Il est 20h50. Imaginez-vous, confortablement lové dans votre
canapé, allumant la télévision pour regarder un épisode des Experts. La
série commence. Au bas de l’écran apparaît un encart qui vous propose de
choisir les actions des personnages via des hashtags dédiés sur
Twitter, tout en scannant les indices à l’aide de votre smartphone,
directement sur votre téléviseur. Pure utopie ? Cela pourrait pourtant
se concrétiser bien plus tôt qu’on ne l’imagine.
La
série TV se transforme en s’ouvrant à l’avis de ses spectateurs.
L’intégration de Twitter en temps réel ou l’expérience immersive
prolongée sur tablette illustre cette montée en puissance d’internet qui
s’associe avec le média TV. Le crowdsourcing, forme ultime d’engagement
du consommateur, s’intègre également dans le monde des séries, avec des
projets innovants…
La fiction, comme tous les autres types de contenus audiovisuels,
n’échappe pas aux bouleversements induits par ce qu’on appelle
communément la « télévision connectée ». Avec la démocratisation
d’Internet, les téléspectateurs ont adopté de nouveaux usages et
pratiques qui effacent petit à petit les frontières entre les deux
médias. La consommation de séries, de téléfilms ou de shows se fait
désormais sur un écosystème interactif, fragmenté et toujours plus
mobile.
Dans le domaine de la fiction, il existe un type de contenu qu’il est
pertinent d’étudier au prisme de la télévision connectée : les séries
TV. En effet, celles-ci constituent souvent des moments phares des
grilles de programmation, en regroupant de manière régulière une
audience fidélisée, et engagée dans le scénario et les personnages. Il
est aussi plus facile d’imaginer des systèmes d’audience participative
pour une série plutôt que pour un film, dans le sens où les options sont
démultipliées par la longueur et la régularité du format.
Toutes les séries impactées par la TV 2.0
Quelle que soit la forme de la série, toutes sont concernées par ces
changements. Qu’elles soient procédurales (une intrigue et une histoire
complètes par épisode) ou bien feuilletonnantes (quand elles présentent
une histoire continue avec une avancée conséquente par épisode), des
initiatives récentes montrent une volonté de la part des chaînes et des
producteurs de s’ouvrir aux opportunités liées au marché de la « TV 2.0
».
Du côté des séries procédurales, la chaîne CBS a par exemple demandé
aux téléspectateurs de la série Hawaii 5-0 de voter pour le dénouement
d’un épisode, pendant la diffusion de celui-ci. CBS a mis en place trois
hashtags différents, liés à trois différents suspects, et a invité le
public à décider en direct lequel des trois sera coupable. En ce qui
concerne les séries feuilletonnantes, on trouve d’ores et déjà en France
des projets couronnés de succès, comme le dispositif mis en place par
Canal+ autour de sa création originale Braquo. Le projet « Mission
Braquo » a proposé aux téléspectateurs de vivre une expérience
transmédia immersive, au cœur de l’intrigue de la deuxième saison de la
série. Pendant cinq semaines, ils ont pu vivre au jour le jour et en
temps réel en étant interpellés par les héros de la série, par mail,
téléphone, SMS et vidéo, afin d’obtenir de l’aide pour les sortir de
situations inextricables.
Crowdsourcing et séries TV
Si ces projets, déjà innovants, semblent se restreindre à une
participation pendant ou après la diffusion des épisodes d’une saison,
d’autres semblent quant à eux vouloir intégrer les téléspectateurs bien
en amont dans le cycle de vie de ces fictions. C’est là qu’intervient le
crowdsourcing, qui propose aux consommateurs de participer directement
aux processus de création et de production. Appliqué aux séries, le
crowdsourcing permet aux producteurs et scénaristes de faire appel au
public qui s’engage alors dans une co-création ou co-conception des
contenus. Ces séries « communautaires » sont le témoin d’une forme
ultime d’implication et d’interaction pour les consommateurs de séries.
Will Wright a parfaitement illustré le concept de crowdsourcing pour
une série aux Etats-Unis. Il est le créateur des célèbres Sims, et est
de ce fait particulièrement sensible à la notion d’interactivité entre
un contenu et son audience. Il a lancé en 2011 Bar Karma,
la première série entièrement co-créée avec ses spectateurs. Le
processus de création de « Bar Karma » a été ouvert à tout le monde,
chacun pouvant émettre des suggestions sur l’intrigue, le décor, les
personnages etc. Les professionnels ont ensuite sélectionné un panel des
meilleures suggestions, en termes de créativité et de faisabilité, puis
les ont soumises au vote à la communauté Bar Karma. Afin de permettre
la création et l’animation de cette communauté, un logiciel Web, une
application smartphone et tablettes, ainsi qu’une page Facebook ont été
mises en place.
Le crowdsourcing semble également être un nouveau moyen de
redistribuer les cartes quant aux rôles occupés par les futurs acteurs
du marché de la TV 2.0. Amazon, pionnier et leader de la distribution
online, a annoncé via sa filiale Amazon Studios, la production de
pilotes pour six projets de sitcom originaux. Ceux-ci seront visibles
par le public sur le site de vidéos à la demande d’Amazon, et soumis à
leurs votes et commentaires. Le projet qui aura le plus suscité
l’adhésion du public sera alors créé et financé par Amazon.
Impacts de la création communautaire
Le concept même de création communautaire soulève néanmoins plusieurs
interrogations quant à sa viabilité. Premièrement, il faut se placer du
point de vue des scénaristes, ceux dont l’écriture et les idées sont le
métier. Il n’est pas certain que ceux-ci voient d’un bon œil le
crowdsourcing, qui permet de produire des séries à bas coût. Les
scénaristes chercheront nécessairement à protéger leurs intérêts, en se
regroupant, en syndicats puissants par exemple, comme aux Etats-Unis
avec la Writers Guild of America.
Les séries elles-mêmes peuvent aussi pâtir de cette forme de
création, car laisser la communauté choisir du déroulement de la série
est très complexe, voire dangereux. Une communauté ne peut être
entièrement responsable d’une création, car elle n’a pas les
connaissances requises en termes de production, de faisabilité. Seul un
processus décisionnaire extra-communautaire permet de garantir ces
connaissances. Pourtant, même en présence d’un tel processus, que penser
de son efficacité lorsqu’il s’agit de sélectionner la bonne idée parmi
des centaines, voire des milliers de propositions ?
Quoi qu’il en soit, l’avenir des séries, et plus généralement de la
fiction audiovisuelle, entame une phase de mutations profondes. Dans
quelques années, il ne sera pas rare de voir une série sur plusieurs
écrans en même temps ou de pouvoir influencer l’histoire en temps réel
via son smartphone. Reste qu’il sera crucial de définir des règles
déontologiques permettant de sécuriser le marché de la fiction TV, car
l’ouverture au consommateur est limitée par l’inexpérience de celui-ci
dans bon nombre de domaines comme la production ou la scénarisation.
La TV 2.0 se révèle être aussi un vivier de nouveaux projets
originaux, qui dépassent les catégories traditionnelles de la fiction.
En témoigne ce concept unique, venu des Etats-Unis, et lancé le 8
janvier dernier en Web TV : « Inventing the future ». Comme son nom
l’indique, le programme propose d’inventer le futur, avec les
propositions d’une audience captée en temps réel sur Internet. Les
spectateurs sont invités à faire de la prospective et à imaginer
l’avenir de secteurs variés comme la médecine, la science, ou
l’écosystème digital. Le show propose une batterie d’options, allant du
social media au gaming, pour participer en direct au programme. Un
programme qui propose d’inventer le futur, quand lui-même semble
esquisser le futur de la télévision, voici-là une belle mise en abyme
qui met en lumière toutes les possibilités créatives ouvertes par la
télévision connectée.
Auteur : Anthony Perrière
Un article de notre dossier Télévision connectée, télévision 2.0