La question écologique occupe une grande place dans les écrits de Gorz, en lien étroit avec la critique du productivisme, mais elle n’a jamais été sa préoccupation première. Il avait certes conscience de l’ampleur des menaces écologiques, mais il voyait d’abord celles-ci comme une illustration de l’incapacité constitutive du système capitaliste à se maintenir dans la durée : « Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 50 ans ». Le caractère non soutenable du capitalisme est d’abord lié aux contradictions proprement économiques analysées par Marx. Comme ce dernier, Gorz pense que « le système évolue vers une limite interne ou la production et l’investissement dans la production cessent d’être assez rentables » [6].
Par ailleurs, pour Gorz, la préservation de la nature ne saurait être une fin en soi. Les « exigences de l’écosystème » n’ont d’importance qu’en tant que celui-ci constitue le cadre de l’existence humaine. Il rejoint ici tous les tenants d’une écologie humaniste pour qui le souci de la nature doit rester subordonné au souci de l’humain. Chez Gorz, cependant, l’écosystème n’est pas seulement le milieu physique de la vie humaine, c’est en tant que cadre d’une existence autonome qu’il doit être défendu : « La "défense de la nature" doit donc être comprise originairement comme défense d’un monde vécu, lequel se définit notamment par le fait que le résultat des activités correspond aux intentions qui les portent, autrement dit que les individus sociaux y voient, comprennent et maîtrisent l’aboutissement de leurs actes » [7]. Quand il parle de la « bagnole », Gorz n’insiste pas tant sur les nuisances qu’elle provoque que sur le fait qu’elle entraîne ses possesseurs dans une spirale sans fin de dépendance vis à vis du travail et de dégradation de leur cadre de vie.
On est donc loin de l’écologie profonde, qui reconnaît aux espèces naturelles des droits opposables à ceux de l’humanité. Mais on est également loin d’un Hans Jonas pour qui l’attitude écologique trouve sa principale justification dans le devoir moral de préserver le droit à l’existence des générations futures. Gorz n’évoque guère les droits de nos descendants, et l’idée qu’ils puissent être en contradiction avec ceux des humains actuellement vivants n’entre pas dans son champ de réflexion. L’horizon de la faillite du système productiviste est une révolution porteuse de progrès et non une catastrophe susceptible de détruire les bases de la civilisation. Or, comme l’avait vu Jonas, toute idéalisation de l’avenir risque de faire obstacle au sentiment d’urgence et à la conscience de nos responsabilités. Ce n’est par pour rien qu’il se méfiait de l’utopie sociale : « la restriction bien plus que la croissance devra devenir le mot d’ordre et celui-ci sera encore plus difficile aux prêcheurs de l’utopie qu’aux pragmatiques qui ne sont pas liés par une idéologie » [8].
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