Pour danah boyd, si l’on suit une suite de causes à effets, les
choses sont assez simples. Nous vivons dans une culture de la peur.
L’économie de l’attention constitue un terrain fertile pour cette
culture et les médias sociaux amplifient l’économie de l’attention.
Cette logique peut-elle nous permettre de comprendre comment la peur se
répand dans les médias sociaux ? Quels sont ces coûts sociaux ? Quelle
est notre part de responsabilité ? Et comment la technologie peut-elle
nous aider à lutter contre la peur qu’elle participe à répandre ?
Image : l’annonce de l’intervention de danah boyd sur le site de SXSW.
“La technologie peut être un outil très puissant, mais il nous
incombe de ne pas penser qu’elle puisse être neutre. Il serait
irresponsable de penser que les outils que nous construisons se
promènent simplement dans le monde uniquement avec des effets positifs.
Ce que nous concevons et la manière dont le concevons importe. Ainsi,
bien sûr que la manière dont nos systèmes sont utilisés, quand bien même
ces utilisations ne seraient pas toujours celles dont nous avions
l’intention. Les systèmes ont du pouvoir et les décisions que nous
prenons pour concevoir ces systèmes ont des conséquences.”
Notre peur est impossible à rassurer
Pour danah boyd, la “culture de la peur” se réfère à la façon dont la
peur est employée par les commerçants, les politiciens, les concepteurs
de technologies [notamment ceux de la sécurité informatique] et les
médias afin de “réguler” le public. La peur n’est pas seulement un
produit des forces naturelles. “Elle peut être systématiquement générée
pour attirer, motiver et réprimer le peuple. Les personnes au pouvoir
ont longtemps utilisé la peur pour contrôler le peuple. Le “Terrorisme” –
par exemple – est l’utilisation systématique de la peur pour atteindre
des objectifs politiques. La culture de la peur est ce qui émerge quand
la peur est utilisée à un niveau tel qu’il façonne largement la vision
du monde des gens.”
La peur est une émotion importante, rappelle la chercheuse. C’est une
réaction psychologique raisonnable face à une incertitude et de menace.
“Il s’agit d’un mécanisme de survie. C’est ce qui nous permet d’évaluer
une situation à risque et de déterminer une réponse.” On peut apprendre
la peur par l’expérience : quand vous vous brûler, vous développez une
crainte respectueuse du feu par exemple. Et elle peut également être
séduisante comme quand on pratique des sports extrêmes.
“Pourtant, la peur peut aussi être un outil de contrôle. Le 11
septembre fut une journée traumatisante pour beaucoup de gens. Dans les
jours qui suivirent, les gens s’affairaient à comprendre ce qui se
passait et pour comprendre la menace potentielle à laquelle faisait face
leur communauté. Ce n’est pas la première fois que l’Amérique a
ressenti une telle confusion et un tel chaos. Lisez les comptes rendus
de ce qui s’est passé autour de la crise des missiles cubains et vous
entendrez un ensemble similaire de craintes et d’incertitude. Mais là où
les évènements post 9 septembre se sont écartés de la crise des
missiles cubains repose dans la façon dont la peur a été employée par le
complexe militaro-industriel et le Congrès. Aux États-Unis, nous sommes
en état d’alerte orange depuis plus d’une décennie maintenant. La peur
est utilisée pour justifier le théâtre de sécurité que nous voyons dans
nos aéroports.”
Pourquoi avons-nous peur de la technologie ?
En quoi la peur est-elle utile ? “En fait, elle prédispose
l’attention des gens et les incite à suivre les commandements qu’on leur
donne. Une des raisons qui font que la peur fonctionne est que les gens
ont du mal à évaluer les risques et à répondre intellectuellement à la
peur. La peur fonctionne sur une réaction émotionnelle plus que
rationnelle.” Nombre de livres ont été écrits sur l’incapacité des gens à
évaluer des risques raisonnables, comme Freakonomics de Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner ou Culture de la peur de Barry Glassner.
Barry Glassner met en évidence le rôle des médias dans l’écosystème de
la peur. Il raconte par exemple que dans les années 90, après qu’une
série de femmes âgées aient été agressées, les médias ont commencé à
distiller des messages sur le risque à sortir dans la rue. Les
informations communiquées étaient très effrayantes, insistant sur toutes
les choses terribles qu’elles risquaient. Dans les mois qui suivirent,
plus de personnes âgées sont mortes de faim, de peur de quitter leurs
maisons, qu’il n’y a eu de victimes d’agressions. “La peur, conjuguée à
de mauvaises évaluations des risques, peut avoir des conséquences
mortelles.”
“L’évaluation du risque est souvent plus terre-à-terre, mais cela
permet de mettre en évidence l’hypocrisie des gens face aux processus
décisionnels. En tant que scientifique qui étudie la culture des jeunes,
les parents viennent régulièrement me voir pour me demander quelle est
la première chose qu’ils doivent faire pour assurer la sécurité de leurs
enfants. Ils veulent vraiment entendre quelque chose comme “ne pas les
laisser sur Facebook” ou “ne pas leur donner un téléphone cellulaire.”
Personne n’est préparé à ma réponse : “Ne les laissez pas monter dans
une voiture avec vous.” Invariablement, leur visage exprime une grande
confusion. Pourtant, statistiquement, les enfants courent plus de
risques dans une voiture que dans tout autre contexte. Or, pour un
parent, la voiture semble un espace de sécurité, notamment parce qu’ils
pensent en avoir le contrôle. Alors que ce n’est pas le cas de
l’internet, à la fois parce qu’ils n’en ont pas le contrôle et qu’ils ne
savent pas comment les choses y fonctionnent. La peur est une question
de perception. Elle n’est pas fondée sur l’évaluation des risques, mais
sur la perception du risque.
Nous craignons plus les choses – et les personnes – que nous ne
comprenons pas que les choses que nous faisons, même si celles-ci sont
beaucoup plus risquées. Il n’est pas surprenant que les gens craignent
la technologie. Sa nouveauté est source de confusion et personne n’est
tout à fait certain des promesses qu’elle offre. En outre, la
technologie nous permet d’accéder à des gens qui sont différents de
nous, ceux-là mêmes que nous sommes susceptibles de craindre. Nous
craignons l’inconnu. Et la technologie est à la fois un inconnu et un
véhicule pour nous connecter à de plus grandes inconnues.
Nos craintes sont amplifiées quand elles croisent notre incapacité à
être en contrôle. Et nulle part cette sensation n’est plus palpable que
quand il s’agit de la volonté d’un parent de protéger son enfant. À ma
grande frustration, la peur est l’émotion dominante qui tisse la
relation que notre société a envers les jeunes. Nous avons peur pour
eux. Et nous avons peur d’eux. Nous avons peur de tous les moyens par
lesquels nos enfants pourraient être touchés. Et nous avons peur de
toutes les choses que les enfants pourraient faire pour perturber le
statu quo.”
Inutile de le dire, mais si vous mettez ensemble dans la même phrase
technologie et enfants, vous obtenez immédiatement un déluge de peurs
paniques. “Bienvenue dans mon monde”, ironise la chercheuse. “Celui des
prédateurs sexuels en ligne. De l’intimidation. De la pornographie. Du
partage de fichiers. Du Sexting…”
Le croisement de la jeunesse et de la technologie peut être très
universellement décrit comme une panique morale. “Les paniques morales
émergent à chaque fois quelque chose de nouveau arrive qui perturbe
l’ordre social d’une manière qui rend les gens anxieux et effrayés.
Chaque nouvelle technologie a suscité une panique morale (…). De
nouveaux genres de contenu ont également déclenché des paniques morales,
comme la consommation de bandes dessinées. Il n’est pas étonnant que
les gens soient pris de panique face aux médias sociaux, qui sont à la
fois une nouvelle technologie et un nouveau genre de contenu.”
La difficulté avec les craintes à caractère social, c’est qu’il est
impossible de les combattre au moyen de données, explique encore danah
boyd. Cette tendance est bien étudiée en psychologie sociale, mais son
existence ne rend pas cette lutte plus facile. “Même les plus instruits
des parents ne trouvent aucun soulagement dans les statistiques.
Pourtant, racontez une histoire effrayante – aussi “anormale” soit-elle –
et vous allez rendre tout le monde hystérique. Pourquoi ? Parce qu’il
est extraordinairement facile de générer de la peur. Et c’est un enfer
beaucoup plus difficile à calmer.”
L’économie de l’attention, un terrain fertile pour la culture de la peur
Le fait que les gens soient sensibles à une campagne de peur est ce
qui les rend vulnérables à la manipulation par ceux qui veulent générer
de la peur. Pour comprendre de plus près cette dynamique, il faut
observer le rôle de l’attention, estime la chercheuse, car l’économie de
l’attention constitue un terrain fertile pour la culture de la peur.
Dans les années 1970, l’économiste et sociologue Herbert Simon
a fait valoir que “dans un monde riche en informations, la richesse de
l’information signifie un manque de quelque chose d’autre. Une pénurie
de ce que l’information consomme. Ce que l’information consomme est
assez évident : elle consomme l’attention de ses bénéficiaires.”
Ses arguments ont donné lieu à la fois à la notion de “surcharge
d’information” mais aussi à l’”économie de l’attention”, rappelle danah
boyd. “Dans l’économie d’attention, la volonté des gens pour distribuer
leur attention à des stimuli d’information divers crée de la valeur pour
lesdits stimuli. L’importance économique de la publicité repose sur
l’idée qu’amener les gens à prêter attention à quelque chose a une
valeur.”
L’information est étroitement liée à l’économie de l’attention. Les
journaux tentent de capturer l’attention des gens par leurs manchettes.
Les stations de télévision et de radio tentent d’inciter les gens à ne
pas changer de chaîne. Et, en effet, il y a une longue histoire des
médias d’information tirant parti de la peur pour attirer l’attention,
que ce soit en utilisant des titres effrayants pour générer des ventes
ou en faisant de la propagande pour façonner l’opinion publique.
“Les médias sociaux apportent avec eux des quantités massives
d’informations – non scénarisées, inédites et non filtrées. Travailler
en ligne, c’est comme nager dans un océan d’informations. La notion même
d’être en mesure de consommer tout est risible, bien que beaucoup de
gens aient encore du mal à se réconcilier avec la question de la
“surcharge d’information”. Certains réagissent en évitant des
environnements où ils vont être exposés à trop d’informations. D’autres
essaient de développer des tactiques compliquées pour atteindre
l’équilibre. D’autres encore sont malheureux de ne pas trouver un moyen
de traiter l’information qui est les intéresse.
La quantité d’informations produite dépasse de très loin la quantité
d’informations à laquelle vous pouvez prêter attention. Ma réponse
préférée à cette question est ce que l’informaticien Michael Bernstein a
décrit comme le “Twitter zen”. C’est l’état heureux que les gens
atteignent quand ils lâchent prise et se contentent d’embrasser le flux
de l’information. (…) Et pourtant, les gens pensent toujours qu’ils
doivent lire tous les messages de blog dans leurs lecteurs de flux, tous
les tweets de leurs flux Twitter. En fait, la plupart de nos outils
sont conçus pour nous faire nous sentir coupables quand nous avons
laissé des choses “non lues”.
Peu importe comment nous nous sentons face aux énormes quantités
d’informations auxquelles nous sommes confrontés, une chose est claire :
la quantité d’information ne va pas diminuer dans un proche avenir.
Compte tenu de l’augmentation de l’information et des médias, ceux qui
souhaitent que les gens consomment leur matériel vont devoir se livrer à
une bataille difficile pour obtenir leur attention. Toute personne qui
s’occupe de marketing des médias sociaux sait combien il est difficile
de capter l’attention des gens dans ce nouvel écosystème.”
La peur : premier capteur d’attention
“Le problème est que plus les stimuli sont en compétition pour votre
attention et plus les demandeurs d’attention vont se battre pour capter
la votre. Et cette guerre psychologique va se traduire par le fait que
les demandeurs d’attention vont avoir tendance à toujours plus utiliser
l’émotion pour attirer votre attention. Et c’est là que la peur entre à
nouveau en scène. Parce qu’elle est un mécanisme biologique simple et
efficace pour obtenir l’attention des gens, nombre de demandeurs
d’attention se tournent vers elle. La peur est particulièrement
puissante dans un environnement où l’attention disponible est limitée.”
Si vous prêtez attention aux stimuli menaçants, la peur émerge. Dans
le même temps, la présence de la peur attire votre attention. Les deux –
la peur et l’attention – travaillent main dans la main. C’est pourquoi
l’économie de l’attention fournit un terreau fertile pour la culture de
la peur, explique la sociologue.
“Nous prêtons attention à l’émotion liée à la peur, car elle nous
aide à nous protéger et protéger ceux qui nous entourent. Notre volonté
d’accorder une attention aux stimuli effrayants, c’est précisément
pourquoi il est possible de créer une culture de la peur. Nous sommes
disposés à consommer de l’information qui nous fait peur parce que nous
voudrions que cette information nous protège.
Avec les médias sociaux, notre quête de l’attention se déroule dans
un monde où les contenus sont générés par les utilisateurs. Ce qui créé
un écosystème où l’hystérie ne vient pas nécessairement d’en haut, mais
est plutôt tout autour de nous.”
En fait, nous sommes nous-mêmes le premier vecteur de nos peurs. A
l’heure des réseaux sociaux, les peurs ne proviennent plus tant des
commerçants, des experts ou des politiciens. Elle est de plus en plus
utilisée par tout le monde.
“Mon travail se concentre sur la culture adolescente et je regarde
souvent le monde à travers cette lentille. Je regarde comment les
parents utilisent la peur, dans un effort pour que leurs enfants prêtent
attention à eux. Je regarde comment les adolescents utilisent la peur
pour obtenir l’attention de leurs pairs. Adolescents et parents
développent un sens aigu de ce qui va attirer l’attention de leur
interlocuteur. L’attention est la devise de la société contemporaine.
Bon nombre de pratiques adolescentes que les adultes déplorent visent à
capter l’attention dans une économie de l’attention. Et les adultes ne
sont pas innocents eux non plus ! Ils utilisent la peur pour attirer
l’attention. Pouvons-nous donc vraiment blâmer les adolescents d’essayer
de maîtriser ce paysage défini par les adultes ?
Les limites de la transparence radicale
Maintenant que nous avons une base pour comprendre la culture de la
peur et son rôle dans l’économie de l’attention, il est nécessaire de
comprendre l’idéologie de l’écosystème des médias sociaux et ce que cela
signifie dans cette culture de la peur, estime la chercheuse. Pour
cela, danah boyd fait un détour par la transparence radicale, “une
notion qui estime que tout mettre sur la place publique va rendre les
gens plus honnêtes” (voir également notre article sur “la transparence a-t-elle des limites ?”).
Elle est souvent présentée comme une forme extrême de
responsabilisation, mais il est nécessaire de la comprendre également
dans un contexte social. Dans cette optique, la transparence radicale
est utilisée pour forcer les gens à faire leur outing. La logique repose
ici sur l’idée que les gens cachent des choses en privé qu’ils ne
pourraient pas admettre si elles étaient publiques. “En théorie, ce qui
est public est plus honnête que ce qui est privé. La plupart des
technologues obsédés par la transparence estiment que ceux qui sont au
pouvoir doivent faire preuve de transparence. Les partisans de la
transparence radicale pensent que forcer les gens puissants à être
transparents permettra de réduire la corruption, de produire de
l’honnêteté et d’induire de la tolérance. Les promoteurs de la
transparence radicale tendent à s’engager dans des actes d’exposition,
pensant que ce qu’il en sortira sera bon pour la société.é
La pratique de faire un outing pour une cause n’est pas nouvelle.
Pour illustrer sa démonstration, danah boyd rappelle l’histoire d’Oliver
Sipple. En 1975, une femme a tenté d’assassiner le président américain
Ford. Un marin, Oliver Sipple, l’en a empêché. Les médias l’ont
immédiatement consacré en héros… Harvey Milk, célèbre militant gay, a
profité de l’évènement pour révéler qu’Oliver Sipple était gay, afin que
le public sache que les homosexuels étaient aussi capables de gestes
héroïques. L’impact sur Sipple a été dévastateur. Sa famille l’a rejeté.
Il est devenu paranoïaque, alcoolique et suicidaire et est mort à l’âge
de 47 ans en déclarant plusieurs fois regretter son acte d’héroïsme.
“Est-ce que les avantages de l’outing de Sipple pour la société l’ont
emporté sur les conséquences personnelles que cette déclaration publique
a eues pour lui ? C’est une question morale difficile à poser.
Pourtant, c’est la question que nous devrions nous poser à chaque fois
que nous prônons des actes de transparence radicale. De nombreux
partisans de la transparence radicale pensent que les gains à long terme
l’emportent sur les inconvénients et la souffrance à court terme. (…)
Pourtant, comme le montre la montée d’Anonymous, il y a une réelle
tension au sein des communautés geeks à savoir qui des valeurs de la vie
privée ou de la transparence radicale vient en tête.”
Considérons cela à la lumière de Facebook. David Kirkpatrick, l’auteur de L’Effet Facebook
a fait valoir que l’approche de la vie privée par Facebook reposait sur
la croyance de Mark Zuckerberg en la transparence radicale. “Je suis
d’accord avec cette évaluation. Dans de nombreux cas, Zuckerberg a fait
valoir que les gens sont plus responsables s’ils ne se cachent pas
derrière des pseudonymes et des paramètres de confidentialité. Pourtant,
la modification des paramètres de confidentialité qui a eu lieu il y a
quelques années a eu des conséquences graves pour certains individus,
exposés à de vrais outing. La question reste de savoir : est-ce que la
société va mieux si toutes les informations disponibles sur nos profils
Facebook sont accessibles à tout le monde, à l’air libre ?”
Dans l’économie de l’attention toutes les informations ne sont pas égales
“L’idée que forcer les gens à ouvrir leurs informations va les
obliger à se comporter civilement, définie la civilité en terme
hégémonique”, explique boyd. “Nous pouvons bien sûr entendre cette
discussion en terme de trolls, comme si l’anonymat et le pseudonymat ne
pouvaient produire que de la bassesse et de la cruauté. Encore une fois,
en tant que scientifique spécialiste de la culture jeune, je trouve
cela exaspérant, en particulier parce que la plupart des gens qui
reçoivent des messages de haines savent exactement qui est le messager.”
En fait, estime la chercheuse, accuser le pseudonymat et l’anonymat
comme étant un obstacle à la transparence radicale nous empêche de nous
poser la question de l’hégémonie de la civilité. Pourtant, le débat est
vif entre les tenants de la transparence et les tenants de la vie
privée.
“La transparence radicale est particulièrement délicate si on
l’observe à la lumière de l’économie de l’attention. Toutes les
informations ne sont pas créées égales. Les gens sont beaucoup plus
susceptibles de prêter attention à certains types d’informations qu’à
d’autres. Et, dans l’ensemble, ils sont plus susceptibles de prêter
attention à l’information qui provoque des réactions émotionnelles. En
outre, les gens sont plus susceptibles de prêter attention à certaines
personnes. Une personne à la vie ennuyeuse va beaucoup moins attirer
l’attention qu’une autre. Ce qui attire l’attention – et ce qui subit
les conséquences de l’attention – n’est pas réparti uniformément.”
Malheureusement, les populations opprimées et marginalisées qui sont
déjà sous le microscope ont tendance à souffrir beaucoup plus de la
hausse de la transparence radicale que ceux qui ont déjà des privilèges,
estime la chercheuse. “Dans nos sociétés occidentales, le coût de la
transparence radicale pour quelqu’un qui est gay ou noir ou pour une
femme est très différent que pour un mâle blanc hétéro.”
La transparence radicale présume que l’outing des gens permettra de lutter contre la peur et d’augmenter la tolérance.
“Mais est-ce que ça le fait ? Les personnes marginalisées sont-elles
“mieux” en tant que groupes quand elles sont exposées ? Sincèrement, je
n’ai pas la réponse à cette question, mais mon intuition est que les
choses ne fonctionnent pas sur l’intention des gens. La tolérance est
une valeur dans laquelle je suis complètement engagé. Mais elle est
souvent prônée comme si elle était neutre. Elle ne l’est pas. Le fait
est que les gens tolèrent certaines choses et pas d’autres – et cela
change la tolérance sur les personnes, sur les enjeux, sur les risques
d’être tolérant. Nos décisions concernant ce qui est acceptable de
tolérer plongent dans nos valeurs et nos croyances au sujet de ce qui
est juste et ce qui est faux. Il y a certainement des gens qui
embrassent la différence quand ils y sont exposés, mais il y a aussi des
gens qui la redoutent plus encore. L’exposition à de nouvelles
personnes ne produit pas automatiquement de la tolérance. Lorsque les
premiers explorateurs ont traversé la terre, ils ont pillé et dépouillé
ceux qu’ils ont rencontrés avant même d’avoir commencé à les coloniser.
L’exposition à d’autres personnes, au cours des grandes explorations,
n’a pas magiquement produit de la tolérance. Elle a produit plutôt de la
colère, de la méfiance et de la haine.
Grâce aux technologies en réseau, chacun est exposé à plus de choses
que jamais auparavant dans l’histoire. Grâce à l’internet, vous pouvez
obtenir une ouverture sur la vie de chacun à travers le monde. Vous ne
pouvez pas nécessairement comprendre ce qu’ils disent, ni peut-être
partager beaucoup avec eux, mais l’internet vous donne accès à plus de
peuples que même les plus grands explorateurs de l’histoire n’ont jamais
rencontrés. Mais que faites-vous de cette opportunité ? L’utilisez-vous
vraiment pour comprendre nos différences ? Où l’utilisez-vous plutôt
pour trouver des similitudes et éviter les gens qui ne partagent pas ce
que vous aimez ?
L’internet rend visible les choses que nous voulons voir et rend
aussi visible les choses que nous ne voulons pas voir. Il nous expose à
des gens très différents. Et c’est là la source d’une grande quantité de
peur.”
L’intimidation en ligne est plus visible que l’intimidation hors ligne
Considérons les diverses paniques morales qui entourent les
interactions des jeunes en ligne. La panique actuelle est centrée sur la
“cyber-intimidation”, estime la chercheuse qui connait bien le sujet.
“Chaque jour, je découvre des reportages sur la “peste” de la
cyber-intimidation. Si vous n’avez pas de données, vous serez convaincu
qu’elle est déjà hors de contrôle. Pourtant, nous avons beaucoup de
données sur ce sujet. En fait, quand on y regarde précisément,
l’intimidation n’est pas à la hausse et n’a pas augmenté de façon
spectaculaire avec l’apparition de l’internet. Lorsqu’on interroge les
enfants et les adolescents, ils continuent de signaler que l’école est
le lieu où les actes d’intimidation les plus graves se produisent, où
ils se produisent le plus souvent et où ils en éprouvent le plus les
conséquences. Cela ne veut pas dire que les jeunes ne soient pas
victimes d’intimidation en ligne, bien sûr. Mais l’essentiel du problème
se déroule dans des espaces contrôlés par des adultes, à l’école.
Ce qui est différent, c’est la visibilité. Si votre fils rentre à la
maison avec un oeil au beurre noir, vous savez qu’il lui est arrivé
quelque chose là-bas. S’il revient grincheux à la maison, vous pouvez le
deviner. Mais la plupart du temps, les différentes rencontres que les
jeunes entretiennent avec leurs pairs passent inaperçues aux adultes,
même quand ils ont des effets émotionnels dévastateurs.
Or, en ligne, les interactions laissent des traces. D’un coup, non
seulement les adultes sont les témoins de combats vraiment horribles,
mais ils peuvent également voir les taquineries, les railleries, et les
drames. Et, plus souvent qu’autrement, ils trouvent ces derniers hors de
proportion. Je ne peux pas vous dire combien d’appels je reçois de
parents et de journalistes qui sont absolument convaincus qu’il y a une
épidémie qui doit être arrêtée. Pourquoi ? Parce que l’échelle de
visibilité apportée par l’internet signifie que la peur est amplifiée.
Le phénomène n’est pourtant pas nouveau. Au temps de nos grands-parents,
la peur était alimentée par le bouche-à-oreille. Au temps de nos
parents, par les médias traditionnels et aujourd’hui, elle l’est pas les
médias sociaux. Les parents pensent que les enfants d’aujourd’hui
courent plus de risques que jamais, alors qu’ils vivent à un moment de
l’histoire où le monde dont ils participent n’a certainement jamais été
aussi sécuritaire et sécurisé.”
En fait, explique donc danah boyd, notre crainte des médias sociaux
nait du fait qu’ils font apparaître aux yeux de tous des choses et des
phénomènes qui n’étaient pas nécessairement très visibles. Nous avons
peur parce que ce qui nous fait peur est d’un coup plus visible et non
pas parce qu’ils engendrent de nouveaux phénomènes.
Cette apparente contradiction, poursuit la chercheuse, provient de la
façon désordonnée dans laquelle la culture de la peur entre en
intersection avec l’économie d’attention. La peur se répand très vite et
nous n’avons pas trouvé un bon antidote pour la combattre. George Gerbner
a observé que la couverture médiatique des contenus violents fait
croire aux gens que le monde est plus dangereux qu’il ne l’est
réellement. Il a appelé ce phénomène le “syndrome du monde méchant” :
“Plus les gens sont exposés à des contenus négatifs au sujet de ce qui
se passe dans le monde, plus ils croient que le monde est un endroit
négatif. Mais Gerbner a travaillé sur les médias de masse. Qu’est-ce que
les médias en réseau changent à cette vision ? Quelle vision du monde
projettent nos silos ? nous demande la chercheuse.
Sur internet, beaucoup d’entre nous vivent dans une merveilleuse
petite bulle. Beaucoup de ceux qui ont embrassé l’internet naissant ont
savouré son potentiel de transformation, comme Stewart Brand, Jaron Lanier ou John Perry Barlow et sa déclaration d’indépendance du cyberespace.
“Mais l’internet est devenu mainstream. Et il n’y a eu aucune
illumination magique. Sur le réseau gens ordinaires font des choses
ordinaires.” Le Grand Soir n’a pas eu lieu. Et pourtant, les gens
continuent d’égrainer la rhétorique utopique et dystopique du réseau des
premiers temps. Jaron Lanier – un des premiers défenseurs de l’Internet
– déplore aujourd’hui ce réseau qui n’a pas réalisé ses attentes. Une
critique qui fait sens si vous avez cru que l’internet serait l’acteur
de transformation tel que l’a cru Jaron lui-même. “Mais ce n’est pas mon
cas”, confie danah boyd.
La bulle de filtre qu’évoque Eli Pariser
dans son livre désigne la lentille qui examine comment les algorithmes
polarisent notre point de vue, en oubliant les mécanismes complexes de
la puissance en réseau, précise la chercheuse. Car ce n’est pas
seulement une voix qui est amplifiée, mais des flux à travers les
réseaux. Le sociologue Manuel Castells (Wikipédia)
affirme que l’internet a changé la manière dont le pouvoir fonctionne.
Qu’il n’est plus hiérarchique, mais dépend désormais des réseaux. Pour
lui, comme il l’explique dans Communication Power, il y a 4 grands types
de pouvoir à l’heure des réseaux : la puissance de la mise en réseau,
la puissance du réseau, la puissance en réseau et celle de la prise du
pouvoir en réseau.
Si l’on suit ce schéma, à l’heure des réseaux, les plus puissants
sont ceux qui peuvent “contrôler le flux de l’information ou le flux
d’attention” des réseaux. Mais plus puissants encore que ceux qui
contrôlent les réseaux sont ceux qui peuvent faire les réseaux. “Il ne
s’agit plus simplement de la diffusion d’un message, il s’agit de mettre
en oeuvre des mécanismes pour attirer l’attention sur vous. Si vous
voulez du pouvoir dans une société en réseau, vous avez besoin
d’orchestrer le contrôle de l’écosystème.” Pour prendre un exemple et
rendre le propos de danah boyd plus clair, à l’heure des réseaux,
Facebook a plus de pouvoir que Zynga, l’éditeur des applications de jeux
les plus vues de Facebook, car selon la configuration qu’il donne à son
réseau, il restreint ou augmente le pouvoir de Zynga.
Qu’instillons-nous à l’intérieur de nos réseaux ?
Dans un environnement de diffusion, la peur se propage via des
messages diffusés du bas vers le haut. Nos médias dispensent chaque jour
ce genre de propos alarmistes. Pourtant, à l’heure des réseaux sociaux,
les formes les plus insidieuses de l’alarmisme proviennent de la base.
“Ils proviennent de l’intérieur des réseaux que nous construisons.” Nos
peurs deviennent des normes sociales. “Nous construisons des réseaux,
sans penser à leur puissance”, s’inquiète danah boyd. “Or les gens ont
profondément peur des gens qui ne sont pas comme eux. Comment
pourrions-nous être surpris que nos outils soient également utilisés
pour répandre la haine et la peur ?…”
“Les technologies que nous construisons servent à façonner notre vie
publique, mais la vie publique est également mise en forme par nos
outils. Et certaines parties de la vie publique ne sont pas si agréables
que cela. Si nous voulons réellement que nos outils soient utilisés
pour créer la culture publique que nous aimons, nous devons nous engager
dans ces questions culturelles, y compris avec celles qui nous semblent
les plus déprimantes. Nous ne pouvons pas ignorer la peur ou faire
semblant, comme si ce n’était pas notre problème. Nous ne pouvons pas
faire comme si les relations qui se forment sur nos services donnent à
tout le monde une chance égale de participer.
Les outils que nous construisons sont désormais utilisés autour de la
planète par toutes sortes de personnes ayant des objectifs bien
différents. Ils sont utilisés par les activistes pour contester le statu
quo, mais ils sont également utilisés par le statu quo pour faire
valoir de nouveaux types d’autorité. Les gens construisent de nouveaux
réseaux de pouvoir sur les réseaux technologiques que nous avons générés
et ils renforcent également les structures de pouvoir existantes.
Nous aimons nous considérer comme perturbant les systèmes de puissance
et, en fait, c’est ce que nous faisons depuis longtemps. Mais désormais,
ceux qui sont au pouvoir tirent parti de nos outils pour exercer de
nouvelles formes de pouvoir. La peur est l’un des outils qui est
utilisé. Elle s’infiltre dans nos systèmes.
Les médias sociaux ne sont plus le grand perturbateur. Ils font
désormais parti du statu quo. Sommes-nous prêts pour ce que cela
signifie ? Sommes-nous prêts pour l’écosystème que nous avons créé ?
Sommes-nous prêts à comprendre comment nos systèmes sont employés par
ceux qui s’acharnent sur le maintien de leur pouvoir dans un âge en
réseau ?”