Une enquête récente nous apprend que les 15-24 ans passent en moyenne 1h37 par jour sur internet. Mais les chiffres qui pointent la quantité du temps passé, supérieure à la moyenne des utilisateurs, comme une spécificité adolescente restent muets sur la qualité de ce temps, telle que l’éprouvent les jeunes utilisateurs.
Au cours de nos entretiens menés auprès de vingt-cinq adolescents issus de milieux sociaux et géographiques différents, un constat s’est imposé qui cadre mal avec les représentations courantes : la lassitude, le trop plein, l’inintérêt ou encore la disqualification des contenus et des services dont ils font pourtant couramment usage tiennent une large part dans leur discours. « Souvent je suis gavé », « saoulé », « aucun intérêt », « je fais ça comme ça, parce qu’il y a rien d’autre », « je regarde à peine », « il se passe rien », « c’est pas intéressant mais on lit quand même » : le couperet du « c’est nul » n’épargne pas les moments passés en ligne.
Face à ces verdicts et à ces récits de fin d’après-midi traînantes, à ces SMS aussitôt lus aussitôt oubliés, face à ces moues vagues devant un énième Snapchat réceptionné, ou à ces posts sur twitter ressassant l’heure qu’il est et le temps qui ne passe pas, il faut se rendre à l’évidence : les ados connectés s’ennuient avec leurs outils numériques, comme ils peuvent s’ennuyer à l’école, ou avec leurs parents.
Les manifestations numériques de l’ennui
Le site nord-américain qui alimente depuis décembre 2013 une « real time #bored in school map », compte à ce jour 1 620 860 tweets d’adolescents disant en temps réel leur ennui à l’école. A chaque seconde qui passe une nouvelle plainte s’ajoute aux précédentes : l’initiative est symptomatique à la fois de la nouvelle légitimité de l’ennui scolaire et de ses nouveaux moyens d’expression. Comme l’avait déjà noté le sociologue de l’école François Dubet[i] il y a quelques années, sous l’effet conjugué du déclin de l’autorité scolaire et de la promotion de l’individu, l’ennui des élèves s’exprime de plus en plus librement. Aujourd’hui, parfois pendant les heures de classe, sur ces mêmes outils qui concurrencent les modes de transmissions traditionnels, les adolescents clament leur ennui. Les fenêtres par où l’esprit s’envole quand le corps est rivé à une chaise d’école sont désormais des écrans de téléphone mobile.
Entre la distanciation passive de celui qui s’ennuie et l’intérêt de celui qui se sent partie prenante, les outils numériques ouvrent désormais une troisième possibilité : celle de témoigner de son ennui, sans s’en détourner pour autant.
« J’envoie des Snapchats de tout ce qui me vient à l’esprit parce que je m’ennuie », nous explique Léa, 15 ans : les exemples sont nombreux de ces usages numériques que les ados racontent à la fois comme la fuite et l’expérience même de l’ennui. Ce sont des plaintes littérales, envoyées par SMS ou postées sur ask.fm, « je m’ennuie », ou des rappels de l’heure qu’il est, exprimant ce sentiment d’une durée « en trop » dont se nourrit l’ennui.
La main psychique
Le téléphone mobile est alors le moyen privilégié pour tenter d’avoir une prise sur le temps, que l’ennui rend lent et lourd. Mais la magie expressive que l’on prête à la communication ne fonctionne pas toujours chez les adolescents comme une sortie de soi : les mots et les images collent au temps qui ne passe pas, comme englués, sans offrir l’ouverture attendue. L’expression numérique est alors en prise directe avec « tout ce qui se passe dans la tête » :
Ecrire un SMS comme on griffonne, et prendre une photo comme on soupire, pour décharger un trop plein d’excitation, sont des modes d’expression nés de l’ennui, mais qui ne s’en éloignent pas. L’écriture qui fait du « sur-place » est alors le contraire du « transport intérieur » : l’expression piétine et l’écran est une fausse ouverture dans l’espace rétréci par l’ennui.
Le psychanalyste André Green parlait de la pulsion comme d’une « main psychique »[ii] pour désigner cette continuité corporelle entre la tension intérieure et sa manifestation. Les mots répétés à l’identique, à la recherche d’un effet dilatoire, ou les photos du mur de sa chambre envoyés avec un « bisou » semblent les produits de cette main pulsionnelle chez les adolescents qui ont à composer avec un degré d’excitation interne important et quasi constant pendant toute cette période, comme l’a montré, entre autres, le psychiatre Philippe Jeammet[iii]. Si cette excitation est loin de se présenter toujours clairement sous le regard de l’observateur, c’est précisément qu’elle prend souvent le masque de l’ennui, de l’indifférence, ou du retrait, qui sont, en termes psychanalytiques, autant de « contre-investissements » mobilisés par les adolescents comme des mesures défensives en réponse à leur tumulte intérieur.
Ne plus penser
Autre attitude défensive à l’adolescence, celle qui conduit à « éviter la pensée » : elle est souvent évoquée par nos jeunes interviewés qui disent « aller sur Twitter » ou « jouer à Candycrush » pour « arrêter de réfléchir », ou « ne plus penser ». Dans cette période où le malaise s’exprime plus volontiers par des manifestations comportementales qui mobilisent le corps que par des longs discours d’introspection, les outils numériques jouent à plein leur rôle d’engins à réaction : ils prêtent à toute une gamme de manipulations qui sont des réactions motrices avant que d’être des gestes d’écriture, de prise de vue ou de jeu.
S’en remettre au « vécu », au risque de l’insignifiance et de la platitude, est alors souvent pour les adolescents la stratégie la plus sûre et la plus maîtrisable face aux remous de l’intériorité. Les images impulsives et informelles sur Snapchat comme les nombreux tweets exprimant sans ambages des besoins primaires - de la faim à la soif, à la fatigue, ou à l’impatience –, ou citant des paroles de chanson entendues, sont les manifestations de cette prédominance du « vécu » sur le « pensé » mise en évidence par Philippe Jeammet.
Certes, écrire son ennui d’adolescent est une pratique qui ne date pas d’hier, comme en témoigne cet extrait d’une lettre du jeune Flaubert, alors âgé de 17 ans, et qui ne mâchait pas ses mots :
« Si je t’écris maintenant mon cher Ernest, ne mets pas cela sur le compte de l’amitié mais plutôt sur celui de l’ennui. Me voilà chié en classe à 6 heures du matin ne sachant que faire et ayant devant moi l’agréable perspective de quatre heures pareilles (…) et je compose en vers latins ! et avec tout cela, je m’ennuie, je m’emmerde », lettre de Gustave Flaubert, à son camarade Ernest Chevalier, le 23 Juillet 1839.
C’est la gamme d’expression de l’ennui qui s’est élargie avec les outils numériques, en offrant des nouvelles ressources a minima pour des modes d’écriture et de prise de vue au ras de la sensation, et au degré zéro de la symbolisation.
« Dire les choses comme on les sent, sans se juger », selon les mots de nos interviewés, est aussi le pacte de lecture et d’écriture tacite conclu entre amis. L’amitié suppose un mode de partage à l’abri du jugement et en prise directe avec les émotions du moment, où les mots et les images ont vocation à dire (ou ne pas dire) ce qui se passe (ou ce qui ne se passe pas) quand on « traîne ensemble ». « Vu la prof d’anglais au P2 », « Je suis fatiguée », « Il fait trop beau aujourd’hui » sont des SMS ou des tweets qui pourraient aussi bien être extraits d’une conversation nonchalante. Etre co-pains, étymologiquement, c’est, quotidiennement, partager son pain.
Documents associés :-
Les ados s'ennuient AUSSI avec les outils numériques - Observatoire de la vie numérique des adolescents (avril 2014)(document : application/pdf 773,00 ko)
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