
L’approche par les "capacités" s’appuie notamment sur les travaux de A.Sen11. Pour atteindre un certain niveau de bien-être, il faut pouvoir "fonctionner" correctement —c’est à dire à la fois: "faire et être" (De l’anglais "beings and doings".)— et, ainsi, effectuer un certain nombre de réalisations: se déplacer, se loger, être en bonne santé, se nourrir de façon équilibrée, être socialement reconnu et respecté, pouvoir participer aux décisions collectives, etc.. Ces réalisations ne peuvent avoir lieu que si l’on possède bien les capacités permettant de "faire" des choses et de parvenir à des "états d’être" donnés. La combinaison de cet ensemble de capacités que détient une personne, ou un ensemble de personnes, définit alors une "structure de capacités".
Cette structure présente, à tout moment, une configuration particulière qui exprime l’adaptation de la personne, ou de la société, à un certain nombre de contraintes. L’expérience montre que cette configuration reste relativement stable à court terme. En effet, pour une personne donnée, le niveau d’éducation, l’état de santé, le réseau social, la capacité à travailler, les moyens financiers, etc., ne varient que faiblement, et le plus souvent à la marge, lorsqu’on considère une courte période de temps. Cette hypothèse de stabilité n’exclut pas la possibilité d’événements brutaux tels que les maladies ou les accidents. Il faut dans ce cas percevoir ces événements comme des perturbations de la structure de capacités. De même pour une société, la structuration de l’activité entre travail formel et travail informel, entre temps plein et temps partiel, la répartition des revenus et les modalités de redistribution, le poids de l’Etat, peuvent être tenues pour autant de modalités de structuration qui n’évoluent que lentement.
Or, si l’on considère les personnes, et les sociétés, comme agissant rationnellement, au sens où elles aménagent et optimisent cette configuration sous contraintes, alors toute perturbation excessive peut entraîner un réarrangement interne capable de provoquer des désordres sociaux graves. Imaginons, par exemple, le cas d’une société qui décide, du jour au lendemain, de passer d’un système de retraite par répartition à un système de retraite par capitalisation. Il est évident que les personnes proches de la retraite se trouveront dans une situation extrêmement délicate: elles n’auront pas eu le temps de capitaliser pour une retraite, l’ancien système étant par répartition, et se trouveront sans prestation possible dans le nouveau système. Une réforme aussi radicale, par son manque de temporalité, accroît le risque de pauvreté. Elle peut engendrer de fortes tensions sociales, de nombreux mouvements de protestation se transformant en conflits sociaux des plus durs. Une réflexion équivalente pourrait être menée concernant l’impact de certaines mesures de politique publique sur la structure de capacités des personnes.
Plus généralement, toute perturbation sur la structure des capacités peut avoir pour effet de détruire certaines des capacités disponibles et obliger à une restructuration conséquente entraînant des réactions sociales violentes. Or, par essence, toute stratégie de développement, toute politique publique, implique des chocs sur la structure économique et sociale. Des chocs qui, s’ils sont infimes ou facilement assimilables par les acteurs à travers leurs structures de capacités, ne produiront aucune perturbation. Dans le cas contraire, il peut y avoir des conséquences très violentes remettant en cause le processus même du développement. C’est pourquoi, dans de telles perspectives, il devient essentiel de pouvoir évaluer le degré de vulnérabilité des personnes, et des sociétés, et leur possibilité de résistances aux chocs externes ou, autrement dit, leur capacité de résilience.
A ce niveau, on doit opérer une nette distinction entre la vulnérabilité des personnes, ou des sociétés, et la fragilité de leurs capacités.
La vulnérabilité d’une personne dépend de son ensemble de capacités12. Plus précisément, c’est la façon dont elle combine ces capacités au sein d’une structure personnalisée qui lui permet de faire face aux risques encourus13. Les personnes pauvres, par exemple, s’appuient plus fortement sur certaines capacités (travail, éducation, lien sociaux horizontaux), puisqu’elles ne possèdent pas forcément les autres (capital financier, liens sociaux verticaux). Leur structure de capacités est souvent fortement concentrée autour d’un petit nombre de capacités ce qui ne permet pas beaucoup de substitution. Le capital social représente l’une des plus importantes de ces capacités et s’exprime par des transferts monétaires inter vivos ou des allocations réciproques de temps.
L'analyse de la fragilité des capacités personnelles, ou sociales, face au choc est aussi importante que celle de la vulnérabilité des personnes. Elle a d’ailleurs un impact sur cette dernière car la destruction d’une capacité amène à un ré-agencement de la structure des capacités avec un effet sur le degré de vulnérabilité de la personne. Certaines capacités s’avèrent ainsi plus facilement fragiles dans un contexte donné alors que d’autres semblent plus robustes, car reconnues de façon permanente. Ainsi, par exemple, la capacité d’obtention d’un emploi dépend largement des qualifications personnelles, mais celles-ci sont sensibles aux évolutions du marché et aux changements technologiques. Dans ce contexte, les qualifications très spécifiques, liées à une technologie précise, voire à une entreprise particulière, présentent une forte fragilité face aux événements nouveaux, alors que les qualifications génériques demeurent utilisables en toutes circonstances.
Il résulte de cette situation que des stratégies de développement qui affectent les capacités — par la destruction de certaines d’entre elles ou la modification de leur combinaison — peuvent conduire à des conflits entre groupes de populations ou, à défaut, entraîner des migrations importantes14. A moins que des réarrangements, sous forme de substitution, ne s’avèrent possibles au sein de la structure de capacités de façon à absorber les chocs. Mais ces substitutions ne sont pas automatiques et il est probable que des effets de seuil ou de cliquet jouent à cet effet. Par exemple, il est possible de remplacer du travail salarié par de l’aide familiale, un revenu individuel par du revenu social, mais uniquement dans certaines limites. Des limites qui sont marquées par des effets de seuil ou de cliquet au-delà desquels les effets attendus deviennent contrariés. Dans ce cas, la structure de capacités ne pouvant plus s’ajuster, elle devient inefficace pour assurer la sécurité des personnes et protéger de la pauvreté. C’est pourquoi, il est indispensable de connaître les niveaux de capacité des personnes, de s’interroger sur les possibilités de substitution entre capacités et de déterminer les seuils d’adaptation envisageables.
Plus précisément, lorsqu’on se réfère aux mesures des politiques de lutte contre la pauvreté, mises en œuvre dans un contexte socio-économique donné, on ne peut nier qu’elles ont un effet sur la structure des capacités des personnes. Tant que les limites de substitution entre capacités ne sont pas atteintes, la structure de capacités se reconstruit de façon à réduire la vulnérabilité de la personne. Mais il arrive que cette structure soit déstabilisée lorsque certains seuils d’adaptation sont dépassés alors même que l’on a voulu, de manière paradoxale, renforcer tout ou partie des capacités existantes. D’où le constat que les politiques sociales mises en œuvre pour réduire la pauvreté ou le chômage, peuvent détruire certaines capacités, renforcer la vulnérabilité des personnes considérées et engendrer des inégalités. Cela est particulièrement vrai pour les femmes, qui font face à une longue "chaîne d’inégalités sexuées"15. En raison de ces inégalités, des contraintes de temps et des responsabilités familiales qui en résultent, les seuils d’adaptation de leurs structures de capacités sont plus étroits. Pour éviter d’accroître leur vulnérabilité, il faut alors veiller à ce que les mesures mises en œuvre pour améliorer leur situation soient parfaitement adaptées et ciblées car tenant compte des structures des capacités existantes.
Dans un certain nombre de cas, la destruction des capacités peut être irréversible comme, par exemple, lors d’un accident de travail, d’une maladie chronique, d’une incapacité à travailler. Dans la plupart des cas, une certaine réversibilité demeure possible à condition de donner du temps comme, par exemple, après la perte d’un emploi, la diminution du revenu, une maladie temporaire, des conflits sociaux, etc.
Dans un tel contexte, le développement socialement durable doit veiller à renforcer les structures de capacités en préservant, "en moyenne" et à l’intérieur de "seuils" à définir, les rapports entre certaines de ces capacités. Le développement, par les changements structurels qu’il induit, entraîne de manière inévitable une modification des capacités comme, par exemple, des changements dans les relations sociales, une baisse dans les transferts sociaux, et cela parallèlement à l’amélioration du revenu individuel. Dans ce contexte, une approche du développement qui se voudrait "stabilisante" imposerait alors de tenir compte de la fragilité des structures de capacités personnelles et sociales afin d’éviter tout choc excessif à court terme sur ces structures. Cela demande toutefois une bonne connaissance de ces structures de capacités et une méthodologie d’évaluation de l’impact des chocs sur les capacités.
C’est au moyen de processus spécifiques d’éducation, de formation et d’apprentissage, que les capacités que détiennent les personnes, familles et institutions, sont transmises aux enfants, représentants des générations à venir. Or, non seulement le développement des capacités des personnes ne s’effectue pas de façon équitable au sein d’une même génération, mais même si cela était à travers des mesures visant à assurer un développement socialement durable, il n’est pas certain que cette transmission, d’une génération à l’autre, se fasse de manière équitable. Ceci a pour effet d’engendrer une distribution inégale des capacités au sein des générations suivantes.
Plusieurs exemples sont là pour nous le rappeler. L’exclusion sociale, avec la non-accessibilité de certaines catégories de personnes à des biens et services, l’existence de trappes à pauvreté qui pénalisent les femmes et maintiennent leurs enfants en situation de pauvreté, empêchent la transmission équitable des capacités d’une génération à l’autre. La pandémie du VIH/SIDA, lorsqu’elle dépasse un certain seuil comme c’est le cas actuellement en Afrique australe, empêche la transmission des capacités essentielles (savoir cultiver la terre et faire la cuisine, savoir lire et écrire,…) et rend les nouvelles générations plus vulnérables10. Plus généralement, dans de nombreux pays où les politiques publiques se soucient peu des aspects d’équité et des conséquences inégalitaires de leurs mesures, on assiste à une transmission extrêmement inégalitaire des potentialités disponibles (logement, cheptel, terrains agricoles, éducation des enfants, relations sociales) conduisant, de fait, à une inégalité croissante des capacités au sein des générations futures et, à terme, à des risques d’implosion sociale.
La durabilité sociale du développement demande donc de veiller à ce qu’il y ait une transmission équitable des capacités d’une génération à l’autre. Mais ceci demande de tenir compte de la distribution de ces capacités au sein de la génération actuelle.
Sur la base de cet ensemble de réflexions visant à caractériser le développement socialement durable, on peut tenter une définition plus précise: "un développement qui garantit aux générations présentes et futures l’amélioration des capacités de bien-être (sociales, économiques ou écologiques) pour tous, à travers la recherche de l’équité d’une part, dans la distribution intra-générationnelle de ces capacités et, d’autre part, dans leur transmission inter-générationnelle".
source : http://developpementdurable.revues.org/1165