Le processus de production exige de moins en moins de travail et distribue de moins en moins de salaires. Conséquence : « il devient de plus en plus difficile de se procurer un revenu suffisant et stable au moyen d’un travail payé… Le remède à cette situation n’est évidemment pas de créer du travail, mais de répartir au mieux tout le travail socialement nécessaire et toute la richesse socialement produite. » (1) Le droit à un revenu suffisant et stable ne devra plus dépendre de l’occupation permanente et stable d’un emploi. Le travail commandé et payé « occupera de moins en moins de place dans la vie de la société et dans la vie de chacun. Au sein de celle-ci pourront alterner et se relayer des activités multiples dont la rémunération et la rentabilité ne seront plus la condition nécessaire ni le but… Le temps de travail cessera d’être le temps social dominant. » De cette vision découle la proposition d’André Gorz de garantir à tous une allocation universelle inconditionnelle et suffisante (2)
Pour André Gorz, elle a un sens très différent selon que ce revenu est suffisant ou insuffisant pour protéger contre la misère :
Insuffisant : Revenu de base inférieur au minimum vital. Son but : forcer les chômeurs à accepter des emplois au rabais, pénibles et déconsidérés. Pour ses partisans, le chômage s’explique par le fait que de très nombreux emplois potentiels , de faible qualification et de faible productivité, ne sont pas rentables quand ils sont normalement payés. On subventionne ces emplois en permettant le cumul revenu de base insuffisant + revenu du travail également insuffisant. Plus ce revenu de base est faible, plus l’ « incitation » à accepter n’importe quel travail sera forte et plus aussi se développera un patronat de « négriers » spécialisés dans l’emploi d’une main d’œuvre au rabais dans des entreprises hautement volatiles de location et de sous-location de services. Exemple : le workfare américain où en échange d’une allocation de base très faible, il faut assurer un travail « d’utilité sociale » non payé ou à peine payé à la demande d’une municipalité ou d’une association homologuée. Toutes les formes de workfare stigmatisent les chômeurs comme des incapables et des fainéants que la société est fondée à contraindre au travail – pour leur propre bien. Elle se rassure de la sorte sur la cause du chômage : cette cause, ce sont les chômeurs eux-mêmes : ils n’ont pas, dit-on, les qualifications, les compétences sociales et la volonté nécessaires pour obtenir un emploi. En réalité, le taux de chômage élevé des personnes sans qualification ne s’explique pas par leur manque d’aptitudes professionnelles mais par le fait que le tiers des personnes qualifiées ou très qualifiées occupe, faute de mieux, des emplois sans qualification et en évince ainsi celles et ceux qui devraient normalement les occuper . On ferait mieux de subventionner la redistribution des emplois qualifiés en y abaissant fortement le temps de travail.
Suffisant : Relève d’une logique inverse. L’allocation universelle inconditionnelle et suffisante ne vise plus à contraindre les allocataires à accepter n’importe quel travail à n’importe quelle condition mais à les affranchir des contraintes du marché du travail, à leur permettre de refuser le travail et les conditions de travail « indignes ». Il va pouvoir ainsi arbitrer en permanence entre les « utilités » qu’il peut acheter en vendant du temps de travail et celles qu’il peut produire par l’autovalorisation de ce temps. Ce n’est pas une assistance, ni une protection sociale qui place l’individu dans la dépendance de l’Etat providence. C’est un moyen de se prendre en charge, d’avoir un pouvoir accru sur sa vie et ses conditions de vie. Elle ne dispense pas de travailler : elle rend effectif le droit au travail : « non pas au travail qu’on a parce qu’il vous est donné, à faire, mais au travail concret qu’on fait sans avoir besoin d’être payé, sans que sa rentabilité, sa valeur d’échange aient besoin d’entrer en ligne de compte . » Pour Gorz, les mutations en cours ouvrent une perspective incontournable : celle d’une régression du travail emploi d’une part et d’autre part d’un développement des équipements et des services collectifs, des échanges non monétaires et des autoproductions. Ces autoproductions pourraient facilement couvrir 70% des besoins et des désirs en deux jours de travail.
But de l’allocation universelle : - ce n’est pas de perpétuer la société de l ‘argent et de la marchandise, ni de perpétuer le modèle de consommation dominant des pays dits développés - c’est de soustraire les chômeurs et précaires à l’obligation de se vendre, de libérer l’activité de la dictature de l’emploi - de leur donner les moyens de déployer des activités infiniment plus enrichissantes que celles auxquelles on veut les contraindre, des activités qui, épanouissantes pour les individus, créent aussi des richesses intrinsèques qu ‘aucune entreprise ne peut fabriquer, qu’aucun salaire ne peut acheter, dont aucune monnaie ne peut mesurer la valeur.
Quelles sont ces richesses ? - la qualité du milieu de vie - la qualité de l’éducation - les liens de solidarité - les réseaux d’aide et d’assistance mutuelle - l’étendue des savoirs communs et des connaissances pratiques - la culture qui se développe dans les interactions de la vie quotidienne – toutes choses qui ne peuvent prendre la forme marchandise, qui ne sont échangeables contre rien d’autre, qui n’ont pas de prix mais chacune une valeur intrinsèque. - L’éducation, la culture, la pratique des arts, des sports, des jeux, des relations affectives n’ont pas à servir à quelque chose. Ce sont des activités par lesquelles les hommes se produisent pleinement humains et posent leur humanité comme le sens et le but absolu de leur existence. Et si – cerise sur le gâteau – elles accroissent la productivité du travail (parce qu’elles lui permettent de devenir de plus en plus intelligent, inventif, efficace, maître de son organisation, donc économe de temps et de ressources), le revenu social ne doit pas, pour cela, être le moyen d’atteindre cet accroissement de productivité afin de ne pas être assujetti par avance à un enchaînement de tâches prédéterminées. Au contraire, l’activité productive doit être un des moyens de l’épanouissement humain et non l’inverse.
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