parking ou son garage n'est pas la même chose que le louer. Il faut donc bien distinguer la nature des services et les modèles de société qu'ils portent. Il faut donc bien observer qui porte le service et quel modèle économique le soutien, comme l'expliquait Adil Abrar. Le risque est bien celui d'un "blanchiment social", d'un social washing, tendant à faire passer pour social des choses qui ne le sont pas du tout. "Car vendre un service (l'usage d'un bien) plutôt qu'un objet (la possession d'un bien), c'est plus encore que dans l'économie marchande faire commerce de la mise en relation entre fournisseurs et consommateurs", soulignait avec raison Vincent Truffy de Mediapart.
La consommation collaborative paraît altruiste. Elle est capable de produire des effets vertueux (moins de produits, plus de partage), mais pas uniquement. Plus qu'une cartographie des services, il faudrait dresser une taxonomie de leurs conséquences. Il y a une différence fondamentale entre le fait qu'un particulier loue sa voiture et le fait que la puissance publique ou qu'un acteur privé propose un service de location de voiture. Et cette conséquence, c'est la transformation des rapports sociaux que la différence induit. Il faut donc distinguer la consommation collaborative des services de partage. En voyant bien que l'un comme l'autre peuvent être ambigües. Le partage de fichiers en P2P profite depuis longtemps à des entrepreneurs qui n'ont parfois rien d'altruistes non plus et qui génèrent d'énormes revenus sur la publicité qu'ils introduisent dans les rapports de dons entre internautes (voir par exemple les revenus générés par les créateurs d'Emule-Paradise rapportés par leMonde.fr). Les actions de groupes (consistant à se rassembler pour consommer moins cher) peuvent également générer leurs aberrations, à l'image de Groupon.
Le passage du bon service ou du bon usage au mauvais service et au mésusage est délicat. Il s'apprécie chaque fois différemment. Il se mesure à l'aune de valeurs personnelles, culturelles, économiques et sociales qui sont chaque fois différentes. Jusqu'à quand une utilisation est-elle vertueuse et à partir de quand ne l'est-elle plus ?
De l'usage au mésusage
Les décroissants stigmatisent ainsi le mésusage : "On oppose ainsi faussement la frugalité à la surconsommation, alors qu'il ne s'agit pas de consommer moins, mais de (re)devenir des usagers, maîtres de leurs usages", explique Paul Ariès. En conclusion de son livre, celui-ci nous invite à réfléchir à la "gratuité de l'usage" et au "renchérissement du mésusage".
"Pourquoi payer au même tarif le mètre cube d'eau pour faire son ménage et remplir sa piscine privée ? Pourquoi payer les mêmes impôts fonciers pour une résidence principale et secondaire ? Pourquoi payer son essence, son électricité, son gaz le même prix pour un usage normal et un mésusage ? L'eau va-t-elle manquer ? C'est une raison de plus pour en rendre gratuit le bon usage et renchérir ou interdire le mésusage. Ce paradigme s'oppose à celui de la société dominante : que signifierait en effet l'adoption programmée d'une taxe sur le carbone si ce n'est le fait de vider les rues des voitures des plus pauvres pour que les riches puissent rouler plus vite ? (...) Le danger serait bien sûr que cette politique renforce les inégalités en permettant l'accès aux mésusages à une petite minorité fortunée. Le pire serait de cantonner le peuple au nécessaire (au sérieux) et de libérer, moyennant finances, le futile, le frivole, aux classes aisées."
Mais tout le problème est de le définir, de l'encadrer, de le "mesurer". Qu'est-ce que le mésusage de l'eau ? C'est remplir sa piscine personnelle ? C'est prendre une douche par jour ? Deux par semaine ? Laisser couler le robinet quand on se lave les dents ou qu'on rince les légumes ? Combien de litres d'eau par jour et par personne nous donne droit "le bon usage" ? Le bon usage de qui ? Celui qui vit dans quel pays ? Avec quel statut social ?
Les outils techniques permettent d'avoir des mesures de plus en plus fines de nos usages. Nous pouvons savoir précisément le niveau d'eau que nous consommons. Nos compteurs électriques savent précisément quels appareils fonctionnent chez nous... Notre société est capable de mesurer le bon usage et le mésusage, pour autant qu'on sache établir une valeur, une limite entre les deux. Le risque comme le pointe très bien Paul Ariès est que ce marché se régule seul, en rendant certaines consommations de plus en plus impossibles aux plus pauvres.
Se déplacer par exemple, pour les plus pauvres, est en train de devenir impossible hors des grands centres urbains dotés d'infrastructures de transports en commun, dont ils sont sans cesse repoussés dans les périphéries, alors que les transports en commun y sont moins nombreux. Pour qu'elles s'appliquent à tous, égalitairement, il faut en effet définir des niveaux d'usages et taxer les mésusages. Les restrictions de consommation, à l'exemple des péages urbains comme des parkings payants et des parkmètres, censés réguler la circulation automobile des centres villes européens, sont sans incidences sur ceux qui peuvent se les payer.
Dans une économie de pénurie telle qu'elle se profile, en quoi la technologie pourrait-elle (ou non) nous aider à répartir plus justement les ressources rares, autrement qu'en jouant uniquement sur leurs prix. Car cette solution est peu "courte". Cela ne dessine pas la manière dont on remet de l'égalité, afin que les mésusages ne soient pas seulement l'apanage des plus riches. Comme le disait Thomas Berns, le propre d'une politique publique est de considérer justement qu’il ne faut pas agir en fonction d’une série de corrélation, mais plutôt en réaction. Est-ce que demain, nous aurons tous droits à tant de kilomètres par an en voiture et avion, d'une manière égale ? Où est-ce que certains usagers (lesquels ?) auront droit à plus (ceux qui habitent à la campagne plutôt qu'à la ville par exemple) ? Est-ce que la régulation des voyages se fera uniquement par le marché : le plus riche pourra toujours continuer d'en profiter, ou allons nous introduire d'autres mesures (et sur quels critères ?), pour distinguer ceux qui aurons le droit de voyager plus que d'autres et qu'on aidera à cela parce que leur voyage sera important pour le reste de la société ?
Cela suppose certainement de se pencher plus avant sur la question des biens communs et de leurs opérateurs, comme nous y invite d'ailleurs les décroissants. Mais cela suppose aussi de définir l'usage et le mésusage. Dans l'usage de l'eau par exemple, qu'est-ce qu'on va privilégier demain ? L'agriculteur qui utilise un goutte-à-goutte nocturne aura-t-il droit à plus d'eau (comparativement, parce que son système d'irrigation lui en demandera beaucoup moins) que celui qui l'épanche sur son maïs en pleine journée en plein été ? On a beau tourner la question dans tous les sens, si on regarde l'évolution du pic pétrolier, la raréfaction des ressources et la difficulté à passer à une autre ressource à un niveau équivalent, il y a bien un moment où nous ne pourrons plus nous déplacer comme nous le faisons actuellement. Nous ne pourrons plus faire 10 000 km par personne et par an. Beaucoup n'en auront pas les moyens. Comment gérer la pénurie qui s'annonce, comme la dépeint avec un certain catastrophisme Dominique Bourg dans Vers une démocratie écologique ? Comment instaurer des tarifications progressives basées sur l'usage ? Comment gérer les usages ? Le problème ne va pas être seulement de les transformer, mais bien également de les gérer d'une manière la plus convenable qui soit, et espérons-le, la plus démocratique possible...
La technologie nous offre désormais les moyens de tout mesurer et notamment nos usages, d'une manière précise, à la fois individuelle comme collective.
La société nécessairement "légère" (légère en ressources naturelles, légère en pollution...) qu'il va nous falloir inventer n'est pas si légère à mettre en place. Elle pose des questions sur les pratiques, les règles, les usages auxquels nous devons esquisser des réponses, qui elles ne seront en rien "légères".
Cela signifie qu'il va nous falloir nous entendre sur ce que sont les mésusages et imaginer une réponse collective pour les gérer qui ne facilite pas seulement une sélection par l'argent.