LA CROISSANCE DE MODES DE PRODUCTION AXÉS SUR LA QUALITÉ ET LE LIEN AU SOL
Au-delà des modes de commercialisation précédemment évoqués, et en complément de ceux-ci, les modes de production évoluent également vers des modes de production différents, davantage axés sur la qualité et le lien au sol.
Tous les agriculteurs commercialisant en circuits courts et de proximité ne sont pas nécessairement engagés dans une démarche de certification ou de labellisation, souvent à cause de leur petite taille, mais tous les acteurs rencontrés par votre rapporteure ont témoigné du fait que « si c’était pour faire des produits standards, cela ne servait à rien ». Les produits territorialisés étant souvent plus chers à produire – petites structures permettant peu d’économies d’échelle – il est important qu’ils puissent se situer sur un segment de marché davantage axé sur la qualité.
1. L’agriculture biologique
L’agriculture biologique est un mode de production qui connaît une croissance constante en France depuis de nombreuses années, même si, avec seulement 4 % la surface agricole utile (SAU) elle représente une part plus faible de la SAU que dans d’autres pays européens. L’agriculture biologique est un marché de plus de 4,5 milliards d’euros en 2013, qui a doublé entre 2007 et 2012. Les produits issus de l’agriculture biologique représentent 2,5 % du marché alimentaire. Les Français sont près d’un sur deux à consommer bio au moins une fois par mois (48).
Ce marché connaît une croissance de 10 % par an, tandis que les conversions n’atteignent elles que 4 % par an. Il faut donc prendre garde à ce qu’il n’y ait pas d’effet ciseau qui serait défavorable à l’augmentation du pourcentage français dans la consommation de produits issus de l’agriculture biologique (49).
Plus de 26 % des ventes concernent des produits d’épicerie et boissons (autres que le vin), 20 % des produits de crémerie, 16 % des fruits et légumes, 13 % des produits carnés et d’aquaculture, 11 % du vin et 8 % du pain et de la farine.
Les ventes progressent dans tous les circuits de distribution. 46 % des ventes sont réalisées dans les grandes et moyennes surfaces alimentaires, 36 % dans les magasins spécialisés, 13 % en vente directe et 5 % par les artisans commerçants (50).
2. Les produits fermiers
Les produits « fermiers » connaissent un certain succès. Ils visent dans l’imaginaire des consommateurs, et d’ailleurs en grande partie dans la réalité, à des produits transformés sur les exploitations à partir de produits issus de celles-ci.
Au niveau national, l’utilisation des mentions valorisantes « fermier », « produit de la ferme », « produit à la ferme » est subordonnée au respect de conditions fixées par l’article L. 641-19 du code rural et de la pêche maritime.
– S’agissant des fromages, le décret n° 1007-628 du 27 avril 2007 relatif aux fromages et spécialités fromagères spécifie que la dénomination « fromage fermier » ou tout autre qualificatif laissant entendre une origine fermière est réservée à un fromage fabriqué selon les techniques traditionnelles par un producteur agricole ne traitant que les laits de sa propre exploitation sur le lieu même de celle-ci. Lorsque l’affinage a lieu en dehors de l’exploitation, l’étiquetage comporte la mention « fabriqué à la ferme puis affiné par l’établissement » suivie du nom de l’affineur. En 2010, plus de 6 200 exploitations transforment du fromage à la ferme.
– Concernant les volailles, le règlement (CE) n° 543/2008 précise les conditions dans lesquelles les mentions « fermier-élevé en plein air » et « fermier-élevé en liberté » peuvent être utilisées.
– Concernant les œufs, le Conseil d’État a annulé en 2009 un décret définissant les conditions d’utilisation de la mention « fermier » pour les œufs. Lors de son audition par vos rapporteurs, le ministère de l’agriculture a indiqué qu’un nouveau décret est en cours d’élaboration.
Par ailleurs, une réflexion au niveau européen a été engagée dans la définition d’une mention de qualité facultative « de ma ferme », dans le cadre d’un acte délégué au règlement (UE) n° 1151/2012 relatif aux systèmes de qualité. Les autorités françaises ont fait part à plusieurs reprises de leurs réserves sur cette proposition, qui, d’une part, mélangeait les notions de circuits de commercialisation (circuit court, vente directe) et de modes d’agriculture (à la ferme, locale), et qui, d’autre part, venait en contradiction avec la notion de produit « fermier » telle que définie par la réglementation nationale. Les discussions sont closes à ce stade, la Commission ayant retiré son projet de règlement (51).
Plusieurs organisations professionnelles ont confirmé que le terme « fermier » était extrêmement vendeur, car il satisfait une image bucolique et un fort rapport au terroir dans l’esprit des consommateurs. Elles ont également fait remarquer que beaucoup d’exploitations produisent déjà du « fermier », même si leurs produits ne sont pas étiquetés comme tels et parviennent à valoriser ces productions par la vente directe à des consommateurs qui connaissent et apprécient ces agriculteurs (52).
3. Les signes d’identification de la qualité et de l’origine
Les indications d’origine que sont les appellations d’origine contrôlée (AOC) et protégée (AOP), et l’indication géographique protégée (IGP) sont un élément fort de la production de produits locaux et de qualité. Ils sont encadrés par le règlement européen 1151/2002, dit « Paquet qualité ».
Associé à chaque indication géographique, un cahier des charges définit la zone et les pratiques de production. En maintenant des pratiques et savoir-faire vivants, ils participent à l’expression de cultures originales inscrites dans le patrimoine des régions. Cela peut se traduire par des événements de la vie locale rassemblant largement les habitants (percée du vin jaune, fête des fromages, de l’alpage…).
Les indications géographiques sont souvent associées à des espèces ou des variétés adaptées à chaque terroir et participent à la biodiversité. En parallèle, les pratiques locales (verger, pâturage des animaux, transformation en lait cru) maintiennent des milieux et des paysages diversifiés.
Elles représentent également un outil essentiel de valorisation des productions pour les opérateurs économiques et participent à la pérennisation des tissus économiques locaux.
Ainsi, dans le massif du Jura, 63 % du lait de vache produit localement est transformé en AOP, et dans les départements de Savoie, ce taux avoisine les 53 %. L’activité économique de ces zones est donc intrinsèquement liée à la production sous AOP même si la valorisation de 100 % du lait produit est évidemment nécessaire pour les opérateurs.
PART DE LA PRODUCTION DE LAIT DE LA ZONE TRANSFORMÉE EN AOP
Leur consommation est souvent d’abord locale et régionale, mais les produits sous signe d’identification de la qualité et de l’origine (SIQO) sont également des produits dont la qualité reconnue leur permet de bien s’exporter.
4. La mention valorisante « montagne »
Les mentions valorisantes peuvent également permettre un développement des territoires en maintenant une activité économique dans des zones spécifiques, soumises parfois à des handicaps naturels. La mention « montagne » est relativement ancienne, ayant été créée par la loi dite « montagne » du 9 janvier 1985 comme une facilité de valorisation de leur production pour des petits producteurs n’ayant pas l’organisation collective nécessaire pour s’organiser en label ou AOC. Par l’obligation de réaliser toutes les étapes de fabrication du produit en zone de montagne, les mentions « montagne » ou « produit de montagne » se posent ainsi comme un outil de développement des territoires de montagne. Cette mention est davantage utilisée pour valoriser les miels ou les produits laitiers de montagne.
Elle est importante car elle permet de localiser une production agricole déterminante pour le maintien de la présence humaine sur des territoires où elle représente souvent la dernière activité économique. Elle permet également aux consommateurs d’identifier, non pas une qualité, mais des produits liés à des conditions spécifiques de production sur un territoire.
Mais selon le rapport de nos collègues Mme Marie-Lou Marcel et M. Dino Cinieri sur les signes d’identification de la qualité et de l’origine, à l’heure actuelle, le retour en termes de valeur ajoutée pour les producteurs est quasi-inexistant (53). Cependant, il importe de rester vigilant afin que cette mention ne devienne pas pour les consommateurs une simple mention « code postal » n’indiquant aucune qualité particulière. C’est la raison pour laquelle s’est posée la question de cumuler la mention de l’AOC et de la mention valorisante « montagne ». En effet, sur 47 AOC fromagères aujourd’hui, 27 sont montagnardes. En 2005, la demande de certains producteurs de Comté d’adosser la mention « montagne » à leur AOC a généré un débat au sein de l’Institut national des appellations d’origine (INAO). La loi d’orientation agricole du 5 janvier 2006 a renvoyé cette possibilité au choix des professionnels gestionnaires d’une AOC et de la limiter aux seules AOC dont le territoire est entièrement classé en zone de montagne (54).
Un règlement additif à celui du règlement (UE) 1151/2012 du 11 mars 2014 précise les modalités d’utilisation de cette mention de qualité facultative.
5. La mention valorisante « produits de pays » et les marques collectives de type « Nou la fé »
La mention « produits pays » est réservée aux denrées alimentaires (55), ainsi qu’aux produits agricoles non alimentaires et non transformés dont toutes les opérations, de la production au conditionnement, sont réalisées dans un département d’outre-mer.
La mention « produits pays » peut être complétée des transcriptions créoles « produits pei », « produits peyi », « produits péi » ou « produits péyi ».
Cette mention valorisante, comme celle « montagne », répond à l’exigence de promouvoir des denrées produites sur des territoires connaissant des conditions particulières, ici l’insularité.
La marqué collective « Nou la fé » a été lancée en 2009 à La Réunion avec pour objectif de valoriser la production de valeur ajoutée par les entreprises locales. Elle se distingue de la mention valorisante notamment par le fait que la matière première peut être importée.
C. LA CRÉATION DE NOUVEAUX MODES D’ORGANISATION DES ACTEURS LOCAUX
1. Les projets alimentaires territoriaux
Les projets alimentaires territoriaux sont inscrits à l’article 39 de la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt du 13 octobre 2014 et codifiés. Volontairement, seuls les grands objectifs du projet alimentaire territorial ont été définis au niveau législatif.
L’article L. 111-2-2 du code rural et de la pêche maritime
Il est inséré un article L. 111-2-2 ainsi rédigé :
« Art. L. 111-2-2. – Les projets alimentaires territoriaux mentionnés au III de l’article L. 1 sont élaborés de manière concertée avec l’ensemble des acteurs d’un territoire et répondent à l’objectif de structuration de l’économie agricole et de mise en œuvre d’un système alimentaire territorial. Ils participent à la consolidation de filières territorialisées et au développement de la consommation de produits issus de circuits courts, en particulier relevant de la production biologique.
« À l’initiative de l’État et de ses établissements publics, des collectivités territoriales, des associations, des groupements d’intérêt économique et environnemental définis à l’article L. 315-1, des agriculteurs et d’autres acteurs du territoire, ils répondent aux objectifs définis dans le plan régional de l’agriculture durable et sont formalisés sous la forme d’un contrat entre les partenaires engagés.
« Ils s’appuient sur un diagnostic partagé de l’agriculture et de l’alimentation sur le territoire et la définition d’actions opérationnelles visant la réalisation du projet.
« Ils peuvent mobiliser des fonds publics et privés. Ils peuvent également générer leurs propres ressources. »
Votre rapporteure est en effet convaincue qu’il faut laisser une grande latitude aux acteurs locaux pour organiser leur stratégie alimentaire territoriale.
Cependant, pour que cette orientation nouvelle et ambitieuse revête une dimension politique nationale, les projets alimentaires territoriaux doivent être déclinés à tous les échelons du territoire. De cette volonté politique partagée dépendra le niveau d’engagement territorial pour la mobilisation du foncier, la réorientation plus diversifiée des filières agricoles et enfin l’inscription dans les programmes d’investissement des outils de transformation, tels que les abattoirs, salles de découpe collective ou légumerie (pour une première transformation pour la restauration collective notamment). Ce nouveau défi peut redonner à des jeunes l’envie de se lancer en agriculture. Les enseignants des lycées agricoles constatent le regain d’intérêt des jeunes pour les cursus proposant des formations sur l’agriculture biologique et les circuits de proximité.
Les projets alimentaires territoriaux revêtent une triple dimension (56) :
– économique : structuration et consolidation des filières dans les territoires et mise en adéquation de l’offre avec la demande locale : contribution à l’installation d’agriculteurs et à la préservation des espaces agricoles sans lesquels la production n’est pas possible ;
– environnementale : développement de la consommation de produits issus de circuits de proximité ; valorisation d’un nouveau mode de production agro-écologique, dont la production biologique ;
– sociale : il s’agit de projets collectifs fondés sur la rencontre d’initiatives, et regroupant tous les acteurs d’un territoire ; ils contribuent à une identité et à une culture du territoire et permettent de valoriser les terroirs.
Tout projet doit commencer par un diagnostic de territoire partagé par les acteurs locaux et la mise en place d’une instance collégiale pour suivre l’état d’avancement du projet (le PAT). Les directions régionales de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt (DRAAF) peuvent apporter une aide à la réalisation de ce diagnostic. Il peut mobiliser des fonds publics – appel à projet du programme national de l’alimentation du ministère de l’agriculture, crédits du fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) ou du fonds européen de développement régional (FEDER), appels à projet des pôles territoriaux de coopération économique (PTCE), des lignes dédiées en région – et privés ou encore générer leurs propres ressources.
Il peut associer une grande diversité d’acteurs.
Source : Ministère de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt, 2014.
2. Les groupements d’intérêt économique et environnementaux (GIEE)
Les GIEE sont une création de la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt. Le projet pluriannuel du GIEE, tel que défini à l’article L. 315-2 du code rural et de la pêche maritime doit :
« 1° Associer plusieurs exploitations agricoles sur un territoire cohérent favorisant des synergies ;
2° Proposer des actions relevant de l’agro-écologie permettant d’améliorer les performances économique, sociale et environnementale de ces exploitations, notamment en favorisant l’innovation technique, organisationnelle ou sociale et l’expérimentation agricoles ;
3° Répondre aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux du territoire où sont situées les exploitations agricoles concernées, notamment ceux identifiés dans le plan régional de l’agriculture durable mentionné à l’article L. 111-2-1, en cohérence avec les projets territoriaux de développement local existants ;
4° Prévoir les modalités de regroupement, de diffusion et de réutilisation des résultats obtenus sur les plans économique, environnemental et social. Ils sont centrés autour d’un groupe d’agriculteurs mais ont vocation à associer d’autres acteurs, en particulier les collectivités territoriales. »
Il s’agit donc d’une forme d’organisation d’acteurs locaux relativement récente sur laquelle il est difficile d’avoir du recul. Votre rapporteure a cependant constaté que cet outil peut être un très bon levier pour accompagner une démarche de projet alimentaire territorial mais la communication sur cette possibilité reste floue.
3. L’économie sociale et solidaire
a. Les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC)
La SCIC est une forme de coopérative, existant depuis 2001 (57), et qui entre dans le champ de l’économie sociale et solidaire. Elle a pour objet de produire des biens ou services qui présentent un caractère d’utilité sociale et répondent aux besoins collectifs d’un territoire. Elle permet d’associer, sous forme de collèges et autour d’un projet commun, l’ensemble des parties prenantes – collectivités, agriculteurs, associations, particuliers… – pour entreprendre autrement, dans le respect des règles coopératives. Elle permet donc à la fois d’intégrer une gouvernance forte des projets, et de garantir une gestion démocratique et transparente.
De nombreux porteurs de projets de circuits courts et de proximité ont choisi ce statut pour exercer leur activité et votre rapporteure en a rencontré à plusieurs reprises lors de ses déplacements sur le terrain, tant à Bergerac
– SCIC Mangeons 24, qu’à Nantes – SCIC Cap 44.
b. Les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE)
Les PTCE ont pour objectif de favoriser la coopération entre entreprises de l’économie sociale et solidaire, entreprises commerciales et collectivités territoriales, centres de recherche ou encore organismes de formation. Ils permettent la mutualisation de locaux, de services et de compétences dans des secteurs comme l’insertion, la petite enfance, les énergies renouvelables, le recyclage ou encore l’agriculture biologique. Ils peuvent être des outils privilégiés de la relocalisation des filières.
c. Les actions d’insertion
Les projets alimentaires locaux prennent des formes très diverses qui ont souvent pour point commun de mettre l’alimentation au sein d’un projet de société. Des villes, telles qu’Aubagne, ont articulé leur projet alimentaire autour du fait de rendre une alimentation saine et de qualité accessible à tous, en développant des épiceries solidaires…
De nombreuses démarches de relocalisation se sont ainsi articulées avec des actions de l’économie sociale et solidaire. Lors de l’un des déplacements de la mission d’information, votre rapporteure a eu l’occasion de rencontrer un chantier d’insertion, « Question de Culture », qui a développé quelques hectares de maraîchages sous serre et créé une légumerie transformant les produits de l’exploitation (58).
LES CONDITIONS DE LA RELOCALISATION DES PRODUCTIONS AGRICOLES ET ALIMENTAIRES
I. CONSTRUIRE DES STRATÉGIES TERRITORIALES POUR ORGANISER L’OFFRE ET LA DEMANDE
A. DES STRATÉGIES ALIMENTAIRES QUI DEMANDENT À ÊTRE STRUCTURÉES
Comme l’ont très bien expliqué lors de leur audition les représentants du réseau InPACT : « face à la richesse et à la profusion des initiatives, force est de constater la pauvreté des démarches stratégiques, fédératives ou politiques menées en France. La coordination entre acteurs, voire la simple observation des dynamiques de terrain, reste balbutiante » (59).
Jusqu’à ce jour, ce sont bien des réseaux associatifs qui expérimentent tous ces projets innovants, heurtés parfois à une règlementation trop rigide. Réunissant des personnes aux diverses motivations, pour l’insertion, l’installation en agriculture, la préservation des sols et des terres agricoles, la création d’alternatives au productivisme… leur reconnaissance récente est due à leur détermination. Par exemple, le réseau Terre de Lien mobilise du capital sous forme de prêts ou de parts sociales pour acquérir les terres pour l’installation en agriculture biologique.
1. La grande spécialisation des cultures de certaines régions est un frein aux productions alimentaires
Sans prétendre que l’autonomie alimentaire des territoires puisse atteindre partout des pourcentages élevés, il est intéressant de constater qu’une marge de croissance importance existe. Elle suppose néanmoins une certaine diversité des productions agricoles pour satisfaire la demande, en particulier dans la restauration collective et exige également le développement d’un appareil productif de transformation locale.
La pratique de la monoculture est un phénomène très récent dans l’histoire. Elle a été portée par la politique volontariste de rationalisation et de structuration des filières de production en s’appuyant sur des caractéristiques pédoclimatiques particulièrement adaptées à une culture. Cette pratique éloignée de l’agronomie, implique une utilisation importante des produits phytosanitaires.
Cela a également été la conséquence d’une orientation économique. Ainsi, le rapport de nos collègues M. Germinal Peiro et M. Alain Marc (60) a montré que les prix bas payés aux producteurs dans le secteur de l’élevage laitier et allaitant ont forcé bon nombre d’agriculteurs à réorienter leurs élevages vers des exploitations céréalières, alors même que les qualités agronomiques des sols n’y étaient pas particulièrement favorables.
Aussi, sans dispositions législatives d’orientation foncière, il est difficile pour les collectivités ou des agriculteurs, même volontaires, d’inverser la tendance sur ces territoires dans la mesure où l’accès au foncier agricole disponible peut se révéler être une véritable gageure : prix, disponibilité nécessaire pour atteindre une taille critique, emplacement à proximité de lieux de consommation…
2. Un enjeu majeur encore largement sous-estimé
Les politiques alimentaires devraient s’articuler autour de deux axes principaux. L’alimentation en tant que telle, à destination des citoyens-consommateurs, et le système de production au service de tous.
Les politiques publiques en la matière sont souvent trop segmentées : la direction de la santé est en charge de la nutrition, celle de l’agriculture en charge de la production et celle de l’environnement en charge du développement durable. Il est donc impératif de décloisonner l’action publique en matière d’alimentation.
L’État et les collectivités locales méconnaissant leurs besoins alimentaires, ne voient pas l’intérêt économique potentiel d’une relocalisation de l’agriculture et minimisent ces emplois agricoles non concentrés.
Lorsque les relations villes-campagnes sont réfléchies en termes de complémentarité, cela crée une véritable émulation territoriale. Comme l’assemblée permanente des chambres d’agricultures (APCA) l’a justement fait remarquer : « les relations villes-campagnes sont complexes : elles peuvent être concurrentielles pour l’usage des sols et des ressources naturelles, l’activité agricole comme secteur de production est notamment subordonnée à des questions foncières, mais elles doivent aussi être réfléchies en termes de complémentarité. En effet, les zones rurales fournissent des biens et services à tous : biens alimentaires et non alimentaires, réserves de biodiversité, ressources naturelles, espaces de qualité pour vivre, de loisir et d’attractivité touristique (…). En contrepartie ces mêmes zones rurales bénéficient des bassins d’emplois des aires urbaines, des différents services des zones urbaines (…) ». (61)
Or, l’organisation des solidarités urbaines et rurales est encore trop balbutiante. Pourtant, comme le montre bien le rapport du député européen M. Éric Andrieu : « le rôle multifonctionnel des zones rurales ne se limite pas au développement de l’agriculture, mais est également associé à d’autres activités économiques et sociales, en se fondant sur la constitution de capacités locales en termes de compétences, de connaissances et d’investissements pour révéler et utiliser les avantages locaux et les ressources inexploitées ou précieuses. » (62)
Une prise de conscience est indéniablement en train d’émerger, favorisée par des procédures de type contrat urbain social, plan climat ou agenda 21, qui sont par nature transversales. Pourtant, des marges de manœuvre colossales existent, en particulier s’agissant de l’aménagement du territoire.
Votre rapporteure salue d’ailleurs l’engagement de l’association des régions de France (ARF), à promouvoir « des systèmes alimentaires territorialisés grâce à des politiques agricoles et alimentaires dédiées au développement de leurs territoires, favorisant le développement économique local, la gestion durable de leurs ressources naturelles et la promotion de l’emploi agricole et rural. » (63)
Document annexé à la Déclaration de Rennes
Actions prioritaires et mesures permettant aux politiques régionales
de promouvoir des « Systèmes alimentaires territorialisés »
Une évolution de la demande alimentaire locale et régionale :
– réaliser un inventaire des produits alimentaires régionaux présentant une qualité spécifique organoleptique et/ou nutritionnelle.
– identifier ces produits grâce à des signes de qualité et des indications géographiques.
– réserver une part significative des achats institutionnels à ces produits labellisés.
– contribuer à l’organisation de circuits courts.
– développer des actions d’information, de communication, de sensibilisation et de formation des consommateurs, notamment des jeunes consommateurs.
– lier la lutte contre la précarité alimentaire des consommateurs peu solvables ou insolvables et la promotion des produits locaux en organisant des circuits dédiés à ces personnes (banques alimentaires…) ou en les solvabilisant grâce à des systèmes de bons d’achat.
Un accompagnement de la transformation des exploitations agricoles :
– favoriser l’adoption de pratiques agro-écologiques et l’évolution vers des systèmes économes en intrants et préservant les ressources naturelles (terre et eau) telles que l’agriculture biologique, les combinaisons agro-sylvopastorales,
– soutenir les actions de conservation de la biodiversité et d’exploitation des variétés et races locales,
– soutenir les installations de jeunes agriculteurs en les incitant à s’orienter vers des productions de qualité, notamment nutritionnelle et environnementale, à ancrage local (produits de terroir),
– encourager l’entrepreneuriat et la création d’activités non agricoles créatrices de revenus au sein ou dans le prolongement des exploitations agricoles, notamment dans le cadre de l’économie sociale et solidaire (ESS).
Des relations contractuelles et la signature de conventions avec les territoires infra régionaux (pays, agglomérations, comités de communes) et leurs instances de gouvernance pour les aider à développer leurs propres SAT ou à intégrer les systèmes alimentaires régionaux :
– renforcer la gouvernance alimentaire des territoires infra régionaux,
– organiser des espaces et des moments d’échanges entre ces territoires.
Des appuis aux acteurs novateurs et aux actions locales innovantes d’alimentation responsable, c’est-à-dire des actions permettant la production d’aliments dépourvus d’externalités négatives sociales (y compris au plan de la santé), culturelles et/ou environnementales :
– organiser des appels à propositions, des prix/concours à l’attention des acteurs locaux de l’alimentation responsable et durable,
– mutualiser l’information sur les initiatives innovantes (plate-forme, observatoire…),
– encourager les travaux de capitalisation,
– rapprocher les acteurs (organisation d’échanges, création de réseaux…),
– soutenir les innovations, l’expérimentation, la recherche-action (simplification administrative de type « guichet unique », GIEE, Agriculture Écologiquement Performante, pépinières, fonds incitatifs…).
Ces stratégies locales sont souvent situées à l’intérieur ou à la périphérie d’une métropole urbaine ou d’une grande agglomération, qui contribuent largement au dynamisme régional. Par exemple, les métropoles de Lyon et de Paris hébergent la majorité des initiatives locales identifiées dans les régions Rhône-Alpes et Île-de-France (64).
Ces politiques demandent néanmoins la désignation d’un chef de file, à un échelon qui peut d’ailleurs varier, pour organiser une véritable planification territoriale en la matière car cela demande une véritable organisation logistique en particulier s’agissant de l’approvisionnement des cantines et de la gestion du foncier agricole. Pour citer une fois encore M. Éric Andrieu, il faudrait « promouvoir des gouvernances participatives et plus dynamiques permettant de réaliser des projets communs de développement territoriaux pouvant porter sur l’ensemble des secteurs économiques dont celui du tourisme et au sein de l’agriculture sur des filières alimentaires et non alimentaires, à l’exemple de projets de filières territorialisées (circuits courts, filières alimentaires, abattoirs de proximité, projet de méthanisation de biomasse agricole, chimie verte, agro-matériaux etc.), en mettant l’accent sur les microentreprises et les nouvelles entreprises, en s’appuyant sur un processus de reconnaissance d’identité de chaque territoire ancrée et reliée à son patrimoine (…) [améliorer] la coordination des acteurs locaux pour contribuer à stimuler les économies locales essentiellement dans les régions les plus fragiles, y compris les régions montagneuses, et dans les plus éloignées, comme les régions ultrapériphériques ; (…) les territoires pourraient tirer profit d’une meilleure organisation en vue d’en révéler tout le potentiel de ressources (ressources latentes comprises), dans l’intérêt de tous les acteurs placés dans des relations d’interdépendance et de solidarité (qu’ils soient agricoles, artisanaux, touristiques, patrimoniaux, dont organisations de producteurs, associations, chambre de commerce) (…). (65) »
3. Des métropoles européennes ont élaboré de véritables stratégies alimentaires
Plusieurs pays européens – en particulier le Royaume-Uni et l’Italie – ont mis en place de véritables stratégies alimentaires territoriales.
La stratégie locale pour l’alimentation de Londres, la « London Food Strategy », a été conçue en 2006 avec l’ensemble des acteurs en réponse aux crises et problèmes alimentaires connus par la Grande-Bretagne (fièvre aphteuse, vache folle, obésité…) et dans l’idée de refuser que l’agglomération londonienne subisse des aléas agricoles extraterritoriaux (66). Elle s’est traduite par la définition d’un plan d’actions organisé autour de six grandes orientations et s’appuie sur plusieurs acteurs publics (ville et agglomération) et privés (associations, dont Sustain et London Food Link) pour sa mise en œuvre :
– assurer la vitalité commerciale ;
– garantir l’engagement du consommateur ;
– utiliser le pouvoir d’achat public comme outil de développement pour un système d’alimentation plus stable ;
– développer les liens entre les régions autour de Londres ;
– développer la santé dans les écoles ;
– réduire le gaspillage de la nourriture et les déchets.
4. Quelques belles réussites en France, encouragent à un changement d’échelle
Certaines collectivités, de toutes tailles ont entrepris des projets ambitieux. C’est le cas par exemple des villes de Rennes ou de Grenoble, qui ont développé une stratégie alimentaire fondée sur une démarche participative et une politique agricole urbaine.
Le conseil régional du Nord-Pas de Calais, et en particulier son vice-président en charge de l’agriculture et de l’alimentation, M. Jean-Louis Robillard, que votre rapporteure a eu l’occasion de rencontrer lors de l’un des déplacements de la mission d’information (67), est à l’initiative d’une démarche de « transformation écologique et sociale ». L’ambition de cette dynamique de « gouvernance alimentaire » est d’explorer une nouvelle façon de concevoir les politiques publiques dans le but de construire un modèle de développement durable et solidaire. Le conseil régional a ainsi cherché à (68) :
– coproduire un diagnostic partagé avec les acteurs du système alimentaire régional ;
– construire un référentiel de l’alimentation durable afin de se doter d’un socle commun ;
– engager une réflexion sur des maisons de l’alimentation qui seraient des lieux d’information, de formation et de mise en synergie des intervenants mobilisés sur toutes les dimensions du champ de l’alimentation – santé, social, environnement, économie, culture, agriculture, éducation, sciences… ;
– contractualiser, à titre expérimental avec des agglomérations urbaines ;
– coordonner et articuler les initiatives régionales en matière d’alimentation pour appréhender la problématique de l’alimentation dans toutes ses dimensions et harmoniser les dispositifs existants – lutte contre le gaspillage alimentaire, programme alimentaire santé, diversification agricole, consommation engagée et responsable, approvisionnement de la restauration collective publique, accompagnement d’entreprises agroalimentaires…
Les actions de la métropole lilloise s’inscrivent en partie dans le cadre de ce contrat passé avec le conseil régional du Nord-Pas de Calais. Comme l’a écrit l’association Terres en Villes : « la désindustrialisation a très tôt conduit la ville centre et la communauté urbaine à s’impliquer dans des politiques volontaristes, notamment en matière d’économie sociale et solidaire et de programme nutrition santé. L’agriculture métropolitaine combine quant à elle ceinture verte et grande culture. Le poids de l’agroalimentaire est important et le marché d’intérêt national de Lomme joue pleinement son rôle de plateforme. Aussi l’intercommunalité et la profession agricole ont-elles cherché à favoriser le développement des circuits courts grâce à la marque « les maraîchers des campagnes lilloises », au soutien apporté aux magasins de producteurs, à la mise en place de circuits de fermes comme dans le Parc de la Deule. Pourtant, si la thématique alimentaire est reprise dans les politiques des collectivités locales et territoriales (implications particulièrement forte de la ville et du conseil régional, et plus récemment de Lille Métropole, les champs et les acteurs de ces politiques sont encore très peu reliées entre eux. (69) »
L’exemple de la métropole lilloise est donc intéressante, car contrairement à d’autres démarches où les stratégies territoriales sont parfois pensées à trop petite échelle, il s’inscrit dans le cadre d’une gouvernance alimentaire régionale.
5. L’agriculture urbaine, source de respiration en développement
L’idée d’amener l’agriculture en ville n’est pas récente. Les premiers « community gardens » sont apparus à New York au début des années 1970, avec l’idée qu’ils pouvaient constituer un « ciment social face au délabrement des quartiers » (70).
Depuis, les expériences n’ont cessé de se multiplier, avec pour objectif d’être l’un des éléments de réponse à la question de la souveraineté alimentaire des villes. Il s’agira toujours incontestablement d’une agriculture de niche, mais elle ne doit pas être négligée pour autant, en particulier en raison de son apport en termes de création de lien social. Elle prend des formes multiples : jardins hydroponiques, murs végétalisés, installation de ruches, ou encore jardins maraîchers sur les toits comme à Paris où 3,7 hectares de végétation ont été installés, dont une partie sous forme de jardins partagés, dans le cadre du plan biodiversité lancé en novembre 2011.
À Romainville, la municipalité a installé une ferme maraîchère dans la cité HLM Marcel-Cachin dans le cadre de son projet de rénovation urbaine. Wittenheim, dans la banlieue de Mulhouse, a réussi à valoriser un champ de céréales de 90 hectares au cœur de la ville (71).
Le collectif « Nantes ville comestible » propose de développer les pratiques de production alimentaire sur Nantes Métropole. Il accompagne et met en lumière des initiatives citoyennes sur l’ensemble du territoire métropolitain en évaluant la solidité, la pérennité et l’intérêt collectif du projet d’agriculture urbaine. Les projets sont variés : jardins partagés, développement d’outils internet, création d’une maison de l’agriculture urbaine…
L’une des limites actuelles importantes au développement de cette agriculture urbaine se trouve dans la qualité appauvrie des sols urbains, pollués, riches en nitrates ou avec une forte teneur en métaux.
source : http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i2942.asp