Tout l’enjeu pour les écoféministes est alors de sortir de ce dualisme moderne qui conduit à la domination et à l’exploitation des femmes et de la nature. S’il implique une déconstruction de la naturalisation des femmes, ce dépassement ne doit cependant pas se faire en tournant le dos à la nature. Mais pourquoi revenir à la nature et revendiquer un lien avec elle alors que les écoféministes s’attachent à dénoncer un tel lien ? Sortir de l’identification à la nature, dans une culture qui se définit tout entière par opposition à elle, ne passe pas, pour l’écoféminisme, par le rejet de la nature parce que ce serait réitérer le dualisme entre nature et culture que, précisément, elles dénoncent et, par là, tomber dans le même écueil que les féministes lorsqu’elles professent un antinaturalisme. Si l’émancipation de la femme ne passe pas, pour elles, par le rejet de tout ce qui nous rattache au biologique ou à la nature, c’est parce que la nature dont elles parlent n’est pas celle à laquelle les femmes ont été historiquement identifiées. Les écoféministes soutiennent, par conséquent, que le dépassement du dualisme moderne ne peut se faire qu’en défendant une autre conception de la nature et en se réappropriant « ce qui a été distribué du côté de la féminité puisque c’est par là que les femmes ont été identifiées à la nature » (p. 24). C’est en ce sens qu’il faut comprendre le titre donné au recueil : reclaim « signifie tout à la fois réhabiliter et se réapproprier quelque chose de détruit, de dévalorisé, le modifier comme être modifié par cette réappropriation » (p. 23) [4].
Dans la perspective de cette réappropriation, les écoféministes considèrent qu’il est primordial d’encourager les femmes à aimer et à redécouvrir leurs corps contre la haine de soi encouragée par la culture patriarcale, à ne pas dénigrer ses menstruations ou son pouvoir de donner la vie. Pour Carol P. Christ (p. 83), la (re)découverte du culte pré-indoeuropéen de la Déesse [5] permet justement de relier les femmes avec un passé non patriarcal dans lequel elles étaient les égales des hommes, et de réaffirmer l’importance du corps féminin, ses cycles comme ses processus, notamment grâce aux rituels centrés autour de la Déesse [6]. Pour dépasser le dualisme moderne, il est nécessaire, pour les écoféministes, de concevoir les humains comme faisant partie de la nature, avec laquelle ils ont des relations d’interdépendance.
Ceci signifie aussi que les questions relatives à la nature ne concernent donc pas uniquement la protection d’une nature sauvage (wilderness), comme le défend l’environnementalisme dominant aux États-Unis. En se mobilisant contre le dépôt de déchets toxiques, les femmes (majoritairement issues de la classe ouvrière, migrantes noires ou natives) soutiennent que les problèmes de pollution et les questions de santé publique sont tout autant des questions environnementales. Si les femmes s’engagent plus volontiers dans les mouvements environnementaux, ce n’est pas parce qu’elles entretiendraient un rapport privilégié avec la nature mais bien parce qu’elles sont souvent les premières concernées et les plus touchées par les situations de dégradations environnementales : « ce sont principalement les femmes, à travers leur rôle traditionnel de mère, qui font le lien entre les déchets toxiques et les problèmes de santé de leur enfants. Ce sont elles qui découvrent les dangers de la contamination par les déchets toxiques : fausses couches à répétition, anomalies congénitales, décès par cancer » (p. 218). Au travers de ces mobilisations environnementales populaires (grassroots) féminines (p. 211), les femmes revendiquent alors l’inclusion des collectifs humains dans la nature, et une idée de la « nature comme communauté » [7]. Les communautés rurales lesbiennes de l’Oregon, présentées par Catriona Sandilands (p. 243) proposent également une autre culture de la nature en remettant en cause l’appropriation privée, considérée comme un rapport individuel à la nature dominée, en proposant de travailler la terre de façon non industrielle et de vivre collectivement un autre rapport à la nature : celle-ci n’est pas une ressource à exploiter mais un monde vivant avec lequel coexister [8].
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