La Canopée, ce mémorial de l'absurdité. Elisabeth Bourguinat, ancienne secrétaire de l’association d’habitants Accomplir, représentante des associations du quartier au sein du jury du concours d’architecture de 2007, a souhaité répondre à notre article 'Aux Halles, le participatif, ce péché originel ?'.
Je souhaiterais apporter des correctifs à certaines assertions de l’article « Aux Halles, le participatif, ce péché originel ? » et aussi quelques informations complémentaires.
La principale demande associative : conserver un espace vert aux Halles
Tout d’abord, c’est faire beaucoup d’honneur à l’association Accomplir que de prétendre que c’est nous qui avons «imposé» le projet Mangin en 2004. Nous soutenions ce projet, c’est vrai, mais pour une raison simple : c’était le seul des quatre qui ne bétonnait pas le jardin des Halles.
Ce jardin était la seule retombée positive du désastre qu’avait été la démolition des pavillons Baltard. Un bâtiment peut toujours être remplacé par un autre bâtiment mais il faut vraiment un miracle pour qu’on remplace un bâtiment par un jardin. Ce miracle s’était produit une fois aux Halles et nous savions que cela n’arriverait plus. Or, le jardin des Halles, petit espace de respiration au milieu d’un quartier extrêmement dense, traversé par 350 000 personnes chaque jour, nous paraissait devoir à tout prix être préservé. Contrairement à ce que vous prétendez, et en dépit de la présence de quelques dealers, ce jardin était très fréquenté, d’autant qu’il avait le grand avantage d’être ouvert jour et nuit, chose rare à Paris. Nous avons conservé des photos montrant qu’il était parfois difficile de trouver une place sur les pelouses ou les bancs du jardin des Halles, tellement il attirait de monde.
Le fait d’avoir obtenu le maintien de cet espace vert indispensable aux Halles est l’une des seules victoires que nous ayons obtenues dans tout ce projet, même si cette victoire a été assombrie par la conception vraiment nullissime du nouvel espace vert, espèce de friche urbaine anguleuse, sans fleurs, sans fontaines, sans aucun charme. Un jour viendra peut-être où quelqu’un reconstruira, sur ce site, un jardin digne de ce nom.
Le refus du projet Koolhaas par Unibail
Si l’association Accomplir se flatte d’avoir contribué à préserver au moins «la possibilité d’un jardin» aux Halles, ce n’est certainement pas par ses seules forces qu’elle y est arrivée. Ici comme dans l’ensemble du projet, c’est le rôle d’Unibail qui a été déterminant. Je vous renvoie au Monde du 14 décembre 2004, qui rappelle la menace du patron d’Unibail de l’époque, Bressler, à l’Hôtel de Ville : «Si vous choisissez Koolhaas, c’est la guerre».
Le projet de Koolhaas avait le tort, aux yeux d’Unibail, de créer 21 nouvelles issues et un grand canyon d’où pourraient s’échapper les voyageurs et les clients qui étaient jusqu’alors retenus sous la grande carapace de tortue que constituait la dalle du centre commercial. Soyez certains que les enjeux commerciaux et financiers de ce projet pour Unibail et les «représailles» annoncées par ce dernier ont pesé mille fois plus, auprès de la Mairie de Paris, que nos petites protestations de riverains…
Couvrir le puits de lumière du Forum, l’idée fixe de Mangin
Cela dit, il faut bien comprendre que le choix d’Unibail en 2004 a été un choix «contre Koolhaas» plutôt que «pour Mangin», et que notre propre soutien à Mangin reposait sur le souci de préserver l’espace vert des Halles plutôt que sur un quelconque intérêt pour son projet architectural, baptisé «Carreau des Halles». En réalité, personne, que ce soit la Ville, Unibail ou les riverains, ne tenait à cette idée stupide de plaquer un couvercle métallique sur le puits de lumière du Forum des Halles – si ce n’est Mangin lui-même.
Malheureusement, le maire de Paris a cru bon (ou a été obligé ?) d’offrir un lot de consolation à Mangin, dont il n’avait pas retenu le «Carreau» à l’issue de la compétition de 2004. Ce lot de consolation consistait à lui confier rien moins que la rédaction du cahier des charges du concours d’architecture de 2007. Or, Mangin n’a eu de cesse de verrouiller ledit cahier des charges pour faire en sorte que le seul bâtiment qui puisse sortir du concours de 2007 soit un «duplicata» de son regrettable «Carreau».
Il est particulièrement cruel de nous accuser d’avoir milité en faveur de ce projet architectural inepte alors que, pendant la concertation sur le cahier des charges du concours, nous n’avons cessé de supplier qu’on ne bouche pas le puits de lumière, chose qui était parfaitement possible puisque, à l’issue de l’étude de marché de définition de 2004, rien n’imposait de reprendre l’une des propositions architecturales avancées par les quatre architectes. Je me rappelle avoir demandé publiquement à Jean-Pierre Caffet, alors adjoint à l’urbanisme, «Vous n’allez tout de même pas faire venir des architectes des quatre coins du monde pour leur faire construire le Carreau de Mangin ?» Nous avons d’ailleurs milité inlassablement, mais vainement, pour que le nom de «Carreau» disparaisse du cahier des charges du concours. Nous avons en revanche obtenu, à grand peine, que le cahier des charges du concours laisse le choix aux candidats de couvrir ou non le puits de lumière.
Malheureusement, à l’arrivée, parmi les cinq projets sur dix qui avaient résisté au puissant appel du béton et qui préservaient la possibilité, pour les trois mille salariés du Forum, d’apercevoir quelquefois la lumière du soleil, aucun ne pouvait décemment être choisi. Le jury, dont je faisais partie, fut obligé de se rabattre sur le projet de la Canopée, en apparence le moins mauvais des dix. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il aurait fallu déclarer le concours infructueux et tout reprendre sur de meilleures bases.
Le vrai «péché originel» des Halles : avoir laissé tout le pouvoir à Unibail
S’il faut parler d’un «péché originel» dans cette affaire, pour reprendre votre titre, ce n’est certainement pas celui de la concertation ou de la participation, qui n’ont guère pesé dans ce projet. Le vrai «péché originel», c’est d’avoir créé les conditions pour qu’Unibail prenne le pouvoir sur ce projet et en retire des bénéfices exorbitants alors que la Ville de Paris en assumait toute la charge.
Le lancement du projet de rénovation des Halles, en 2002, fut marqué par une négligence aussi incroyable qu’impardonnable : l’absence de signature de la moindre convention entre la Ville de Paris et Unibail. La mairie de Paris s’est engagée dans une ambitieuse opération de réaménagement en croyant naïvement qu’Unibail en financerait une bonne partie, dans la mesure où il en serait le principal bénéficiaire. «Nous ne mettrons pas un euro dans l’opération», clamait, à l’époque, l’adjoint aux Finances (cf le Canard Enchaîné du 18 août 2004). D’où la démesure architecturale du projet de 2004, puis de celui de 2007, quand on pense que ce projet était simplement destiné à reloger les équipements de quartier et les commerces auparavant situés dans les pavillons Willerval. En principe, on réserve ce genre d’architecture à des établissements publics d’ambition nationale, voire internationale... Mais la mairie de Paris a cru pouvoir s’offrir le luxe d’un geste architectural grandiose aux frais d’Unibail.
Un bras de fer désastreux pour la Ville de Paris
En réalité, lors de la négociation financière, qui a duré deux ans et fut d’autant plus âpre qu’elle était plus tardive (elle n’a commencé qu’en 2008 !), non seulement Unibail a refusé de payer la coûteuse architecture du projet mais il a menacé de réclamer des compensations financières colossales pour la perte de commercialité liée aux travaux. La Ville n’a pas eu d’autre choix que d’en passer par ses exigences, car l’absence de convention initiale entraînait un terrible rapport de force en faveur d’Unibail. Ce dernier avait en effet le droit, de par son bail, de s’opposer au permis de construire déposé par la Ville de Paris. Si une convention avait été signée, chacun aurait dû définir en amont les intérêts qu’il avait à la réalisation du projet et annoncer la participation financière qu’il était prêt à assumer. Faute d’une convention, c’est le rapport de force qui a joué.
Unibail y a recouru sans vergogne en exigeant, premièrement, que tout le rez-de-chaussée des bâtiments soit dévolu au commerce, d’où la suppression du grand auditorium initialement prévu à l’angle Lescot et Berger, et le fait que l’un des plus grands conservatoires de Paris se retrouve sans salle de concert digne de ce nom…
Ensuite, le promoteur a obtenu que le Forum des Halles lui soit vendu par la Ville de Paris, et qu’il le soit à prix d’ami, puisque son bail courait jusqu’en 2055 et qu’aucune mise en concurrence n’était donc possible. La Mairie de Paris a abusivement présenté le prix de cette désastreuse transaction comme la contribution financière d’Unibail au projet... Au passage, elle a perdu la main sur un site stratégique, situé au-dessus d’une des plus grandes gares d’Ile-de-France et de la principale porte d’entrée à Paris.
Enfin, c’est un détail, mais il a son importance, Unibail a exigé la suppression des grandes toilettes publiques prévues au rez-de-chaussée de la Canopée, côté Rambuteau et côté Berger : elles auraient sans doute empiété sur les commerces et créé un voisinage gênant... Dans ce bâtiment grand comme la place des Vosges, il n’y aura donc pas de toilettes publiques, sauf celles réservées aux usagers des équipements, dans les étages. La couleur jaune pipi de la Canopée érige ainsi en emblème ce qui était l’une des caractéristiques de ce quartier avant les travaux et le restera malgré le milliard d’euros englouti dans l’opération : des flots d’urine partout dans les rues…
Une aberration architecturale
A ceci s’ajoutent les calamités supplémentaires dues aux péripéties du projet architectural. La Canopée était annoncée, au moment du concours, comme un bâtiment léger et transparent. Mais pendant l’instruction du permis, les pompiers ont imposé l’obligation que le toit soit mis à l’air libre à 50 % pour pouvoir évacuer les fumées en cas de sinistre dans le centre commercial. Nous avions suggéré à l’architecte de ménager dans son toit une grande échancrure au-dessus du cratère, un peu comme au Stade de France. Il a préféré découper dans sa verrière des «ventelles» se recouvrant partiellement et vrillées au centre afin d’obtenir la fameuse ouverture à 50 %. Un toit d’un seul tenant aurait pu être relativement léger, mais la construction de ventelles indépendantes a nécessité une forêt de poutres métalliques qui rendent ce bâtiment de 14 mètres de haut aussi lourd que la tour Eiffel (7000 tonnes). Et on a beau peindre l’acier en jaune, il ne devient pas 'lumineux' pour autant, sauf à tricher en cachant des spots un peu partout et en les faisant fonctionner en plein jour. Au lendemain de la COP21, c’est un raté particulièrement gênant.
Si encore ce toit servait à quelque chose ! Mais il abrite un espace où il sera triplement impossible d’organiser de grandes manifestations : d’abord parce que le toit a la particularité inédite d’arrêter le soleil mais pas la pluie (comme la presse l’a constaté quelques jours à peine après l’inauguration), ensuite parce que la forme de cette fosse à trois étages ne s’y prête pas, enfin parce que les normes de sécurité imposent de laisser le passage libre pour pouvoir évacuer le Forum en cas de sinistre. Ce grand toit aussi coûteux que laid et inutile ne servira donc, vraisemblablement, qu’à encourager des attroupements qui renforceront le fameux "sentiment d’insécurité" depuis longtemps attaché aux Halles.
Rappelons pour finir que la réalisation de la Canopée a nécessité un énorme chantier qui non seulement a duré six ans et martyrisé les riverains, de nuit comme de jour, mais a conduit à sacrifier le jardin Lalanne, à la fois œuvre d’artiste, îlot de biodiversité et espace d’aventures pour les enfants. Ce petit enclos de 3 000 m2, où les oiseaux et les chats vivaient en bonne intelligence, faisait le bonheur des petits et de leurs parents. Mais, pour son malheur et le nôtre, il était situé au pied de la future Canopée et fut donc rasé sans pitié.
Un avertissement pour les générations futures ?
Gageons que d’ici deux ou trois ans, quand la crasse et les crottes des pigeons auront commencé à s’accumuler dans cette forêt de métal et que les dysfonctionnements liés aux multiples erreurs de conception vont se manifester, chacun se demandera comment et pourquoi on a pu plaquer ce monstrueux couvercle sur le cœur de Paris. Puisse alors cet absurde bâtiment servir de mémorial et d’avertissement aux futures générations d’architectes, d’urbanistes et d’élus, entre les mains desquels repose le destin de nos villes…
Elisabeth Bourguinat
source http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_7371
A la demande des résidents du quartier des halles, pourquoitucours? et Reperes ont lancé en 2017 un concours de créativité sur Second Life pour imaginer le jardin des halles de demain.
En savoir plus ici http://www.levidepoches.fr/weblog/2007/04/pourquoitucours_1.html