Prenez une grosse PME d’environ 600 salariés dans un secteur
extrêmement concurrentiel et sous pression – la sous-traitance de pièces
automobiles – dans un tissu socio-économique sinistré par les plans
sociaux et traumatisé par le chômage qui depuis 18 ans se situe à 2
points environ au-dessus de la moyenne nationale – la région picarde.
Mettez-lui la pression : celle de ses clients, tous gros constructeurs
automobiles qui répercutent directement sur leurs sous-traitants – dont
la FAVI fait partie – leurs mauvais chiffres de vente en vidant du jour
au lendemain leur carnet de commandes. Résultat ? Le stéréotype en vogue
nous laisserait à penser : plans sociaux, grève, chômage, misère
sociale. Eh bien non, ça ne se passe pas comme ça à la FAVI, loin s’en
faut.
Pour tous ceux qui ont rêvé le poing dressé de voir un jour les
ouvriers prendre le pouvoir dans les chaînes de production en chantant
l’Internationale, le patron de la FAVI a concrétisé leur rêve. Imaginez
l’inimaginable : des chaînes de production de pièces mécaniques pour le
secteur automobile sans un seul manager.
Oui mesdames, mesdemoiselles et messieurs, vous avez bien lu : on
laisse s’organiser et travailler des ouvriers en parfaite autonomie,
sans qu’un petit chef ne les fasse pointer, ne leur hurle des ordres
dans les oreilles ou ne les surveille à la culotte. Cette usine tourne
sans manager – excepté le patron ou presque : voilà ce rêve concrétisé
du mariage de la carpe et du lapin, du communisme et du capitalisme.
Explorons ces deux dimensions en apparente contradiction qui coexistent
sans heurts à la FAVI.
D’abord la dimension communiste. Les ouvriers, à tour de rôle et sur
volontariat uniquement, cooptés par leurs collègues, deviennent des
"leaders" de "mini-usines". Pour faire simple, ces leaders sont de
véritables patrons de PME, ils gèrent leur "boutique" de A à Z : de la
réception des acheteurs des constructeurs automobiles (ça doit leur
faire tout drôle à ces champions des écoles de commerce et/ou
d’ingénieur d’avoir un ouvrier comme interlocuteur payé trois fois moins
qu’eux) à l’attribution des enveloppes de prime pour leurs collègues (à
l’ancienne ! on distribue les enveloppes directement dans l’atelier) en
passant par la direction de la production.
Et ça marche : tous les ouvriers semblent ravis de ce système ; si on
se situe du point de vue matériel, ceux-ci parviennent à gagner jusqu’à
17 mois de salaire par an, ce qu’ils ne pourraient escompter de la part
de n’importe quel employeur du coin.
Du point de vue immatériel, les salariés ont vraiment l’air heureux au
travail, et c’est un psychologue du travail rompu au diagnostic de
risques psychosociaux qui écrit ces lignes!... Attention, ne nous
emballons pas, ne soyons pas angéliques : ce n’est pas un métier facile,
mais fatigant comme la plupart des emplois à la chaîne. Mais tout est
fait pour les soulager des peines qu’entraîne ce job, voici un exemple :
une ouvrière demande à arrêter la production parce qu’elle estime que
son poste est mal positionné, il lui fait faire de mauvais gestes.
Aussitôt son leader prend un ordinateur portable et s’assied avec
l’ouvrière à une table pour diagnostiquer le problème et pour trouver
avec elle la meilleure solution. Quelques réglages plus tard, la
production repart, l’ouvrière aussi, le sourire aux lèvres. Un cercle de
qualité à deux qui ne nécessite que quelques dizaines de minutes pour
résoudre le problème, sans qu’un manager ne s’en mêle ! Si ce n’est pas
le rêve de Jean Auroux, ça...
Voyons maintenant la dimension capitalistique. La FAVI n’est ni un
kolkhoze, ni un kibboutz, ni une SCOP ni même une association caritative
et encore moins une organisation étatique protégée. C’est une bonne
vieille entreprise du capitalisme d’héritiers, détenue par la même
famille depuis des lustres. Mais là n’est pas le plus signifiant, encore
que la discrétion de cette famille égale la bonhomie tranquille de son
(ex)dirigeant, Jean-François Zobrist (maintenant à la retraite).
La FAVI a dû se battre pour survivre dans la jungle capitaliste,
changeant plusieurs fois de métier, rachetant des concurrents pour les
fermer, sans aucune pitié, et ce afin de pérenniser son activité et
sauvegarder ses emplois. Ce qui est le plus surprenant, ce sont les
postulats de management de celui qui a été à sa tête durant près de 30
ans, M. Zobrist.
D’abord, la confiance : tout repose sur cette valeur. M. Zobrist part
du principe que l’homme est bon et que rien ne doit laisser penser qu’on
se méfie de lui au travail ou qu’on puisse le soupçonner qu’il fasse
quelque chose de répréhensible.
D’où, lorsqu’il arrive aux commandes de l’entreprise, un certain nombre
de décisions étonnantes : suppression des pointeuses, suppressions des
portes cadenassés des magasins, suppression progressive des lignes
hiérarchiques et même de la DRH ! De cette valeur princeps découle
quatre règles internes : "bonne foi, bon sens, bonne volonté, bonne
humeur", M. Zobrist ne se cache pas d’être "humaniste".
Citons un florilège de ses croyances, transformées en règle de management :
- "Il n'y a pas de performance sans bonheur"
- "Pour être heureux, il faut être motivé, pour être motivé, il faut
être responsable et être responsable, c'est être libre du comment faire
!"
- "La survie de la collectivité dépend du bonheur des clients. Seuls
des opérateurs heureux peuvent faire des clients heureux. Si, et
seulement si, les clients et les opérateurs sont heureux, alors, et
seulement alors, les actionnaires sont heureux !"
- "C'est celui qui fait qui sait !"
- "Chacun doit en permanence rechercher l'amour de son client !"
- "Notre objectif : plus et mieux pour le même prix"
- "La seule façon de rendre l'opérateur auteur du quotidien de ses
actes est de lui donner la liberté du comment, dans le cadre de valeurs
tout à la fois strictes, mais qui ménagent des espaces de liberté"...
Nous parlions il y a quelques mois des 10 points qui caractérisent le
"manager toxique" (dossier du mois de juillet 2011 : "manager toxique,
mode d’emploi"). Quel meilleur antidote que les préceptes de ce M.
Zobrist ! Tous les dirigeants et managers devraient voir ce film (qui
est accessible sur Internet par morceaux choisis). Il illustre cette TPE
Attitude (Transparence, Proximité, Enthousiasme) dont nous nous faisons
régulièrement l’écho dans ce blog.
Aux incrédules qui lui font remarquer qu’en adoptant une organisation
traditionnelle (moins transparente, moins proche des hommes et bridant
leur enthousiasme), il pourrait sans doute faire encore davantage de
profit, il répond "oui, mais moi je fais 20 % de cash flow, et vous ?"
Il est urgent de cesser d’opposer humanisme et rentabilité, mais de les
conjuguer, car "on n’a pas trouvé mieux que l’humanisme pour faire du
fric". Merci M. Zobrist pour cette grande leçon de management !