Notes sur la décontextualisation
Les affichettes que l’on aperçoit chez les commerçants pour rechercher un chat ou un chien perdu posent un intéressant problème théorique. Au moment de la réalisation de l’annonce, l’animal étant par définition absent, il faut puiser dans l’archive familiale pour y trouver une photo, qui va changer d’usage. L’image privée devient publique, et son sens se modifie: alors que sa finalité reposait jusque-là dans la réflexivité du portrait, elle est mobilisée dans un but utilitaire d’identification (on peut évidemment appliquer le même raisonnement aux personnes disparues). En d’autres termes, la photo subit une opération de décontextualisation, puis de recontextualisation. Quoiqu’il s’agisse du même contenu, sa lecture est modifiée par le dispositif.
La décontextualisation est le principal ressort des mèmes visuels sur internet. Du Martine Cover Generator permettant d’associer des titres fantaisistes aux historiettes sages de Gilbert Delahaye et Marcel Marlier aux nombreux Tumblr de type “Quand je…”, où des extraits de films, de séries ou d’émissions télévisées servent d’illustration à des situations types, en passant par les remixes de La Chute ou de Batman donnant une claque à Robin, tous ces jeux visuels reposent sur l’effet comique produit par la recontextualisation forcée, par le biais d’une légende ou d’une bande-son remaniée, de contenus supposés connus (voir ci-dessous, cliquer pour agrandir).

8-9. Deux exemples de décontextualisation de "La Chute" (Hirschbiegel, 2004), copies d'écran. 10. Générateur de mèmes (copie d'écran).
La manipulation du contexte ne s’arrête pas aux usages satiriques. Elle concerne également une partie significative de l’illustration photojournalistique, lorsqu’une intention narrative préside au choix iconographique1. Gisèle Freund décrit longuement ces opérations de requalification de l’image: «Avant-guerre, la vente et les achats de titres à la Bourse de Paris se passaient encore en plein air sous les arcades. Un jour, j’y faisais tout un ensemble de photos, prenant comme cible un agent de change. Tantôt souriant, tantôt la mine angoissée, épongeant son visage rond, il exhortait les gens à grand gestes. J’envoyais ces photos à divers illustrés européens sous le titre anodin: “Instantanés de la Bourse de Paris”. Quelques temps plus tard, je reçus des coupures d’un journal belge, et quel ne fut pas mon étonnement de découvrir mes photos sous une manchette qui portait: “Hausse de la Bourse de Paris, des actions atteignent un prix fabuleux”. Grâce aux sous-titres ingénieux, mon innocent petit reportage prenant le sens d’un évènement financier. Mon étonnement frisa la suffocation quand je trouvai quelques jours plus tard les mêmes photos dans un journal allemand sous le titre, cette fois, de “Panique à la Bourse de Paris, des fortunes s’effondrent, des milliers de personnes ruinées”. Mes images illustraient parfaitement le désespoir du vendeur et le désarroi du spéculateur en train de se ruiner. Il était évident que chaque publication avait donné à mes photos un sens diamétralement opposé, correspondant à ses intentions politiques. L’objectivité de l’image n’est qu’une illusion. Les légendes qui la commentent peuvent en changer la signification du tout au tout”.2»
Héritière de la tradition graphique, la pratique illustrative voudrait associer à chaque information une image expressive, qui en serait la traduction visuelle. Mais les événements qui se prêtent à ce schéma sont peu nombreux. Pour les autres, il faut fabriquer de toutes pièces des associations entre texte et image, qui reposent le plus souvent sur la décontextualisation.

12. LeMonde.fr: Silvio Berlusconi, 15/02/2011 (Paolo Cito/AFP). 13. L'Express: couverture du 03/11/2010, Nicolas Sarkozy (Eric Feferberg/AFP).
Pour illustrer la comparution immédiate de Sylvio Berlusconi, accusé d’abus de relations sexuelles avec une prostituée mineure, LeMonde.fr choisit une photo prise quelques jours plus tôt d’un début de bâillement, sans rapport avec la situation. La recontextualisation effectuée par le titre, qui suggère un visage souffrant, comme si le président du conseil avait été touché par un coup, est une pure construction narrative. De manière similaire, L’Express, qui retient en 2011 une photographie de Nicolas Sarkozy assis dans un fauteuil de style Louis XVI pour sa couverture, omet d’informer son lectorat que cette image censée illustrer la “cour” du président français n’a pas été exécutée à l’Elysée, mais lors d’un voyage à Brazzaville, l’année précédente (voir ci-dessus).
Un autre cas de recontextualisation est fourni par les usages documentaires de l’image. Lorsque Mediapart publie en 2011 une collection privée de photos de vacances, datées de l’été 2003, celles-ci deviennent autant d’accusations à l’encontre des relations du sulfureux Ziad Takieddine. Les usages scientifiques ou analytiques extraient couramment des pièces de leur contexte d’origine, comme dans le cas de cette publicité pour une camera Eumig, épinglée par L’Internationale situationniste en 1969 comme preuve de la “domination du spectacle sur la vie” (voir ci-dessous).

14. Jean-François Copé dans la piscine de la villa de Ziad Takieddine, photographie privée d'août 2003, publiée par Mediapart le 23/09/2011. 15. "La domination du spectacle sur la vie", publicité Eumig commentée dans l'Internationale situationniste, 1969.
L’opération de recontextualisation peut être apparente ou non. Dans la recontextualisation documentaire, l’écart entre contexte d’origine et contexte d’arrivée est manifeste. Dans la recontextualisation forcée de l’illustration de presse, il est au contraire dissimulé. Dans la recontextualisation satirique, l’écart est volontairement accentué.
L’absence d’indications relatives au contexte d’origine dans l’image facilite sa décontextualisation. C’est la raison pour laquelle la photographie d’illustration, qui produit des images censées s’adapter à des usages variés, réduit l’information présente dans le cadre, en employant par exemple des fonds blancs. Le photojournalisme peut recourir à un effet similaire en utilisant des images peu situées, comme la fameuse photographie générique de gendarmes, réalisée en 2005, et qui a été repérée pour ses multiples recontextualisations3.

19-21. Divers usages, dans L'Express (2010), MSN Actualités (2011) ou L'Alsace (2013) de la photo de gendarmes (Mychele Daniau, AFP, 2005).
L’importance du contexte dans l’interprétation d’une image ne fait pas partie des problèmes habituellement discutés dans le cadre des théories photographiques. La particularité des pronoms (“je”, “tu”) ou de certains adverbes (“ici”, “hier”) de désigner, non pas des choses, mais des relations, et dont le sens ne s’établit qu’en contexte, a de longue date intrigué linguistes et philosophes. Un célèbre article de Roman Jakobson popularise en 1957 le terme de “shifter“, ou embrayeur, pour nommer cette catégorie4. En 1977, Rosalind Krauss s’appuie sur cette notion, associée à celle d’”index”, empruntée à Peirce, pour souligner le caractère référentiel de l’enregistrement photographique5.
Mais la notion d’index, qui postule une relation impérative du signe à son référent (comme celle qui unit l’empreinte à l’animal, ou la fumée au feu), enferme la réflexion dans le déterminisme sémiotique, qui ne décrit qu’une partie du processus d’interprétation. La perception culturelle de l’opération photographique comme empreinte est une composante importante de sa lecture, mais de nombreux autres éléments participent à l’élaboration du sens. Au-delà des liaisons phénoménales ou sémiotiques, strictement déterminées, la relation de l’image à son contexte est un lien sémantique construit, contingent et variable, qui détermine de manière beaucoup plus forte la compréhension d’une photographie (ou de toute représentation à caractère descriptif).
Si la variabilité du contexte n’intéresse pas les théoriciens de la photo, elle apparaît en revanche dans les travaux qui prennent en compte la réception des images. Dans Un art moyen, Pierre Bourdieu enregistre les tentatives interprétatives de sujets confrontés à un lot d’images non contextualisées: «Une mèche de cheveux, une chevelure, elle est jolie, celle-là aussi; elle est loupée, c’est fait exprès; il a joué sur les défauts pour ne laisser voir que les cheveux. Un tour de force, ça! C’est un artiste qui a fait ça?» «Une chose qui manque, c’est d’avoir fait de la photo. On ne peut pas savoir ce qui est loupé»6.
Selon Bourdieu, «la lisibilité de l’image elle-même est fonction de la lisibilité de son intention (ou de sa fonction)». En observant que «l’attente du titre ou de légende qui déclare l’intention signifiante» est le seul critère permettant «de juger si la réalisation est conforme à l’ambition explicite», le sociologue porte un regard sévère sur cette esthétique populaire, incapable de s’élever vers une perception non strictement fonctionnelle.
Mais ces réactions de spectateurs montrent clairement que la signification d’une image n’est pas toute entière livrée par l’examen de son contenu. D’autres éléments d’information sont nécessaires pour comprendre l’objet soumis au regard. L’identification de l’intention de l’auteur est une manière de tenter de reconstituer le contexte natif de l’image, et de produire une évaluation adaptée à la proposition. Lire une image descriptive, c’est la relier à un contexte.
Alors que le lien sémiotique de l’index est fermement déterminé par la réalité phénoménologique de l’enregistrement, on ne peut qu’être frappé de la fragilité et de l’arbitraire de la relation contextuelle, qui n’a aucun fondement dans l’image et qui relève de la construction narrative. Or, c’est ce second lien qui participe à l’établissement du sens. Comme la fumée qui désigne le feu, la liaison indicielle ne livre qu’une information: ça a été. Mais cette information n’est interprétable qu’a partir d’une connaissance du contexte7. En photographie, tout l’art consiste a renverser cette corrélation, et à faire passer la détermination sémantique (contingente) pour une détermination sémiotique (impérative).
Version revue de mon intervention dans le séminaire “Culture Visuelle” du 11/04/2013 (iconographie sur Flickr).
- Cf. André Gunthert, “L’illustration, ou comment faire de la photographie un signe“, L’Atelier des icônes, 12 octobre 2010. [↩]
- Gisèle Freund, Photographie et société, Paris, Le Seuil, 1974, p. 154-155. [↩]
- Cf. Alain Korkos, “Les gendarmes et la presse en galère“, Arrêt sur images, 11/02/2013. [↩]
- Cf. Roman Jakobson, “Les embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe” (1957), Essais de linguistique générale, Paris, éd. de Minuit, 1963, p. 176-196. Cette catégorie linguistique est désormais décrite sous le nom de “déictiques”, cf. Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Enonciation (1999), Paris, Armand Colin, 2009. [↩]
- Cf. Rosalind Krauss, “Notes sur l’index” [1977] (trad. de l’anglais par J.-P. Criqui), L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 69. [↩]
- Pierre Bourdieu, Un art moyen, Minuit, 1965, p. 131 [↩]
- Voir la méprise de Walter Benjamin dans son commentaire du portrait des Dauthendey, cf. André Gunthert, “Le complexe de Gradiva. Théorie de la photographie, deuil et résurrection“, Études photographiques, n° 2, mai 1997, p. 115-128. [↩]
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