C'est la nouvelle machine à café. Mieux que le distributeur à expresso du bureau, Twitter est devenu en quelques mois le dernier endroit où l'on cause télé. A chaud, on y cancane en cent quarante signes sur L'amour est dans le pré, on y allume les ratés au démarrage de Laurence Ferrari
sur D8, on glose en direct sur le JT… Installés sur leur sofa, des
milliers de commentateurs en chambre se retrouvent ainsi chaque soir sur
le canapé virtuel et XXL des réseaux sociaux. Dans la position de l'Homo connecticus accro
à ses doudous numériques, l'attention éparpillée entre l'écran plasma
du salon et celui du smartphone ou de la tablette, où il s'exprime,
s'exclame, s'énerve, s'enflamme dans des envolées de tweets qui font
mousser le buzz autour des programmes télé.
Rapide coup d'œil dans le rétro : la parlote autour du petit écran
est un truc vieux comme la mire. Au bistrot, au resto, au boulot, qui
n'a jamais fiévreusement débriefé un match de foot ou une finale de la Star ac
? Activité fédératrice – la troisième dans les pays occidentaux, après
manger et dormir –, la télé est par essence un objet de bavardage. «
Bien avant l'explosion des réseaux sociaux, pouvoir parler de ce que
l'on regarde était déjà au cœur de l'expérience télévisuelle »,
rappelle le sociologue Dominique Cardon. Un sport ancien, donc, qui se
pratique aujourd'hui sur le mode 2.0. Avec ce paradoxe du numérique, qui
produit « une hyperindividualisation de la consommation en même
temps qu'un besoin d'hypercommunion autour d'événements créés ou
retransmis par la télé », comme le remarque Pascal Josèphe, du cabinet de conseil audiovisuel IMCA.
Sur les réseaux sociaux, se déverse donc une discussion de machine à
café, mais en version instantanée : c'est ce que les experts appellent « la social TV ». Regarder The voice ou Vous trouvez ça normal ? ! en
solo sur son sofa, mais relié par le cordon de Twitter à une communauté
virtuelle. Les derniers mois ont été riches en « événements télévisés »
fédérateurs, qui ont donné un bon coup de pouce à ce nouveau sport sur
canapé : élection présidentielle, Euro de foot, JO… Aux Etats-Unis, le
mouvement s'est amorcé avec la campagne électorale de 2008, qui marqua
aussi l'envol de Twitter. Aujourd'hui, les programmes télé y sont un des
sujets les plus populaires sur les réseaux sociaux. Ils génèrent chaque
mois des dizaines de millions de messages. Avec des pics de fièvre lors
du dernier Super Bowl (12 000 tweets/seconde) ou des MTV Video Music Awards
(15 millions de commentaires début septembre). En France, où le
phénomène s'est vraiment développé depuis une petite année, ce sont les
émissions de télé-réalité (The voice, Secret story), les matchs de foot et les émissions politiques qui font le plus twitter. En pleine campagne présidentielle, Des paroles et des actes a même détrôné Justin Bieber au hit-parade des sujets les plus tendance (les « trending topics »).
Illustration : Bastien Vivès
Jour après jour, ce canapé virtuel n'en finit pas de s'agrandir.
« Au début, on avait l'impression que c'était une pratique d'“early adopters”
[population à l'avant-garde des usages numériques, ndlr]
et de journalistes parisiens, mais c'est en train d'évoluer et de s'élargir très rapidement, remarque Thibaut Cellier, de l'agence de conseil en stratégie numérique Novedia.
C'est
visible lors des émissions de télé-réalité : il y a une population plus
jeune qui s'exprime, on s'en rend compte à travers l'orthographe. » Jean-Yves Stervinou, créateur du site
Devantlatélé.com, a noté cette poussée d'acné en compulsant les tweets sur…
Les feux de l'amour :
« Il y a encore quelques mois, rares étaient les commentaires sur les
émissions de début d'après-midi. Cet été, on trouvait plein d'ados en
train de commenter ce feuilleton diffusé à 13h30. » Echangeant des points de vue à ébouriffer un brushing : «
Sharon,
elle mérite des grosses gifles, elle m'énerve trop ! », « Chloé, dis à
ta mère que le père, c'est William #lesfeuxdel'amour. » Les 15-24
ans sont aujourd'hui la tranche d'âge la plus représentée sur Twitter.
En France, près d'un jeune sur cinq y possède un compte, deux fois plus
qu'il y a un an (1). Ils ne sont sans doute pas étrangers à la
popularité grandissante de
Hollywood girls (la néo-sitcom siliconée de NRJ 12) sur le réseau.
S'emballer, ricaner, soupirer : tels sont les ressorts du bla-bla sur
le canapé virtuel. Quand l'équipe de France marque un but (ce qui
arrive), 10 000 tweets le hurlent en même temps. Devant Les Tontons flingueurs ou Le Parrain, une pluie de messages reprend en choeur les répliques cultes comme on savoure une madeleine. « Quand il y a de gros volumes de tweets, remarque Thibaut Cellier, l'échange
est assez difficile, la parole est un peu noyée. C'est comme si on
était dans une grande gare et que les gens parlaient tous en même temps.
»
Et puis, pointe Bertrand Villegas, observateur des médias au sein de l'agence The Wit, «
derrière la convivialité et l'échange autour d'une expérience commune,
s'expriment le goût de l'exhibition propre au média social, cette
compétition d'affichage, cette volonté de dire quelque chose de
brillant, de drôle ou de spirituel le plus vite possible ».
Twitter, c'est aussi ce robinet à bons mots où l'on fait mousser son
sens de la formule en 140 signes. Cet art de la culture LOL chère à
Internet. On l'a vu pendant les débats télé de la présidentielle, où les
twitteurs se déchaînaient à coup d'images détournées des politiques –
les « Loltoshop » – grimant Hollande en fraise des bois ou coiffant
Sarkozy d'une perruque blonde à la Marine Le Pen. Une course à l'ironie
qui s'accorde pile-poil avec les programmes de télé-réalité, conçus pour
aimanter la dérision et le second degré. Secret story, Koh-Lanta ou Un dîner presque parfait se prêtent idéalement au lancer de fléchettes des médias sociaux. Comme le remarque Dominique Cardon, «
le jeu le plus habituel sur ces réseaux, c'est de mettre à distance, de
se donner le sentiment que le téléspectateur est plus fort que le
programme. Et, d'ailleurs, une partie de la programmation télé anticipe
maintenant cela, en produisant un spectacle à dénigrer pour susciter de
la conversation et faire parler du programme ».
Illustration : Bastien Vivès
Car
la conversation est aujourd'hui le moteur du buzz. Les chaînes ont bien
perçu l'intérêt, et la nécessité, qu'il y avait pour elles à se
brancher sur le gazouillis des réseaux sociaux. En stimulant et en
alimentant les discussions sur Twitter, elles espèrent rassembler, par
le tam-tam numérique, les troupeaux de téléspectateurs fugueurs. Ces
derniers mois, on a ainsi vu fleurir à l'antenne les #LGJ, #VTCN,
#ONDAR... Autant d'invitations semi-codées – le CSA interdisant de
mentionner explicitement les marques Twitter et
Facebook (2) – à venir commenter
Le grand journal, Vous trouvez ça normal ? ! ou
On ne demande qu'à en rire, en utilisant le
«
hashtag » de l'émission. Le hashtag, c'est ce mot-clé indispensable sur
Twitter, qui résume le sujet de la discussion en langage SMS (140
signes obligent). Un mot de passe stratégique qui permet aux tweets
d'être plus facilement repérables, et quantifiables, par les diffuseurs.
« De toute façon, résume
Bruno Patino, directeur du numérique de France Télévisions,
cette conversation a lieu, avec ou sans vous.
Alors, quand vous travaillez dans une chaîne, votre boulot, aujourd'hui, c'est de l'encourager. »
Plus un animateur, aujourd'hui, sans son compte Twitter : avec ses
362 389 abonnés, @nikosofficiel (alias Nikos Aliagas) fait figure de
mégalocomotive pour TF1. Cet été, Olivier Minne (@olivierminne)
gazouillait pendant la diffusion de Fort Boyard, et même le Père Fouras (@perefouras) chuchotait ses énigmes en 140 signes. «
Pouvoir discuter directement sur Twitter avec Nikos, Denis Brogniart ou
Laurence Boccolini, c'est comme avoir leur numéro de portable et leur
envoyer un SMS », s'enthousiasme Emmanuel Porcheron-Duperray,
community manager chez TF1. C'est aussi, pour les chaînes, un efficace
relais de com : quand @nikosofficiel fait la promo de The voice sur son compte, il est reçu par plus de 300 000 personnes.
Le mot magique, désormais, pour les diffuseurs et les producteurs, c'est « social TV ». «
En l'espace de huit mois, on est passé d'une situation d'opposition, où
les chaînes avaient peur d'Internet, à une situation de complémentarité
», commente Olivier Goulet, patron d'Iligo, société de conseil en
développement numérique. En juillet, M6 a lancé une plate-forme de
discussion, Devantmatélé. Côté service public, FranceTV pluzz permet de retrouver les programmes dont on parle le plus sur Twitter. Pour la nouvelle saison de Danse avec les stars, TF1 a signé un partenariat avec Twitter et déroule à l'antenne les messages « les plus drôles, les mots d'encouragement les plus marquants ».
Quant à la chaîne BeIn Sport, elle transforme même les twittos en «
Jean-Michel Larqué 2.0 », proposant des retransmissions de matchs de
foot avec pour seuls commentaires des messages d'internautes en 140
signes.
« Un des écueils aujourd'hui, prévient Erwann Gaucher, consultant numérique pour France Télévisions, serait
de se contenter de faire du SMS augmenté, en affichant à l'écran les
tweets les plus intéressants. Pour exploiter vraiment bien ce qui se
passe sur les réseaux sociaux, il faut être capable de produire des
émissions dont la forme peut évoluer assez nettement d'un numéro sur
l'autre, voire pendant l'émission. On a d'un côté l'hyperréactivité et
la souplesse d'Internet, et de l'autre la lourdeur de la production
audiovisuelle, c'est un défi. La télé doit être capable d'évoluer vers
plus de mobilité dans ses programmes si elle veut que les réseaux lui
apportent réellement quelque chose. »
Illustration : Bastien Vivès
Le bruit des réseaux sociaux va-t-il devenir le nouveau gouvernail des chaînes, infléchir leur ligne éditoriale ?
« Pour la première fois, vous pouvez suivre en direct une opinion collective en train de se former au fil d'une émission, observe Bruno Patino
.
Quand vous êtes patron de chaîne, c'est forcément intéressant, même si
ça ne doit pas être votre unique baromètre. » « Sur Twitter, vous avez
beaucoup de monde qui écoute et peu de monde qui parle, relativise Valéry Gerfaud, directeur général de M6 Web
. On ne peut pas s'appuyer uniquement sur ce bruit social pour juger un programme, mais
le volume des messages échangés est un indicateur dont les équipes des
études marketing et des programmes tiennent compte chez nous. Notamment
pour savoir si une émission "prend" ou pas. Ça a permis de se rendre
compte, lors de Top chef,
qu'un des candidats, Norbert, faisait
un buzz énorme sur les réseaux sociaux. M6 en a tiré les conclusions en
faisant appel à lui pour d'autres émissions, notamment lors de l'Euro
de foot. »
L'accès à cette parole sans filtre du public est l'occasion d'entamer un dialogue direct avec l'audience. Même
si cela passe par des moments pas toujours agréables, parfois très
loin de la calinothérapie. Pendant les JO, par exemple, Twitter grondait
d'un gros ras-le-bol envers les commentateurs sportifs. « A l'intérieur de la chaîne, c'est important de se rendre compte de ça, diagnostique Erwann Gaucher.
Pour prendre conscience que le commentaire sportif d'événements en
direct, dans la forme qu'on lui connaît, a peut-être besoin d'évoluer. »
L'ère de la conversation, c'est aussi celle d'une nouvelle relation
entre les diffuseurs et leur public. Plus horizontale, moins verticale.
Avec un téléspectateur plus actif, moins « couch potato », qui
donne son avis et réagit. Aux Etats-Unis, c'est une bronca de fans sur
Twitter qui a conduit la chaîne Fox à prolonger d'une saison la série Fringe (produite
par J.J. Abrams), qu'elle avait condamnée pour audience mollissante.
Quand le pouvoir n'est plus dans la télécommande mais au bout du pouce…
Twitter le prophète
Pour les chaînes – et les annonceurs –, les millions de messages
échangés sur les réseaux sociaux sont une mine. Un accès sans filtre
aux réactions du public, avec la perspective de mieux cerner ses
goûts. De nombreuses start-up rivalisent d'outils pour mesurer le
volume de cette conversation, mais aussi son contenu. La société
nantaise Dictanova a ainsi analysé en temps réel la tonalité
(positive/négative) des commentaires lors de la dernière élection de
Miss France, sur TF1. Baromètre qui a permis de sentir avant l'heure qui
serait élue reine de beauté : « Sur Twitter, la victoire de Miss Alsace a commencé à se dessiner dès 22 heures », précise
le concepteur, Mathieu Vernier. Le décorticage des tweets peut-il
permettre d'anticiper les mouvements des consommateurs, voire de
l'opinion publique ? Christine Balagué, responsable de la chaire sur les
réseaux sociaux à l'institut Télécom, explique que « ces "big datas" [gros volumes de données, ndlr] sont
aujourd'hui un axe de recherche important, y compris en politique.
L'équipe Obama fait analyser Twitter de manière massive. » Mais, pour Dominique Boulier, sociologue au médialab de Sciences Po, «
cela s'apparente au travail des augures chez les Romains. Si ces
milliers de tweets permettent de sentir des choses, on ne peut
généraliser à l'ensemble de la population. » L'« analyse des sentiments » est un business en plein boom : « On comptait 280 prestataires en France, en 2011. Nous
vivons dans une "économie de l'opinion" : les marques comme les
institutions sont obsédées par ce qu'on dit d'elles, car de leur
réputation dépend leur valeur financière. Elles investissent dans la
com pour fabriquer du buzz positif, et tentent ensuite d'en mesurer les
effets avec ces outils d'analyse linguistique. C'est un système qui
tourne sur lui-même. » Et qui n'a pas fini de nous écouter parler…
.
(1) Selon une étude de l'institut ComScore.
(2) En vertu de la loi sur la publicité clandestine. Mais les sages
planchent actuellement à un assouplissement de cette mesure, à la
demande des chaînes.